Considéré comme le maître du thriller japonais et du j-horror depuis Cure (キュア, Kyua, 1999) , et Kaïro (回路, Kairo, 2001), Kiyoshi Kurosawa nous propose cet été trois films, dont Cloud (クラウド, Kuraudo, 2024), qui problématise notre rapport à autrui, mais aussi à nos valeurs éthiques, face à l’étendue du monde virtuel et parfois délétère de la toile et de ses nuages (clouds) informatiques brouillant nos perspectives d’humanité.
Ryosuke Yoshii est un homme ordinaire qui gagne sa vie en revendant des objets en ligne tout en travaillant dans une blanchisserie industrielle dont le patron lui propose une promotion. Une évolution professionnelle que Yoshii va refuser, en démissionnant de son emploi qui le lassait. Petit à petit, au fil de ses transactions parfois peu avouables, il s’attire le ressentiment de son entourage et devra lutter pour sa survie. En effet, Yoshii sera rapidement envié par son prétendu ami, qui, lui aussi revendeur, ne connaîtra pas le même succès. Il s’attire également la détestation de ses fournisseurs, contraints de lui vendre leurs stocks à perte, ainsi que d’acheteurs furieux qui se rendront compte trop tard qu’ils ont acheté des contrefaçons (notamment des sacs à main) à des prix exorbitants. À cette liste singulière s’ajoute son patron, mécontent que Yoshii refuse à plusieurs reprises une promotion dans un monde où l’avancement professionnel est considéré comme un honneur à ne refuser aucunement. Ces personnages vont se liguer contre Yoshii en retrouvant d’abord sa trace via son pseudonyme sur la toile (Ratel), puis physiquement et dans le monde réel, dans une chasse à l’homme funeste et mortelle. Son seul allié, après la désertion déceptive de sa compagne Akiko (femme de mystère), sera son assistant, le dévoué mais mystérieux Sano.
Débutant in media res, Cloud ne s’embarrasse pas de psychologie installant les personnages dans une durée empathique : le film débute par une transaction sévère et réalisée sans état d’âme par Yoshii qui rachète un lot de matériel médical à un faible prix auprès d’un couple de grossistes aux abois. La scène suivante nous montre notre spéculateur mettant en ligne et en vente pour un tarif certes économique mais très profitable pour ses intérêts ce matériel. Aucune émotion, exceptée celle de la joie, du plaisir, de voir l’intégralité de sa revente partir à grande vitesse. Le monde capitaliste et ses excès, associé à celui du commerce sur le net, prend ici toute sa mesure déshumanisante avec le comportement du protagoniste, dont le pseudonyme, Ratel, désigne un animal féroce qui ne craint pas de combattre des adversaires plus grands que lui.
Après une première partie dont la progression dramatique et narrative prend l’allure d’un thriller paranoïaque, avec un ennemi invisible et des menaces croissantes mais dont les fomenteurs restent dans l’ombre ou derrière l’opacité des vitres, Cloud varie la focalisation initialement interne du récit pour dessiller petit à petit les yeux de Yoshii sur ses proches, transformant le film en thriller d’action où les masques s’arrachent. Ces deux actes, filmés respectivement en des lieux opposés par leur localisation et leur aspect vide ou rempli (un appartement à Tokyo, puis une maison en campagne, ou une usine de blanchisserie laissant place à un hangar désaffecté), et bénéficiant d’une photographie variée (des monochromes, ensuite des couleurs plus intenses), métamorphosent les personnages entourant ou encerclant Yoshii. Les multiples cadrages et mouvements d’appareil (formidable utilisation du travelling), comme les plans fixes dynamisés par un montage ébouriffant, sans oublier la qualité des interprètes aux silences et aux postures énigmatiques, voire impénétrables et anxiogènes, donnent également à ce film une force esthétique incomparable.
Outre ces aspects plus qu’engageants, Cloud mène aussi une large réflexion, à la limite du fantastique, de la satire, et de l’incongru, sur les rapports désormais prégnants qu’entretient la réalité face aux interfaces et autres pseudos que d’aucuns créent pour mieux masquer leurs combinaisons. La violence virtuelle entraîne une violence à balles réelles; Yoshii/Ratel devient, de prédateur libéral, une proie pour ses victimes lésées par ses manœuvres de revendeur attiré par le lucre d’un japanese way of life, miroir aux alouettes brisé par la barbarie qui se réveille en chacun. Cloud prend ainsi l’allure d’un conte tragique des temps modernes, d’un apologue dont la leçon ou l’issue trouve sa résolution et sa signification dans la perception du ou de nos mondes comme un enfer contemporain.
Film-somme de l’œuvre kurosawaienne tendance Kiyoshi, Cloud nous entraîne dans un espace-temps et une weltanschauung aujourd’hui très rares sur nos écrans.