Ce n’est pas première fois, ni surement la dernière, que nous avons décidé de vous faire partager toute notre admiration pour Carol Reed. À trois reprises sous la plume d’Alain-Michel Jourdat : L’homme de Berlin, Première désilussion, et son œuvre référence : Le troisième homme. Puis il y a quelques mois, suite à l’initiative d’Elephant films d’éditer son dernier film Sentimentalement vôtre. Toujours chez cet éditeur, un coffret de quatre titres (2 blu-ray, 4 DVD) permet de mesurer une partie (tant la palette est large) de l’éclectisme, de la maîtrise et de l’élégance de cet immense metteur en scène.
Week-end (Bank Holiday, 1938)
Week-end est un vrai de moment de grâce, une alchimie rare entre le mélodrame, la comédie et le réalisme documentaire. Avant de rejoindre son fiancé au bord de la mer, Catherine, infirmière, se prend d’affection pour Stephen dont la femme vient de décéder dans son hôpital. C’est le début d’un récit choral dont Catherine sera le pivot entre les deux principaux arcs narratifs. L’affliction de Stephen, des moments de pur mélodrame, abordés avec une pudeur et une élégance Sirkiennes, et son petit séjour en « amoureux », contrarié par des péripéties beaucoup plus légères. La fluidité d’une mise en scène et l’élégance des interprètes permettent de passer délicatement d’un registre à un autre. Fin observateur d’une Middle-Class britannique persuadée de pouvoir enfin vivre la grande vie, Carol Reed nous plonge, dans un style quasi-documentaire, dans l’effervescence qui en découle. Les plans d’ensemble, impressionnants portraits de foule, les arrière-plans, constamment en mouvement, s’impriment comme des images d’archives. Avec la même verve que les comédies italiennes, de truculentes saynètes familiales apportent un accent supplémentaire de réalisme. Une fois n’est pas coutume, ce sont les anglais qui ont tiré les premiers, Luciano Emmer pour son Dimanche d’août (1950), semble inspirer par l’esprit de ce magnifique Week-end pour son virevoltant chassé-croisé romain – la tragédie en moins.
La grande escalade (Climbing High, 1938).
Des quatre titres du coffret, La grande escalade semble l’œuvre la « moins personnelle » de son auteur. Mais la plus agréable et légère des surprises Cousine albionne des Screwball hollywoodiennes, cette folle course au démariage – forcément liée à une autre idylle bien plus romantique – est un hymne à la liberté féminine. Sans le tempérament de Diana (Jessie Matthews), rencontrée par accidents successifs Nicky (Michael Redgrave), le dandy immature, se retrouverait bien incapable d’éviter un mariage forcé. Le rythme des dialogues, la souplesse des corps, rappellent L’impossible monsieur bébé (Howard Hawks), sortie la même année. L’escalade régulière dans le loufoque, due notamment à un second rôle des plus déjantés – un homme échappé d’un asile qui se prend pour un grand ténor d’opéra – envoie petit à petit valdinguer la critique sociale qui se dessinait en préambule. Un feu d’artifices qui tombent à pic dans ce coffret aux teintes plus sombres par ailleurs.
L’Héroïque Parade (The Way Ahead, 1944)
Tourné quelques mois avant la du second conflit mondial, cette immersion au sein d’un groupe d’appelés en formation, suivie de leurs premiers pas en zone de combat ne pourrait n’être qu’un simple et vibrant hommage à ces hommes fiers d’accomplir leur devoir patriotique. Mais, bien au-delà du précis et précieux travail documentaire que le sujet impose, Carol Reed tisse un canevas de relations humaines, simples et naturelles. Point d’acmé dramaturgique, point de spectaculaire – même sur les champs d’action – mais une vie qui semble s’écrire au fil de l’apprentissage de ces John Doe anglais. Par l’intermédiaire de ces anti-héros se vit une prise de conscience progressive mais jamais en phase avec les dangers encourus et encore moins avec l’importance de leur dévouement. Tous les pièges du film à thèse sont évités, pour laisser la place à une réflexion bien plus large et jamais guidée sur la notion d’héroïsme. Qui de mieux que l’élégant et délicat David Niven pouvait conduire cet escadron vers son destin.
Huit Heures de sursis (Old Man Out, 1947).
*
Roman Polanski n’hésite pas à dire que ce chef d’œuvre de Carol Reed lui a donné envie de faire du cinéma. Rien d’étonnant à cela tant le sentiment d’enfermement contamine chaque séquence du film, sans jamais lasser, grâce à une mise en scène qui se renouvelle, s’enrichit, à mesure que l’étau se resserre autour du « mort en sursis ». Très gravement blessé, Johnny McQueen, chef d’une organisation indépendantiste irlandaise, erre dans les rues sombres, pluvieuses et brouillardeuses d’un Londres tantôt naturaliste tantôt surréaliste. Naturaliste par sa dimension documentaire – les rues, les tunnels, les habitats délabrés; refuges Dickensiens du peuple des oubliés. Surréaliste, par le travail sur les ombres, hérité de l’expressionnisme allemand. Magnifiques intermèdes de réalisme-poétique, Le jour se lève (Marcel Carné, 1939) transposé à Londres, de par l’histoire d’amour morte-née entre Johnny et Kathleen. La douceur magnifiquement éclairée de la jeune femme (Kathleen Ryan) ne pourra rien pour un James Mason exsangue et glaçant mais pourtant si vivant. Même les personnages secondaires, y compris les moins glorieux d’entre eux, nous bouleversent et nous questionnent par leur humanité dans ce voyage hypnotique au bout de la nuit. Ces quelques lignes ne sauraient traduire toute la richesse de ce film hors-normes. La seule façon pour cela est de le (re)découvrir grâce à Éléphant Films, ainsi que les trois titres du coffret.
Carol Reed : Huit heures de sursis|La grande escalade|L’héroïque parade|Week-End coffret chez Elephant Films.