Le titre français semble accréditer l’allégeance d’Ivo Kern (James Mason) au bloc soviétique. A l’inverse, le titre anglais, The Man between, joue sur la personnalité ambivalente du protagoniste que vient renforcer son fatum tragique.
La vision manichéenne du cinéaste britannique est ici plus directement explicite que dans Le Troisième homme où la manie morbide d’espionner son voisin produisait un brouillage permanent entre le camp du bien et celui du mal.
Ivo Kern manipulateur lui-même jouet d’une manipulation
Dans le Berlin du « rideau de fer », Ivo Kern est un homme de compromissions. Il trempe dans des activités illicites qui ont à voir avec l’enlèvement et le chantage . Une coquetterie germanique presque aristocratique dans la voix, James Mason incarne cet agent de liaison au passé trouble d’avocat justiciable. Rongé par sa conscience coupable et le dégoût de lui-même, ne s’appartenant plus ,il s’est rangé à la solde de la police d’état inféodée aux services secrets de l’Union Soviétique.
Manipulateur, il est lui-même pris dans l’engrenage d’une plus vaste manipulation orchestrée par le patibulaire chef de la police, Halendar (Ernest Schroeder), un composé de Sydney Greenstreet pour sa corpulence de poussah et d’Eric Von Stroheim pour ses manières cauteleuses de maître-chanteur.
Psychose paranoïaque
Dès les prémices du film, Carol Reed infuse une atmosphère de suspicion pesante comme une chape de plomb. Ivo exerce son pouvoir d’attraction et de chantage sur Bettina (Hildegraffe Neff) dont il a partagé l’existence par le passé et à laquelle il est légalement marié. Son charme, son port aristocratique et ses affectations de chattemite font sensation sur la candide Suzanne (Claire Bloom) dans la minute où ils sont mis en présence.
Dans la scène du restaurant qui s’ouvre par un fondu-enchaîné substituant le visage attristé de Bettina au masque caricatural d’un auguste musicien, Suzanne jette un regard exorbité sur ce qui se trame autour d’elle. Elle suit des yeux l’étrange conciliabule entre Bettina et Ivo sans parvenir à l’apercevoir à travers les miroirs réfléchissants de l’établissement. Dans un ample travelling latéral subjectif balayant d’un seul regard le comptoir du restaurant, elle distingue à la dérobée un loden, un feutre -et non une chapka trop connotée- ainsi qu’ un cache-col qu’elle attribue à la présence invisible de cet énigmatique personnage qui la subjuguera.
Carol Reed resserre l’étau policier autour d’Ivo et de Suzanne embringuée dans ses agissements délictueux. Les navettes successives entre l’est et l’ouest ancrent dès lors le récit dans un déterminisme irrémédiable.
Pressentant que son film souffrira de la comparaison obligée avec Le Troisième homme, Carol Reed voudrait pouvoir utiliser la même recette éprouvée qui a fait son succès. Il sollicite Graham Greene pour remanier le script et lui instiller cette duplicité ironique qui est la signature de Le troisième homme. Celui-ci décline l’offre d’un revers de supériorité bienveillante au prétexte que le scénario en l’état comme son personnage-pivot manque d’épaisseur psychologique et que les motivations des protagonistes sont uniquement guidées par l’esthétisme des séquences d’action.
Plaque tournante de l’espionnage au cœur de l’Europe centrale, la Vienne, dévastée au quart de sa superficie, n’offre pas la même photogénie que Berlin, ville défaite, qui manqua de peu d’ être rayée de la carte sous les pilonnages ininterrompus de l’artillerie soviétique. Ici, la psychose paranoïaque propre au climat des films d’espionnage est portée à son comble mais sans la déraison cynique d’un Harry Lime.
Ivo Kern est, lui aussi, un homme élusif, insaisissable, traqué par sa conscience et qui n’a ni son charisme bravache ni son égotisme flamboyant. Bien plutôt, il est la victime consentante d’un pays vaincu tombé sous la férule d’implacables idéologues du totalitarisme.
Berlin « ville ouverte »
L’homme de Berlin s’ouvre sur une vue panoramique aérienne de Berlin telle que la découvre Suzanne Mallison venue de Londres retrouver son frère Martin (Geoffrey Toone), médecin-officier attaché aux soins des réfugiés de l’est.
La ville vue du ciel étale au grand jour sa béance comme une plaie largement ouverte avec ses grandes artères et le contrefort des immeubles de sa reconstruction en marche.
