Bug

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Un trou perdu, un motel quasi abandonné, une femme esseulée, un ex-mari violent et un inconnu doux et inquiétant. Le dernier opus de William Friedkin dérange ! Aussi étrange que crédible, l’histoire du film inquiète sur la possibilité qu’un tel scénario puisse se produire dans la réalité. Et si cela était déjà arrivé ? Tout […]

Un trou perdu, un motel quasi abandonné, une femme esseulée, un ex-mari violent et un inconnu doux et inquiétant. Le dernier opus de William Friedkin dérange ! Aussi étrange que crédible, l’histoire du film inquiète sur la possibilité qu’un tel scénario puisse se produire dans la réalité. Et si cela était déjà arrivé ? Tout simplement effrayant ! Pourtant Bug est un huis clos intimiste. Son cadre est délimité par la taille d’une modeste chambre d’hôtel et se limite à deux personnages principaux. Simplement, l’intensité du délire dans lequel il nous emporte est déstabilisante, sinon bouleversante.

Cette adaptation d’une pièce, Off-Broadway de Tracy Letts (2004), par l’un des maîtres à penser de la génération seventies est un bijou d’angoisse. Auteur de traumatismes tels que L’Exorciste (1974) et de French Connection (1971) pour ses films les plus connus, Friedkin a durant toute sa carrière filmé des états limites lui permettant d’ausculter la part d’ombre dans la nature humaine. Exemples avec Cruising (1980), Police Fédérale Los Angeles (1985) ou bien Le Convoi de la peur (1977), bobines prêtes à vomir leur pessimisme sur les spectateurs et personnages torturés soumis à l’autodestruction. L’homme est une menace pour lui-même, et son dernier bébé ne contredira pas cette thématique, d’autant plus quand elle est traitée sous forme d’un huis clos.

Evans (Michael Shannon), personnage en apparence sereine à la silhouette brinquebalante et monolithique, est présenté à Agnès White (Ashley Judd), femme brisée et alcoolique. Rapidement se noue entre eux une connivence paranoïaque, où l’amour qu’ils se portent va devenir le théâtre d’une invasion terrifiante. Si l’invasion est d’ordre physique au premier abord – le mari revient à la maison bien décidé à reprendre possession de sa victime – le danger est en fait d’une toute autre nature, plus pernicieux et manipulateur. Car Friedkin nous trompe, on nous trompe, tout le monde nous trompe. Le ver est dans le fruit, et le spectateur l’avale instinctivement sans s’en rendre compte.

Alors, bien que Bug développe un renouveau stylistique parfaitement moderne, le fond de son propos est vraisemblablement le même. La forme attribuée au mal s’est simplement transformée en un concept plus tendance (une pathologie aiguë), et au lieu d’un individu, ils sont cette fois deux à être atteints. De plus, comme L’Exorciste, Bug évite de sombrer trop immédiatement dans l’horreur à laquelle il se destine. Bien que diffusant un soupçon d’angoisse latent dès le début, le cinéaste joue d’une patience aussi détestable que jubilatoire. En attendant donc, il choisit d’orienter l’attention du spectateur vers des éléments qui le font pénétrer dans l’intimité de ses personnages. Gestes du quotidien, confessions intimes, il crée un sentiment d’attachement et une complicité qui se révèle être à double tranchant. Toute empathie initiale se retournera finalement contre elle et se cristallisera en un effroi odieusement inattendu.

La déflagration des codes moraux et sociaux, la perte totale de repères. Le doute d’exister en tant qu’être à part entière. Comment se définir comme un être humain dans un monde en mutation, un monde en train d’imploser ? Le doute d’appartenir au genre humain. Les comportements des protagonistes s’avèrent être une régression d’un état humain vers un état animal. Les insectes dévorent l’être, le corps et l’âme pour devenir matrices d’un monde complètement disjonctif et disjoncté. Les faux raccords étourdissants du début du film appuient l’idée d’une réversibilité du monde. Le langage devient problématique comme quand les deux amants essayent de déterminer quel type d’insecte a piqué Peter. Le monde est à (re)créer car tout est remis en question. Agnès et Peter deviennent les moteurs de la création de leur monde, de leur projection mentale. Recommencer tout dès les fondements. Dès lors, Friedkin s’amuserait-il à détruire l’iconographie chrétienne (le Jardin D’Eden) en une catacombe des vices et péchés ? Et la remise en question de l’existence de Dieu ?

