Un retour inattendu
Mathias Vogler, ex-prodige du piano, revient à Lyon après huit ans d’exil nippon. Convoqué là par son ancien maître pour une petite série de concerts eu duo il y croise Claude, un amour passé, marié à un de ses anciens amis, Pierre, tandis que, dans la rue, il observe un enfant lui ressemblant étrangement. La première raison de la réussite de Deux pianos provient du fait que le réalisateur projette son public dans l’univers de la musique de haut niveau sans expliquer les tenants ou aboutissants de son intrigue, au temps présent alors que le passé détermine la totalité des actes et réaction de ses personnages. Il créer ainsi un très fort hors-champs qui nimbes ces derniers d’un mystère accrocheur. Le public, dès lors, est concentré sur chacun de leurs mouvements et paroles, pour tenter de déduire le lourd passé qui lui demeure inaccessible. Ce faisant, un véritable jeu du chat et de la souris est mis en place entre le malicieux réalisateur et son audience qui cherche à comprendre et, ainsi, s’implique.

D’un mouvement à l’autre
C’est ce jeu qui autorise et légitime l’esthétisme mis en place par l’auteur, inspirée pour partie du polard ou, plus globalement, du film de genre hollywoodien. Cela lui permet, dans une attitude qui lui est coutumière, de tourner un drame intime qui confinerait au mélodrame comme une enquête policière avec naturel et spontanéité. Un procédé efficace qui immerge avec simplicité le public et qui a pour particularité d’évoluer au cours du temps. Car subtilement, petit à petit, à mesure que l’intrigue se dévoile et que le rapport de force entre les personnages (souligné par les cadrages et mouvements de caméra) s’éclaircit et s’explique, le ton du film change, mute, évolue, pour passer du thriller psychologique sombre, qui évoquerait presque le Black Swan de Darren Aronofsky, à la comédie romantique à la limite du burlesque à la Woody Allen. Une évolution rendant le film surprenant et fluctuant, qui évite de faire tomber dans l’ennui.

Point de référence
L’efficacité émanant de cette mutation du ton en cours de route est permise par la qualité et le talent unanime des acteurs. Tous parviennent ainsi à représenter les émotions de leurs personnages, parfois à la limite de l’hystérie ou du surjeu, mais qui semble très naturelle, de façon cohérente et logique. Cela permet ainsi au film d’avoir un point de référence absolue, une constante immuable malgré ses variations internes, ses changements. Ce qui, ainsi, lui permet de demeurer harmonieux et de ne jamais perdre son public. Par ailleurs, ces émotions vives, qui apparaissent ironiquement comme une forme de contre-pied des mouvements de caméra calmes et délicats, le sont d’autant plus qu’elles sont vierges de justification quant à leur origine en ouverture. Origine qui donc une fois déduite ou comprise (autant par le public que par les personnages d’ailleurs) permet de tranquilliser l’œuvre et de passer mécaniquement, logiquement, d’un style de genre à l’autre.

D’une couleur à l’autre
Ce rapport au jeu matérialise une idée constante dans le cinéma d’Arnaud Desplechin : malgré un monde qui change à toute vitesse, chaotique, l’humanité des individus perdure (comme dans la sentinelle, premier long métrage de l’auteur). Ce qui laisse l’espoir d’une évolution dans le bon sens. Plastiquement parlant, hormis la multiplicité des types de cadres déjà mentionnés, servis par un montage disposant de quelques pointes de modernisme rythmant bien le film (on pense maintenant à la lecture de lettre qui évoque Un comte de Noël) l’auteur joue intelligemment avec sa lumière et ses couleurs. Il recourt ainsi à une série d’éclairages et de tons semblant provenir, comme naturellement, dès divers décors du film, mais qui donnent en réalité des coloris uniformes de bleus, de jaunes, d’ocre ou de blanc. Des couleurs qui recouvrent les scènes, tels des monochromes, qui évoquent dès lors les meilleurs mélodrames flamboyants.

Derrière le masque
Outre l’esthétisation du quotidien (et du film de façon générale) ce procédé a l’avantage de faire échos, pour partie, à l’artificialité des relations du monde petit-bourgeois dépeint et étudier dans l’œuvre. Ce faisant, il contribue à l’oppression du public en première partie du film, et en accentue la légèreté, la jovialité, en seconde. Cela permet aussi de guider le spectateur, l’air de ne pas y toucher, vers la bonne compréhension de l’histoire et des personnages. Par ailleurs, l’autre thème auquel fait écho symboliquement cet éclairage très travaillé et raffiné, qui correspond à l’autre sujet principal de l’œuvre, est celui du rapport des artistes avec leur art. Ou plutôt des choix et des sacrifices nécessaires par tout artiste, aussi virtuose qu’il soit, pour parvenir au sommet de son art et s’y maintenir. Soit un point de vue universel dépassant le seul cadre du monde musical qui permet au réalisateur (qui évoque alors ici son Esther Kahn) d’ajouter une dimension autoréflexive à son œuvre.

Relève générationnelle
Parmi les plus beaux films de son auteur, en tout cas l’un de ses plus enjoués, Deux pianos peut-être vu comme une forme de sommes des précédents opus d’Arnaud Desplechin tant il brasse avec facilité les divers thèmes récurrents au cœur de son œuvre. Il parvient à donner des rôles conséquents à des acteurs d’ancienne (Charlotte Rampling au sommet, Hippolyte Girardot magnifique) ou de nouvelles (Nadia Tereszkiewicz et François Civil) générations, apparaissant ainsi comme le promoteur d’un passage de flambeaux d’une lignée de comédiens à l’autre. Il ravira ainsi autant les aficionados de l’auteur, que ceux passionnés de films tournant autour de l’univers musical ou artistique quel qu’il soit, des thrillers ou des mélodrames ; il ravira tout simplement tout spectateur aimant les très bons films de grands cinéastes.





