Aliénation : processus par lequel on rend l’autre un étranger pour lui-même. C’est être un parasite pour autrui en quelque sorte, le coloniser de sorte qu’il ne s’appartient plus. C’est précisément l’emprise étrange et drolatique qu’exerce Frédéric Girard (Jonathan Cohen) sur Claire (Marina Foïs), sa femme. Pianiste virtuose jouant dans le monde entier, elle s’apprête contre son gré à jouer le Concerto en sol de Ravel lors de la « Nuit Fantastique » organisée par la Philharmonie de Paris, prévue pour dans neuf mois. Tout a été orchestré par Frédéric, qui contrôle absolument tous les domaines de la vie de Claire, dans une sorte de partenariat artiste-impresario plutôt malsain – il faut voir le mari sélectionner la robe de concert de sa femme, puis la coacher en coulisses comme on motive un cheval avant son entrée dans l’arène. Mais une lubie inattendue bouleverse l’étrange équilibre du couple : Frédéric veut un bébé. Claire n’en veut pas, elle est pianiste, c’est suffisant, elle n’aura jamais de désir maternel. Alors, dans son obsession, il truque sa pilule – dont il contrôle la posologie, ayant gagné l’absolue confiance de sa femme – et insémine Claire à son insu. Commence une farce mensongère de neuf mois au cours de laquelle Frédéric s’approprie la grossesse et jusqu’au corps de sa femme, réduite à un réservoir à bambin, sans désir ni sensation.
Sophie Letourneur pose la question peu souvent traitée de la liberté dans la parentalité, au-delà de l’aliénation de la mère par l’enfant – cet alien qui grandit dans son corps et lui pompe sang, aliments puis lait – ou de l’enfant par la mère – la volonté de puissance de la génitrice sur sa créature. Ce surgissement de désir paternel, qui peut sembler touchant, beau, naïf, tant qu’il est encore informe, devient monstrueux, grotesque et grossier lorsqu’il trouve une application stratégique, machiavélique. Le film peu à peu se renverse : le corps de Claire devient difforme, Frédéric se fait passer pour sa femme, il assiste à tous les rendez-vous hebdomadaires de préparation à l’accouchement, adopte tous les gestes d’une mère en devenir, impose un accouchement dans l’eau, un allaitement au sein… Ici, c’est l’homme qui est manquant : il manque de talent et d’un utérus ; pour compenser cette absence, il contrôle, il joue. Dans un style hérité de Peretjatko ou Tati avant lui, elle explore les objets, les techniques, fait défiler maquettes d’utérus, outils chirurgicaux, forceps, lunettes grossissantes… dans un déploiement d’ingéniosités qui contamine jusqu’au montage, avec un chapitrage en fermetures et ouvertures à l’iris. Letourneur tourne, retourne, détourne, dans une immense jouissance du corps, de ses transformations, de ses travestissements – le plus évident étant cette prothèse ventrale qui gonfle comme un ballon.
Jusqu’alors personnage principal passif voire virtuel – exposée sur posters publicitaires –, Claire gagne progressivement en pouvoir et liberté. Au neuvième mois, c’est la crise, elle dit non. Il arrive un moment où le fard de la supercherie craque et où le ventre n’en peut plus d’être farci. C’est ainsi qu’apparaît une couche, plus subtile, plus humaine, plus souterraine : celle d’une expérience humaine, physique, intérieure. Le précieux travail du son donne accès à ce monde intérieur du désir et de la chair ; c’est par l’absence de son que Frédéric entre en contact avec le nouveau-né qui déclenchera son désir de paternité, loin du chaos sonore d’un avion. On retrouve cet attrait du silence dans la séquence où Claire visite un psychologue qui décide de parler à l’enfant via un casque audio. Si souvent passive dans son rapport avec le corps médical, c’est dans un geste thérapeutique de connexion avec elle-même et son bébé qu’elle redevient active. La voix, douce et apaisante du psy, fait lien entre toutes les parties de ce corps si souvent fragmenté – les mains pour jouer, le ventre pour enfanter, dans une obéissance totale. La comédie de Sophie Letourneur est un geste d’amour. C’est un film intelligent, qui nous fait entendre une parole professionnelle et franche face aux hésitations et aux délires des deux futurs parents. Ce faisant, il nous raconte quelque chose de l’expérience maternelle. La péridurale, les forceps, le placenta parfois bloqué dans l’utérus, constituent la chair de ses dialogues car ils sont le cœur du travail de ceux qu’elle a choisi de filmer. Les plans durent, elle ne coupe pas au profit d’un montage « dynamique », elle tient à montrer les séquences de travail, d’accouchement, de consultation, à la manière de cette séquence sidérante chez la médiatrice dans laquelle Claire hurle à plein poumons son ras-le-bol qu’on la touche, qu’on l’utilise, qu’on ne la voit plus comme un sujet. Dans cette crise, la caméra dézoome, perd le point, le cadre est hésitant. Claire se libère et permet au film de renouveler son dispositif mais aussi ses comédiens, qu’il n’enferme pas dans leur savoir-faire – Foïs en naïve passive à la Sophie Pétoncule des Robins des Bois et Cohen en mytho arrogant. Plus tard, le baiser passionné qui traverse leurs deux corps jusqu’ici en incompatibilité totale, réunira en un plan long et sensible la beauté du cinéma de Letourneur et son art du renversement – la chaleur d’un baiser, long et charnel, sur un lit d’hôpital, à l’origine de l’accouchement.
Énorme est un récit d’amour et de liberté, dans l’emploi de ses registres, dans son dispositif qui mêle comédiens et soignants professionnels, jouant cette partition conjointement, chacun à une place noble et vraie. Dans cette dichotomie faux/vrai, fiction/réalité, Sophie Letourneur bâtit un cinéma à l’éthique documentaire, qui écoute l’autre, et délivre des images inédites, notamment la séquence de véritable accouchement, qu’elle maquille par le montage en tant attendu accouchement de Claire : un champ-contre-champ réunit l’espace de l’hôpital et celui de la fiction, le travail des sages-femmes et celui des comédiens. Le final grandiose et symphonique, celui de la « Nuit Fantastique » que Claire parvient à interpréter juste à temps, est une ode à l’enfant et aux réconciliations qu’il a permis. Énorme de la comédie farcesque tout autant que du naturalisme poétique, et parvient à jouer de ce paradoxe qui divise le cinéma d’auteur mais dont subsistent des auteurs singuliers et audacieux, dont le travail est un geste d’amour et de saisissement face au réel. On pense à Valérie Donzelli qui filmait l’année dernière Notre-Dame ou à Justine Triet, mettant sa caméra à l’épreuve de la rue de Solférino en mai 2012 : toutes ces cinéastes dont les préoccupations sont la machine grotesque du monde, comme l’expérience intime et contradictoire des corps féminins.