Cadavres exquis

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Les cadavres exquis du titre évoquent les dépouilles parcheminées de l’ossuaire de Palerme autant que l’ hécatombe de dignitaires de justice froidement assassinés. Dans ce climat chargé de gravité mortuaire, Francesco Rosi épingle la collusion des pouvoirs politico-judiciaires dans les années de plomb qui secouent l’Italie. A redécouvrir en version restaurée.

La vérité n’est pas toujours révolutionnaire.” Antonio Gramsci

Crimes exquis

Le prologue est dérangeant à souhait. Il montre le procureur Varga (Charles Vanel) vieillissant arpenter cérémonieusement les couloirs du mausolée du couvent des Capucins à Palerme. Le long des cryptes en enfilade, avoisinent au fil des siècles, dans des niches, les moines momifiés ; les orbites béantes et revêtus d’apparat. Rajustant son feutre par déférence aux dépouilles ainsi exhibées, le vieillard leur porte un regard empreint de douleur compassionnelle comme s’il considérait sa propre mortalité. L’instant d’après, dans un raccourci fulgurant, il est tué par un tireur d’élite mystérieux et rejoint les rangs des morts. Quand la mafia s’en prend directement aux représentants des institutions, elle commet, dans son jargon, un “crime exquis”.

Le poids écrasant du passé se condense dans cette séquence inaugurale qui dénote d’un simulacre macabre et instille une atmosphère funèbre au film en son entier qu’on retrouve, en pendant, dans la scène finale au musée où les statues romaines sont les seuls témoins oculaires muets du double assassinat de Rogas et du secrétaire du parti communiste.

Avec sa gueule burinée, sa carrure de lutteur et ses épaules tombantes, son expression farouche, tendue à l’extrême et laconique semblant faire dans l’instant l’analyse logique d’un environnement hostile, Lino Ventura campe magistralement l’inspecteur de police Amerigo Rogas à l’ intégrité sourcilleuse. Il est la conscience morale de ce thriller politique qui dénonce à bas bruit une conspiration institutionnelle endémique dans l’Italie méridionale des années 70. A l’évidence, le pouvoir corrompt et la présence diffuse de la Camorra renforce ce sentiment dans le tumulte anarchisant des mouvements contestataires d’extrême-gauche qui distingue cette période trouble.

 

Jeux de pouvoir

Le réalisateur de Main basse sur la ville prend pour prétexte la nouvelle de l’écrivain sicilien Léonardo Sciascia: le contexte et met tout son engagement politique dans la balance.

Il donne à voir une galerie de hauts fonctionnaires qui trempent dans des agissements dictés par les jeux de pouvoir. L’intrigue est dédaléenne et affûtée comme un rasoir à double tranchant. Les contours politiques des meurtres en série des juges mettent au défi la sagacité de l’enquêteur dont les méthodes d’investigation achoppent sur leurs vies privées; jetant par là même le doute sur leur incorruptibilité. L’infaillibilité judiciaire masque les failles d’un pouvoir autoritaire oppressant.

Les propres convictions de l’incorruptible Rogas se retournent contre lui quand, recadré par ses supérieurs, sa traque est conduite par la police politique selon la supposition fallacieuse que les crimes exquis ont été perpétrés par des groupuscules révolutionnaires sur lesquels le pouvoir autoritaire veut faire porter le chapeau.

La caméra panoptique de l’opérateur Pasquale de Santis permet de voir sans être vu et multiplie les zooms sur Rogas comme si la traque se retournait à présent contre lui dans une sorte de cauchemar paranoïaque de surveillance rapprochée. Deux ans auparavant, Francis Ford Coppola réalise Conversation secrète dans un registre similaire où les tables d’écoute tissent un maillage ténu, une stratégie de la tension et une chape d’espionnage tentaculaire.

Aveuglé par ses principes de redresseur de torts, Rogas est lâché par sa hiérarchie dont sa méticulosité dessert les machinations occultes au lieu de les servir. Quelque soit son étiquette politique, la classe dirigeante est corrompue. Il n’y a pas d’échappatoire. La minorité morale ne sera jamais en capacité de battre la majorité silencieuse corrompue. Dès lors, la violence rampante des années de plomb sert les desseins du pouvoir en place qui instrumentalise. Qu’il s’agisse de la démocratie chrétienne ou du parti communiste.

 


La vérité n’est pas toujours révolutionnaire

Avec ce film et comme revenu de la politique, Francesco Rosi tourne une page qui entérine la fin de son allégeance à la cause communiste. Au cours d’une soirée mondaine infiltrée par Rogas réunissant des huiles du milieu politicien de tous bords, un des invités va même jusqu’à se revendiquer “bourgeois communiste”.

Bientôt, les troubles civils voient l’agit prop d’une marée humaine communiste déferlant dans les rues et brandissant des étendards révolutionnaires.

La vérité n’est pas toujours révolutionnaire”. Cette citation du philosophe marxiste Antonio Gramsci est un constat d’amertume dans la bouche du journaliste communiste, ami de Rogas, qui pointe son désenchantement et celui du cinéaste à l’épilogue du film alors que les circonstances le condamnent à classer la mort de l’enquêteur qui ne sera jamais élucidée.


Cadavres exquis est distribué en salles dans sa version restaurée 4K par Les Acacias.

Titre original : Cadaveri eccellenti

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