Main basse sur la ville

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Loin de paraître datés, les films de Francesco Rosi apparaissent aujourd’hui plus prégnants que jamais. A la charnière du documentaire et de la fiction réaliste, ils appartiennent au genre didactique, qui explorent les zones d’ombre et l’opacité de la réalité sociale italienne comme l’on assemble les fragments d’un puzzle tout en ménageant une fin ouverte. Focus sur un thriller politique quasi intemporel.

Rien au monde ne parviendra jamais à déloger la plèbe de Naples, de ses taudis, de ses ruelles sordides. La plèbe napolitaine ne fuit pas la mort. Elle n’abandonne pas ses maisons.” (Curzio Malaparte)

Un cinéma dialectique

Ce qui pouvait passer il y a encore 60 ans pour une obscure dénonciation a contribué en l’amplifiant à la déconcertante instabilité politico-sociale qui frappe nos démocraties.

Mes films encouragent la réflexion. Pour être efficaces, les questions qu’ils posent doivent continuer de se poser même quand s’inscrit le mot “fin”.

Le cinéma politique de Rosi raconte le moment présent dans sa problématique contemporaine. Napolitain de
souche, Francesco Rosi allie la passion du Mezzogiorno à la rationalité froide d’un journalisme d’investigation. Il corrèle le documentaire à la réalité sociale de son temps dans sa volonté de montrer l’intrication du pouvoir officiel et d’un pouvoir occulte, d’une organisation institutionnelle et d’une structure mafieuse, la camorra.”Je cherche à exposer la passion à la lumière d’une analyse rationnelle”. Rosi livre un cinéma “coup de poing” à thèses qui suscite et provoque le débat d’idées mais qui se garde bien de la moindre conclusion hâtive. A part des mélodrames et des comédies stéréotypés, le cinéma de Rosi dénote d’un engagement radical.

 

 

Naples, ville poreuse à l’urbanisation anarchique

Libérée par les Alliés en 1943, la ville de Naples est l’épicentre de ce brûlot polémique qui donne à voir l’urbanisation sauvage au cœur des années du boom économique. Après six ans de conflit dévastateur, l’Italie est à genoux. Elle fait table rase de sa défaite cuisante et connaît le miracle du boom économique et un expansionnisme sans frein.

Grâce à ses accointances politiques dans les milieux de la droite dure, le promoteur Nottola (Rod Steiger), décroche des contrats publics sur des terrains agricoles qu’il rachète pour une bouchée de pain et étend son réseau d’influences comme une araignée tissant sa toile. Nottola désigne en italien un rapace nocturne de mauvais augure; le même qui domine à la nuit tombante ces myriades d’ensembles qui s’étendent à perte de vue.

Rudimentaire et conduit à la hâte, le chantier de construction provoque l’effondrement d’un vieil immeuble insalubre dans un quartier défavorisé du centre historique causant la mort d’un enfant au sein de cette communauté napolitaine. Une commission d’enquête est diligentée pour mettre au jour les responsabilités. Elle est menée par le conseiller communiste De Vita (Carlo Fermariello) peu avant l’échéance électorale qui doit mettre en place un nouveau conseil municipal.

Les années 60 voient l’ émergence du premier gouvernement de centre-gauche en Italie. Pour pallier le déficit de logements habitables, la vétusté du parc immobilier et prétendre résoudre dans le même temps la pauvreté, l’on assiste à un productivisme de l’habitat foncier qui semble sortir du sol comme des champignons. Au lieu de produire l’effet escompté, l’urbanisation sauvage empire le problème du surpeuplement anarchique. La ville poreuse est
imbriquée et déstructurée et c’est ce que montre Rosi en plein jour et à ciel ouvert. Il filme magistralement ce maelström de l’agitation politico-spéculative de l’époque juxtaposant les grands ensembles et la zone dégradée qui retient encore les stigmates d’une guerre dévastatrice. L’écroulement de la façade d’immeuble est saisissant de réalisme et, en place des pompiers ou de la croix rouge, c’est l’armée qui est déployée pour circonvenir le sinistre.

Les plans aériens des barres d’immeubles sont filmés au téléobjectif. Le jazz de Piero Piccioni monte en puissance. Tel un cœur palpitant qui égrène des pulsations spasmodiques, il semble étreindre contre nature le promoteur Nottola surplombant cette ville effervescente et sulfureuse comme le Vésuve. Tandis que l’entrepreneur reste de marbre, impavide, la caméra de l’opérateur Gianni di Venanzo inventorie son bureau et juxtapose le plan cadastral de la métropole au panorama qu’elle offre à notre vue; plongée dans l’obscurité sur les accents cuivrés du jazz devenu assourdissant.

 

 

Opération “mains propres” et magouilles politiciennes

Cette fois au grand-angle et en contre-plongée, Rosi cadre en plans serrés la collusion entre hommes politiques suspects de tripatouillages et l’entrepreneur Nottola qui est le pivot de tout ce système affairiste. Qu’ils surprennent les conciliabules d’alcôve ou louvoient au gré de l’atmosphère houleuse de la salle des débats où se réunit le conseil municipal et s’affrontent les représentants en des joutes oratoires homériques, les mouvements d’appareil rivent notre attention par leur puissance formelle.

Rosi effectue rien moins qu’une opération à cœur ouvert, une auscultation “mains propres” sur cette vision embryonnaire d’une mégapole naissante, le grand Naples. Le laxisme politicien et les agissements manœuvriers sont le nœud de l’affairisme qui sourd à travers les luttes intestines de pouvoir. La spéculation immobilière effrénée est une plaie béante à l’image de ces chantiers, un fléau qui fait peu de cas des populations déshéritées qu’elle est censée reloger. Sans équivoque, le film prend la tournure d’un réquisitoire accablant qui se focalise sur les rouages de fonctionnement d’une administration gangrenée par des édiles corrompus. L’œuvre, virulente dans sa dénonciation, expose les dessous peu ragoûtants de la démocratie dans un état en développement. Où le pouvoir de l’argent a prise sur les plus déshérités en achetant éhontément leurs votes.

Tout juste débauché pour ses postures mafieuses dans son incarnation d’Al Capone de Richard Wilson, Rod Steiger est tendu à l’extrême endossant la personnalité visqueuse et quasi reptilienne du promoteur Nottola, froid calculateur promu conseiller municipal pour faciliter son entrisme dans l’acquisition des permis de construire. Intrigues politiciennes et alliances forcées s’enchaînent sans répit. Pour mieux accréditer une laborieuse enquête de moralité, les élections en point de mire, le seul partisan habilité à briser ce cercle vicieux de corruption est un authentique membre communiste du conseil municipal, secrétaire de la chambre de commerce de Naples, De Vita.

Francesco Rosi touche un point névralgique de l’urbanisation galopante des mégapoles et, comme tel, atteint à l’universel. Le manichéisme du film ne départage in fine aucun parti représenté ; qu’il soit de droite, du centre-droit ou de gauche même si la morale politique qu’il véhicule penche en faveur des partis de gauche, garants d’une croisade anti-corruption qui n’empêchera pas pour autant l’élection de Nottola. Consacré par un lion d’or à Venise en 1963, l’œuvre fera néanmoins polémique et Rosi sera taxé de propagandiste de par ses convictions communistes.


Main basse sur la ville est distribué en salles par Les Acacias avec Cadavres exquis en versions restaurées 4K.

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