Dumb Money

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Excité, cafféiné, « Dumb Money » est un film louable : Pour ses intentions, pour des qualités qu’il a, mais surtout, hélas, pour des défauts qu’il n’a pas.

Un film qui se déroule pendant la pandémie, mais qui utilise très librement les signifiants de celle-ci. 

Au sortir du visionnage de Dumb Money, et alors que le hit Seven-Nation Army n’a pas encore fini d’en annoter le générique de fin, le spectateur informé sera mené à se poser trois ou quatre questions, sur les images qu’il vient de voir. D’abord, qu’est-ce qui rend Dumb Money différent d’un Wall Street, d’un Wolf of Wall Street, d’un The Social Network, d’un The Big Short, d’un War Dogs, d’un Bombshell ou d’un BlackBerry ? Ensuite, qu’est-ce qui rend ce film différent d’un podcast ou d’un reportage tout aussi pimpant et clinquant, qui reviendrait sur les mêmes faits réels évoqués – à savoir, l’affaire GameStop de janvier 2021, durant laquelle un contingent d’investisseurs particuliers sur Reddit a réussi à drastiquement modifier la côte en bourse de ces magasins de jeux vidéo ? Qu’est-ce qui rend nécessaire à l’œuvre la participation d’acteurs dont la célébrité est plus distrayante que commentative – Pete Davidson n’ayant pas grand-chose à faire dans le rôle du frère cadet de Paul Dano, à part une imitation, vers la fin, qui rappelle son pédigré chez SNL ? Et enfin, qu’est-ce qui rend l’opinion exprimée par le film sur les dépenses, différente de celle des traders et autres spéculateurs qu’il entend critiquer ?

Dans Dumb Money, « l’argent de con » raillé par les insiders financiers existe. C’est l’argent utilisé de façon conne par le streameur touchant, ringard et timide Keith Gill (Dano) et par ses abonnés. C’est l’argent utilisé pour acheter des produits que le « tout le monde » publicitaire veut, et que, par conséquent, personne ne veut réellement – que personne ne désire de façon sincère et habitée. Le fait qu’un homme souhaite acheter un terrain piscinable ne nous apprend rien de lui, à part qu’il vit dans la même société publicitaire que nous. Des vols en première en classe, des voitures de sport rouges… sont les surgissements catalogués qui jalonnent le film de Craig Gillespie, et alors que dépérit la bande originale utilitaire de Will Bates au profit d’une succession de tubes à la mode (Cardi B, Megan Thee Stallion…), une idée lancinante commence à poindre dans notre esprit. Sous couvert de faire des œuvres based on a true story, sur des figures victimes de leurs médiatisations, se pourrait-il que Gillespie soit en train de nous mijoter, depuis I, Tonya, une petite crise de la cinquantaine ? Ne serait-ce qu’artistiquement ?

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Face à Dano : Seth Rogen, dans le rôle du manager de fonds de couverture Gabe Plotkin. Les deux comédiens revisitent ici, quoique de manière plus distante, la rivalité déjà agréablement sous-jouée qui les opposait dans Les Fabelmans. Plotkin aussi est vulgaire et gravement carencé en imagination : entre les mains de Rogen, Plotkin multiplie les Macklemorismes, les « Let’s fucking gooo ! » enthousiastes, une série de petites touches bienvenues et colorées qui rappellent que les vieux riches, aujourd’hui, adorent jouer aux nouveaux riches. Plotkin est très bien vêtu, multipliant motifs floraux par tissus douillets, habillage qui, avec le sourire confiant et assuré de Rogen, évoque beaucoup plus sa persona radieuse off-caméra que le personnage de stoner moyen qu’il n’a jamais entièrement fait disparaitre, malgré sa maturation en tant qu’acteur. Plotkin, donc, est une adaptation cinématographique peu profonde, mais parfaitement bien observée d’une nouvelle caste d’ultra-riches, de membres d’une élite qui, seuls, ont eu le droit d’avoir une pandémie et des confinements plutôt solaires et confortables.

Le film étant évidemment critique à l’égard de ces maitres corporates (qui comprennent également Nick Offerman en Ken Griffin et Vincent D’Onofrio en Steve Cohen), nous n’entendons donc pas qu’il présente, accidentellement, les Plotkins de ce monde comme plus légitimes à être privilégiés qu’une certaine galerie de prolos et d’étudiantes fauchées (America Ferrera & Anthony Ramos ; Myha’la Herrold & Talia Ryder). En revanche, nous entendons que les silhouettes pauvres et les précaires de Dumb Money ne sont pas très inspirantes : passées des espérances jetonisées (l’achat d’un appareil dentaire au fils de Ferrera ; le remboursement de leur prêt universitaire aux étudiantes), les personnages de Dumb Money n’ont pas de rêves, pas de vécus qui leurs donneraient des motivations concrètes (l’horizon de la non pauvreté étant un désir très large). Le personnage de Ramos n’a même pas le droit de ne pas aimer son boulot ingrat chez GameStop : juste la permission de ne pas aimer les horaires qu’on lui colle.