Bettina, l’épouse berlinoise de Martin, accueille Suzanne à sa descente d’avion et l’immerge aussitôt dans une métropole effervescente où les habitants s’affairent à tous les coins de rue. La carte postale de la ville côté occidental est étrangement fluide dans une circulation ininterrompue des biens et des personnes. Seules les barrières des checkpoints semblent contenir ce flux migratoire incessant entre les deux zones irréductiblement ennemies.
Le véhicule remonte, avec les deux femmes à son bord,l’avenue emblématique et chargée d’histoire « Unter den lindeln ». Rasée par les troupes soviétiques ,elle ne montre plus qu’un spectacle de désolation et semble avoir perdu toute sa magnificence d’antan . La jeep militaire se dirige vers la porte de Brandebourg , point de démarcation entre le bloc Ouest et le bloc Est avant l’édification du « mur de la honte »en 1961 d’où John Fitgerald Kennedy s’écriera : « je suis un Berlinois » en 1963.
Le couple Bettina et Martin demeure dans une maison épargnée par les obus et limitrophe à la zone Est . Ce territoire frontalier contraste singulièrement avec le quartier Ouest par les images d’anéantissement qu’il offre à notre contemplation muette : un amas de décombres et de gravats qui s’amoncellent à perte de vue dans un champ de dévastation et de ruines.
Bettina fait abstraction de cette partie de la ville éradiquée pour n’y voir allusivement qu’un « mauvais souvenir » à l’image des Berlinois assiégés faisant contre mauvaise fortune bon cœur et s’activant comme des fourmis à la tâche herculéenne de sa reconstruction.
L’imbrication des deux blocs Est/Ouest tisse une toile de fond documentaire saisissante de réalisme.
L’imbrication des deux mondes tisse une toile de fond documentaire saisissante de réalisme. Et la fiction accentue l’impression funeste de personnages déplacés, décalés, apatrides.1953 est l’année qui précède le blocus soviétique de la ville imposé par Staline qui sera contrecarré par le pont aérien américain et qui conduira à bâtir « le mur de la honte » entre les deux blocs irréconciliables.
Appliquant à la lettre le « culte de la personnalité » que prône le dictateur, la zone Est affiche à l’envi le portrait du « petit père du peuple » en effigie avec les hauts dignitaires du régime communiste. L’accumulation de ces chromos propagandistes ajoute au climat oppressant par leur ostentation criarde.
Carol Reed : son refus d’appartenance, son entêtement obstiné d’enfant rebelle devenu ange gardien
Reed est un enfant illégitime et tout son cinéma de la prédestination traduit ce refus d’appartenance, cet entêtement farouche et obstiné d’enfant rebelle en quête de la figure paternelle qui le fait se tenir sur ses gardes, à distance respectueuse et à la marge. Ses héros sont des anti-héros dans l’âme. Ils portent en eux un manque,une flétrissure indélébile, une incomplétude. Ivo Kern ne fait pas exception dont la personnalité fuyante se limite à ses signes extérieurs.
Dans L’Homme de Berlin, Horst (Dieter Krause), sauvage et déraciné comme Ivo, est son ange gardien dans une inversion des rôles. Il démine le terrain de ses manœuvres occultes et clandestines. Il est comme son ombre portée et sillonne en tous sens la ville défigurée, juché sur sa bicyclette. Il est sans cesse en reconnaissance et le devance en éclaireur obéissant. Il l’avertit au besoin d’un danger imminent.Il est un messager providentiel et pourrait être aussi bien son chien-guide si son maître était frappé de cécité. Oiseau de bonne augure, il louvoie autour des adultes , les épie et traque leurs comportements en décrivant d’innombrables boucles concentriques à vélo.Tel l’enfant préfigurant une renaissance dans Allemagne année zéro (Roberto Rosselini), Horst hante les vestiges de la ville sous la tutelle vigilante d’Ivo Kern.
En enveloppant d’une aura de mystère son personnage central à la masculinité troublée, Carol Reed met ici un point d’honneur à montrer ses failles et la part d’enfance qui l’habite. A travers le miroir sans tain des faits d’espionnage , il confronte l’innocence dans son ingénuité inventive aux simulacres de l’expérience et le caractère poignant du rachat des fautes au sacrifice de la vie.
Diffusion : Tamasa Distribution