Coffret Marlene Dietrich/Josef Von Sternberg – Les Années à Hollywood (Elephant Films)

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Une analyse par le vestimentaire et l’habillement des films hollywoodiens de Josef Von Sternberg.

La colonisation du Maroc, la Première Guerre Mondiale, la Guerre civile Chinoise… Des films qui se déroulent souvent lors de conflits, de combats.

Au sujet de La Femme et le Pantin : « Enveloppée dans les excentriques costumes de Travis Banton, maquillée à outrance, Dietrich y est d’un glamour exagéré. Sa beauté en est presque synthétique : la déification est totale. Le visage de l’actrice, dans le film, frôle l’artificialité […] et parfois évoque celui des drag-queens qui, plus tard, l’imiteront. » Et au sujet de Shanghaï Express : « Le film accumule les séquences d’anthologie qui saisissent chaque frémissement, chaque regard, chaque geste, d’une Dietrich glorifiée par les costumes de Travis Banton. Plus que dans aucun autre film de Von Sternberg, Dietrich devient ici une véritable icône, dans le ‘sens le plus vrai, religieux, du terme’ pour reprendre les mots de Mark Ash. »

Dans les films de Josef Von Sternberg mettant en scène Marlene Dietrich, qu’on aura tout loisir de redécouvrir dans ce coffret de 6 Blu-Ray, aucun costume n’est anodin. Dans ces œuvres souvent effrontées, très dures et toujours noyautées, nulle tenue n’est trop ampoulée pour séduire. Nul accoutrement n’est trop ridicule pour être vecteur de sens et de signifiants. Ainsi, dans le film d’espionnage « pré-code » Agent X27, Dietrich apparaitra vêtue d’une robe noire, à paillettes ou à sequins, ainsi que d’un cape qu’on imagine être dorée. Une chaine relie une extrémité de cette cape à l’autre, bécotant les contours de sa clavicule, symbole à la fois du pouvoir du personnage, de sa froideur métallique, et de sa docilité servile face à la Nation, laquelle l’aura cueillie des trottoirs de Vienne pour la mettre à l’emploi dans une guerre de l’information.

[Cet autre costume du film échoue à cacher la dentelle qui s’épanouit hors de l’ensemble noir de Dietrich. Comme une rose, ces pétales veloutés sont en floraison, ils sont l’expression stylistique de l’intensité chauffée à blanc du romantisme du personnage.]

Dietrich est aussi équipée de gants noirs, dont les amples ourlets laissent deviner, à chaque mouvement, les poignets blafards de la « morveuse berlinoise ». Et, alors qu’elle fait son entrée dans le bal masqué qu’elle est supposée infiltrer, l’agent X27 aura communiqué au spectateur toute la moelle de sa tragédie future. Dishonored (c’est le titre original du film), elle ne l’est pas encore dans cette scène, avec sa salade de traits impériaux et césariens, et son regard perçant. Mais elle ne pourra pas échapper à ce destin programmatique, car femme-perception, elle veut également être femme perçue. Elle rêve à exister réellement dans le regard des autres, et elle rêve à donner à autrui le détail, l’indice de sa vraie nature. Se donner, mais pas en spectacle : Car c’est déjà ce qu’elle fait en tant qu’agent-double sensuelle, dans ce costume proche du cabaret qui fait d’elle une sorte d’anamorphose de femme, tous ces attributs scintillants et hyperbolisés étant conductibles à ce que le regard mâle se pose sur elle. En d’autres termes : Un sur-régime (de paillettes) cache, compense un sous-régime de parcelles de peau nue. Le personnage de Dietrich ressent une nécessité de connaître et d’être connue d’autrui. Mais elle est freinée à main par son devoir patriote, qui a, au final, réquisitionné son corps pour les intérêts de l’État, et qui lui a taillé sans mesure ce costume extrêmement extroverti, extrêmement tourné vers l’extérieur – Mais qui n’exprime rien de sensible, ne donne aucun matériau à partager avec confiance. Plus tard, la fin du film suggérera qu’il vaut mieux vivre prostituée que vivre espionne. C’est assez radical ! Et le jeu digne et, à ce moment-là, très intérieur de Dietrich suggérera qu’il vaut mieux mourir prostituée que mourir pour son pays. L’agent X27 demandera à porter, une dernière fois, son vieil « uniforme ». Au fond, l’œuvre suggère peut-être que dès qu’une femme s’habille, elle travaille, devant décider de ce qu’elle peut montrer, de ce qu’elle veut montrer, et de ce qu’elle ne peut pas ne pas montrer. Corps et habits se confondent dans ces compositions textiles : Il y a un trouble, les hommes ne savent pas où commence le mis en scène et où il s’arrête.

