Le compte à rebours est lancé
Dans un open space de bureau, se tient en orbite un petit groupe de cadres supérieurs au centre duquel se dresse le charismatique propriétaire de la fabrique de balances industrielles Blanco. Comme animée par une force d’attraction centripète, la caméra gravite autour de l’illustre patron tandis que ce dernier vante les mérites du système sur lequel a été bâti la réussite de l’entreprise : la passion pour le travail et la fidélité. Magnanime, c’est à la faveur d’une métaphore que Blanco nous dévoile le postulat critique qui servira de fil narratif à cette comédie caustique : « une société qui fabrique plus de balances est une société plus juste ». Dans quelques jours à peine, Blanco et sa cohorte d’employés recevront la visite d’une commission qui décidera de l’obtention d’un prix local d’excellence. Tout se doit être parfait face à la portée de cet enjeu qui représente au yeux du grand patron l’accomplissement d’une vie entière dédiée au bon fonctionnement de l’entreprise familiale. Mais contre toute attente, c’est à une longue série de déconvenues que Blanco devra faire face, entre les protestations virulentes d’un ex-employé récemment limogé, l’inaptitude de son contre-maître obsédé par la relation adultère de sa femme, ou encore l’irruption d’une jeune stagiaire au charme irrésistible…
Un équilibre instable
Tout est une affaire d’équilibre. Ce sentiment d’instabilité contenue se manifeste premièrement à l’échelle de Blanco lui-même, dont la présomption de duplicité ne peut être résumée en une simple opposition entre bienveillance et perversité, du moins dans la première partie du film, mais s’élève à un état d’impermanence plus général qui déjoue sans cesse les attentes d’un basculement catégorique dans la véritable perfidie. Ensuite, cette question de l’équilibre comme éthique de vie si souvent prônée par le grand patron, se joue au niveau des rapports qui unissent les différentes couches sociales, des plus hautes sphères du patronat jusqu’aux classes les plus modestes. Mais il semblerait que cette recherche absolue de l’équilibre parfait ne soit qu’une mascarade de plus dans le jeu de dupe auquel s’adonne Blanco. En définitive, El buen patrón procède à un renversement dans la manière d’appréhender la balance comme métaphore de la justice.
La notion d’équilibre n’est pas tant à percevoir comme un rapport d’égalité, mais plutôt comme une manière de garantir l’invariabilité du pouvoir de domination des puissants sur les plus faibles, quitte à travestir la réalité. Cette idée se manifeste notamment lorsqu’on découvre le procédé de calibrage de la balance originale qui trône dans l’entrée de l’usine Blanco : une balle de revolver a méticuleusement été placée sous l’un des plateaux, signe que la maîtrise de l’équilibre se trouve toujours du côté des puissants.
Un monde de faux-semblants
D’une façon plus générale, Fernando Leon de Aranoa élève la portée symbolique du motif de la balance à l’ensemble des composantes du film jusqu’à en faire le mécanisme interne sur lequel repose la logique des événements. C’est avec un certain étonnement que El Buen Patrón s’ouvre sur une séquence de rixe dont le réalisme et l’âpreté de la mise en scène s’accorde à une certaine réalité du monde, celle de la violence, du racisme et du malheur des individus les plus précaires. C’est alors que s’opère une transition qui nous fait brusquement passer de l’obscurité d’un univers assimilé à la réalité, à l’artificialité de celui de Blanco, plongé dans un bain de lumière blanche, tout en décor industriel et blouses de travail. D’une certaine manière, l’entrée dans la fiction se fait au prisme d’une revendication de son caractère artificiel, comme si la réalité se divisait en deux segments distincts, celui d’une frontalité face aux contingences du réel, et, de l’autre côté de la balance, celui des fictions que les puissants de ce monde imposent à ceux qui vivent sous leur domination. Ce monde dans lequel évolue Blanco fait figure de monde clos sur lui-même, une sorte de simulacre de la réalité où ce dernier agit tel un démiurge en manipulant son entourage à dessein.
Chacune de ses réactions, anticipée ou non, reprogramme l’équilibre du film en ouvrant sans cesse la voie à de nouvelles situations. L’enchaînement des péripéties passe en outre par les révélations successives des conséquences induites par différents implants narratifs minutieusement disposés au fil du récit, dont l’effet jubilatoire atteint son sommet lors de la visite de la fabrique par la commission. C’est à ce moment là que s’opère l’effet d’emboîtement de toutes les manœuvres de Blanco visant à élaborer la plus parfaite illusion d’une entreprise à l’équilibre infaillible.