Voulant faire vibrer une fresque sur des underdogs, Dumb Money a en réalité une charge assimilationniste, sans doute amenée par ses velléités trop optimistes. Ainsi que l’expose Dan Olson dans son documentaire This is Financial Advice (disponible sur YouTube), les abonnés au forum r/WallStreetBets ont envie de renverser le système, mais seulement pour créer une société dans laquelle leur position et leur confort seraient indistinctibles de celles des Gabe Plotkins dans la nôtre. Ils veulent acheter des yachts, des Lamborghini, et dans leur obsession à ne pas revendre les parts qu’ils ont acheté à GameStop (profession de foi souvent soumise à la tentation – le phénomène GameStop menaçant à plusieurs reprises, dans le film, de se casser la figure), ils revendiquent en réalité le droit d’être actionnaires d’une entreprise, soit de toucher des revenus passifs. Ce n’est pas que c’est mal pour un personnage de cinéma de vouloir être riche : mais Dumb Money veut le beurre et l’argent du beurre. Il montre qu’il croit, au final, au truisme néolibéral selon lequel un pauvre agirait comme un riche s’il n’était pas pauvre. Et c’est là, déjà, la différence entre un Dumb Money et, au moins, un Wall Street ou un Wolf of Wall Street. Quand ces films ou The Social Network suggèrent que Mark Zuckerberg n’est pas si différent des jumeaux à l’allure aryenne, Cameron & Tyler Winklevoss, ils ne le suggèrent pas par hasard ou par inattention. Dumb Money, trop souvent, souffre d’être une épopée pop : il veut laisser le spectateur avec un sourire, mais, pour paraphraser Vonnegut, il oublie qu’être satisfait d’une société insatisfaisante est fatalement un signe de dysfonction. Tous les films qui sortent ne sont pas appelés à être des plaidoyers anarchistes, mais Dumb Money nous fait passer des WC pour des jacuzzi. Si l’affaire GameStop est l’histoire d’une réussite, celle-ci n’a duré que quelques temps, et le film coupe au noir juste avant le retour au statu quo. Par ailleurs, les vrais frères Winklevoss sont crédités à la production, sur Dumb Money.

La série Mike travaillait elle aussi l’idée qu’un pauvre a les mêmes mauvais goûts qu’un riche. 

Nous regrettons de ne pas aimer d’avantage le travail récent de Craig Gillespie, un cinéaste qui nous paraissait assez frais et plutôt malin, il n’y a pas si longtemps. Même dans le dispensable Fright Night de 2011, le réalisateur australien prenait le soin de retransformer la figure Twlight-ienne du vampire cool et maussade en prédateur sexuel, usant de lumières froides pour rendre agressifs les traits de Colin Farrell. Et le héros de ce film d’action-horreur n’était pas l’habituel geek ostracisé, mais un ado populaire et sociable, qui n’était mal dans sa peau que quand il regrettait d’avoir mué hors de son amitié avec les weirdos Ed et Adam, au début de sa puberté. Les originalités de Gillespie ont survécu à l’évolution de sa carrière, mais si elles élevaient jadis des scénarios qui auraient été autrement oubliables, elles sont aujourd’hui les seules traces de personnalité dans des péplums qui auraient facilement pu être meilleurs. À un certain niveau d’émulsion emphatique, ce n’est plus seulement mettre des trompettes là où elles ne sont pas nécessaires, c’est un TDAH filmique ! La mini-série Mike, sur Tyson, dont Gillespie a réalisé 4 des 8 épisodes, n’est pas une production audiovisuelle mais une avance rapide, tant elle va vite ; une table des matières, tant elle est sommaire. Et si Dumb Money est effectivement moins maniaco expressif que Mike, ou que le biopic sportif I, Tonya, le ralentissement relatif est causé non pas par un pas en avant mais un pas de côté. Un pas fait pour accommoder l’absence de Tatiana Riegel (monteuse attitrée de Gillespie entre Lars and the Real Girl et Pam & Tommy, mini-série avec Rogen et Sebastian Stan, dont Gillespie a réalisé les 3 premiers épisodes) et la présence de Kirk Baxter (monteur de… The Social Network).

Dumb Money n’est pas un mauvais film, loin s’en faut. C’est même un rush de taurine plutôt agréable, mais, comme la sensation que procure un coca quand son gaz nous monte à la tête, le plaisir qu’il procure est éphémère. Et puisqu’il s’inscrit dans un sous-genre que Matt Zoller Seitz appelle le « MoneyBro Movie », il se condamne à n’être rien de plus et rien de moins. Une entrée dans un futur ouvrage qui reviendra sur cette vague de films, tous étant nés au lendemain du succès de Wolf of Wall Street, sorti de boîte de pandore en 2013, et aucun n’étant parvenu à en égaler la force. Entre autres, parce que chez Scorcese, il n’y a pas d’évidence d’actualité : la forme et le fond sont joints, là où chez Adam McKay, chez Todd Philipps, chez Jay Roach, et chez Michael Showalter, la première est venue bien avant le second. Reste que pour du cinéma de troisième et quatrième (troisième et quatrième ricochets après les maîtres Scorcese et Oliver Stone, mais aussi troisième et quatrième de la classe : le spectateur parfait pour un film de Gillespie étant modérément intelligent et modérément curieux. Il s’intéresse au monde – quand on l’invite à le faire. Il lit des articles – seulement en diagonale), Dumb Money est au moins mieux que d’autres : le film gagne à nous épargner le littéralisme de McKay et les blagues en regard caméra d’I, Tonya. Et puis, il y a ce formidable rapport Dano-Rogen. Comme Gene Kelly et Frank Sinatra, comme Gene Wilder et Richard Pryor, Dano et Rogen forment un duo qui n’a rien d’incontestable sur le papier mais dont le contraste fonctionne et nous surprend. Il nous permet, grâce à l’un, d’en apprendre plus sur l’autre. Paul Dano et Seth Rogen sont deux faces de l’homme moderne. Le premier est introverti et infiniment, gracieusement sensible, le second est chaleureux, tranquillement charismatique et surdoué pour communiquer.

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