Erick Zonca est un cinéaste au parcours atypique. En 1998, il signait à 40 ans passés son premier long-métrage, La vie rêvée des anges. Vraie découverte cannoise cette année-là, le film consacrait alors Elodie Bouchez et révélait Natacha Régnier, qui remportèrent ex-æquo un double prix d’interprétation féminine. Deux ans après, il tournait pour Arte Le Petit voleur (avec Nicolas Duvauchelle, qui entamait là sa carrière d’acteur), téléfilm de 60 minutes aussi sorti en salles, qui s’inscrivait, avec 5 autres œuvres, dans la collection « gauche/droite ». Puis, plus rien (au cinéma) jusqu’à Julia, tourné en 2008 aux Etats-Unis avec la grande Tilda Swinton.
La consécration internationale de La vie rêvée des anges pouvait inciter à s’interroger sur la perception du cinéma français vu de l’étranger, et pourquoi pas sur la façon dont il se pensait lui-même ici. Noirceur morale, contexte social morose (un film « âpre », a-t-on souvent lu, de ceux qui laissent un goût de cendre dans la bouche, ce qui est peu dire car les héroïnes fument beaucoup), acteurs placés au centre du dispositif, scènes de sexe douloureuses : tout semblait concorder avec une certaine vision du cinéma français de ces années 90, où réalisme social et intimisme ont souvent fait bon ménage. Rien de neuf sous le soleil, alors ? Apparemment si : Zonca s’est vite vu forger une réputation de « Ken Loach français », comme s’il avait fallu qu’il arrive, en fin de décennie, pour que l’on voit apparaître sur les écrans exploitation au travail et personnages à la dérive. Et si cette préoccupation sociale n’était qu’une posture ?
Luttes
Au début de La vie rêvée des anges, Isa (Elodie Bouchez) débarque à Lille avec un sac à dos pour seul bagage, rencontre Marie (Natacha Régnier) dans un atelier de confection, rend avec elle son tablier d’ouvrière (au noir). Ensemble, elles squattent un appartement, deviennent amies. Le petit voleur (il est privé de nom dans le film), lui, est apprenti-boulanger à Orléans. Révolté, il se barre vite de là et se retrouve on ne sait trop comment à Marseille, aux côtés d’une bande de caïds à la dent dure. Froid hivernal et grisaille du Nord d’un côté, soleil plombant du Sud de l’autre : Zonca investit deux pôles opposés du territoire (cinématographique) français en y parachutant brutalement ses personnages, avant de les regarder se débattre pour survivre. A quoi servent donc ces variations climatiques ? A défaut de construire véritablement un paysage social (ce qui ne l’intéresse pas, il l’a dit et répété en interview), essayer de composer une atmosphère, de pallier au manque de plans d’ensemble qui auraient pu ancrer ses personnages dans le réel.
La vie rêvée… conte ainsi deux parcours de femmes, deux droites d’abord parallèles, que l’on voit s’élancer ensemble. Entre Isa et Marie naît une amitié qui semble tenir bon. Et puis, les droites se croisent, divergent. Isa, la brune, est d’un naturel plutôt enjoué, rompue aux systèmes débrouille, pleine de ressources. Marie, plus sauvage, sombre, paraît rongée et minée de l’intérieur. La première s’attache à une jeune fille dans le coma, l’autre à un gérant de boîte de nuit antipathique (Grégoire Colin). L’une chante, l’autre pas : belle scène que celle où Isa imite Madonna chantant Like a virgin pour un entretien d’embauche tandis que Marie se tient maladroitement dans un coin. La première se prête au jeu avilissant de la recherche de travail, la seconde en est profondément écœurée. L’une va vivre, l’autre pas. Plus fulgurante encore, la plongée du petit voleur dans le milieu mafieux marseillais jusqu’à sa chute est littéralement, en une heure de temps, envoyée à la face du spectateur.
Esquives
Si le milieu ouvrier est bien présent, La vie rêvée des anges n’est pas pour autant un film militant, critique, ni même politique. Pas non plus anti-capitaliste (Zonca signera d’ailleurs deux ans plus tard deux spots publicitaires pour MacDo). Il en va de même pour Le Petit voleur : cette histoire d’initiation à la violence, contée froidement et sans réelle empathie pour son personnage, s’accommode mal de la contrainte initiale, qui était d’intégrer une réflexion autour de la droite et de la gauche. Seul un dialogue a été casé pour s’y plier tant bien que mal, ne servant finalement qu’à légitimer lourdement les cambriolages du groupe : « Qu’est ce qu’il faut faire ? – Faut faire comme nous, faut aller se servir ! ». Le plus intéressant reste l’intériorisation de la révolte dans le corps, où le malaise prend forme. En se mettant à la boxe, le petit voleur donne libre cours à cette énergie canalisée, refoulée : « Gauche ! Droite ! Protège tes flancs, garde ton équilibre ! », s’écrie son coach. La caméra filme nerveusement les coups qu’il reçoit, ceux qu’il renvoie, qui débordent le simple cadre du ring.
Seuls les anges ont des ailes
Dans les deux films, la caméra portée, en mouvement perpétuel, colle à des corps qui ne tiennent pas en place et ne les lâche pas d’une semelle. L’effet légèrement tremblé donne l’impression qu’elle menace de vaciller avec eux à chaque moment de tension ou d’effondrement. Le montage est saccadé ; si l’action en cours s’éternise, elle est vivement (et assez élégamment) élaguée.
Le retour à l’usine clôt les deux films, endroit qui les avait aussi ouverts. Informatique pour l’une, boulangerie industrielle pour l’autre. Là, Zonca continue à filmer au plus près du corps l’automatisme du geste, les visages fermés (résignés ?). Mais que signifie ce retour à la case départ ? Est-ce le début d’une nouvelle vie ? Il y a quelque chose de gênant dans la manière de couper net l’herbe sous le pied des personnages, de trancher dans le vif de cette énergie, comme si la colère qui grondait à l’intérieur s’était muée en une énergie mal dépensée. La solitude des personnages qui s’enferment dans un mutisme ne leur laisse aucune chance. Pour Le petit voleur, les dés étaient jetés dès le début.
S’ils se placent d’emblée et s’achèvent sur des scènes devenues icônes du réalisme social, ce n’est pourtant pas là que les films séduisent, car ce n’est tout simplement pas la préoccupation de Zonca, qui semble d’abord vouloir saisir à vif l’émotion. Il frappe juste avec La vie rêvée des anges, dans la confrontation des deux trajectoires (qui reste schématique malgré tout : la sainte et la prostituée)… mais celle du Petit Voleur laisse coi : derrière le coup de poing, il manque peut-être simplement un point de vue.