Viennois, Von Sternberg n’est pas un expressionniste allemand mais un expressionniste autrichien, voire américain. La nuance est fine, mais visible. 

Dans le film Vénus Blonde, Von Sternberg et Dietrich explicitent encore un peu plus le portrait qu’ils font de l’amour, celui-là qu’on voit s’effeuiller à travers les tableaux de cinéma contenus dans ce coffret. Pour les deux artistes, l’amour est sacrifice. Deux personnes se rencontrent, se désirent, puis se mutilent, se rendent plus petits afin de se rendre attirants pour l’autre. Afin de se rendre disponibles pour l’autre. Dans leur vision du monde et du cinéma, l’amour, en tant que sensation, est une entité qui existe indépendamment des deux stars qu’elle lie. C’est le troisième membre du couple, qui exige d’être nourri par les deux autres, au détriment de leurs besoins individuels, au détriment de la pleine complexité de leurs intériorités, au détriment des promesses qu’ils se sont faites à eux-mêmes. Au détriment, même, de leur santé, mentale et physique. Cette hypothèse quant à la nature des êtres humains est cynique – Les films le sont tout autant.

[Ce costume-ci, bien entendu, est né de velléités exotisantes qui entendent bien recréer l’Afrique autour des idées qu’en ont les artistes de la Paramount… On ne peut qu’à moitié le reprocher au film : Dans le monde réel, nombre de spectacles de music-hall ressemblaient en effet à celui-ci.]

Et dans le long-métrage de 1932, le personnage de Dietrich est amenée à redevenir la « Vénus Blonde », car, son mari étant atteint d’une affliction rare, elle doit remonter sur la scène des cabarets afin de gagner la somme qui pourra payer son traitement. Finissant, comme l’agent X27, par se prostituer, la Vénus Blonde est une création de cinéma surprenante. Chimère incohérente d’attributs féminins très différents, elle représente un amas dépersonnalisé de devenirs-femmes, un ensemble de fibres contradictoires (maman, madone, garçonne, putain) qu’on prendra soin de tisser en corde. Et à cette corde, à ce nœud coulant, seront pendues les illusions de chacun : Le premier mari malade, le second mari fortuné, et enfin, la Vénus Blonde elle-même.

Dans une scène, on verra Dietrich grimée en évocation de femme sauvage, indomptée. Les pauses de l’actrice sont trop pensives, ses yeux sont trop lumineux, pour qu’elle soit tout à fait primitive – Elle est donc plutôt primitiviste, et réinvente un paradis édenique qui prédate le péché originel. Au cours de cette rêverie, elle veut ramener les hommes et les femmes à ce qu’ils ont pu être, dans les balbutiements de la civilisation. Ou, alors, dans le fantasme qu’on se fait des premiers jours. Elle propose une vision insociétale du monde, où les rapports entre chacun et sa chacune sont purifiés, délestés des désirs changeants et des blessures de chacun. Dans une autre scène, elle est vêtue d’un costume blanc de danseur élégant et assuré. L’occasion pour nous de mobiliser à nouveau le livret de Denis Rossano qu’on peut retrouver dans ce livret. Dans cet extrait, il propose au lecteur un comtpe-rendu du personnage Dietrichien : « L’héroïne, pour sa part, est toujours conçue sur le même schéma. Elle est une femme insaisissable, étrangère (accent oblige), et surtout équivoque : elle est souvent de petite vertu, sinon déchue, elle finit tout le temps par pêcher, et sa bisexualité est sous-jacente. ‘Elle est sexuelle, mais elle n’a pas de genre particulier (…) La masculinité de Dietrich plaît aux femmes, et sa sexualité aux hommes,’ remarque l’auteur Kenneth Tynan. » Ainsi, Dietrich portait l’ambiguité androgyne comme d’autres portent Yves Saint-Laurent. À travers les 6 films qui nous intéressent aujourd’hui, on retrouve une gradation dans l’atonalité morale du personnage Dietrichien. L’héroïne n’est pourtant jamais entièrement condamnée. Les armes de ses féminités et de ses masculinités sont à double-tranchant. Elle en est aussi victime, de Cœurs Brûlés à L’impératrice Rouge.

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