Les insectes en effet n’ont pas de chance. Ils inspirent à l’homme une répulsion quasi instantanée de par leur petitesse et leur capacité à se loger dans le plus étroit des orifices. Jusqu’à venir se lover sous la peau. Sujet porteur de films catastrophes et horrifiques (Phase IV de Saul Bass réalisé en 1974), symptôme d’un alcoolisme au dernier degré, et surtout métaphore d’un monde paranoïaque où, qui que vous soyez, vous serez constamment surveillé, l’insecte concentre à lui seul toutes les peurs bactériologiques et totalitaires de notre monde. Et Friedkin de s’en faire la synthèse à travers son drame étouffant et anxiogène.

Sa caméra flirte d’ailleurs avec l’œil d’un microscope pour scruter les deux spécimens qu’il a mis en cage. Mise en abyme effrayante d’une humanité en proie à ses cauchemars, le réalisateur transpose à échelle réduite une Amérique paranoïaque où tout devient une menace potentielle. On penserait même aux théories du complot des années 70, dont l’écho de nos jours se fait sentir à la moindre alerte terroriste.

Bug impose donc par son style, sa mise en scène et ses deux comédiens principaux. Et pourtant, oubliez l’outillage formel et les prétextes scénaristiques employés pour conduire l’histoire, l’idée qui le sous-tend déroge à son originalité de ton. Largement empreint de la thématique de L’Exorciste, son propre film de 1974, Bug s’inscrit dans la droite lignée de celui qui aura fait la réputation mondiale du cinéaste. Autrement terrifiant, L’Exorciste développait un thème qui allait faire date : le mal, cet « autre », cet « ailleurs », peut en réalité surgir n’importe où et à n’importe quel moment. Il n’a plus de frontières, il n’est plus formellement codifiable ou reconnaissable. Sournois, perfide, il se dissimule insidieusement dans notre quotidien, parvenant même à rentrer dans nos chaumières et pire encore dans le corps d’une jeune enfant. La principale révolution idéologique apportée par L’Exorciste consistait en cela. Le mal faisait victorieusement face à l’innocence.

L’observation revêt un caractère clinique. Le huis clos du film se transforme en chambre des expérimentations… Et la référence à l’allégorie la caverne de Platon est indéniable. Une fois le petit appartement d’Agnès calfeutré, telle une chambre où on place les fous, Friedkin n’envisage plus de plans extérieurs. Sauf pour une livraison de pizza où la sensation de respiration allège brièvement la conscience et le cœur du spectateur. Les deux êtres, prient dans ce tourbillon de folie, engloutis dans ce magma de suspicion et d’irrationalité, perdent le fil de leur vie en sur-interprètant, en déformant les codes et les signes que leur donne le monde. L’abracadabrantesque prend la place de la logique, du lien causal qui unit le monde et l’homme. Par un détournement violent et spectaculaire, l’appartement d’Agnès devient la métaphore du vide de leurs esprits malades. L’épuration du décor insistant sur le vide spirituel auquel se sont abandonnés Peter et sa maîtresse.

La perversité du film tient de sa fonction régulatrice de l’erreur et du faux. Lancés dans leur délire paranoïaque, ils ne reculeront jamais. Dès lors, l’on peut se demander si la principale source philosophique du film ne serait pas Les Méditations Métaphysiques de Descartes. Le doute cartésien consiste à tout remettre en question afin de refuser l’héritage du passé et prendre comme vraie toutes vérités préétablies. L’ennemi, dans sa plus large définition, est sabré. D’une telle entreprise, l’esprit affirme sa liberté. Ici, l’esprit est trop faible pour reprendre le dessus et il affirme sa faiblesse en narguant la raison et en sombrant dans la folie. Penser n’est pas être. Mais délirer en revient à mourir. Cependant, le doute cartésien est provisoire et méthodique. Ici, la quête de liberté, le labyrinthe de la raison est le tombeau d’Agnès et de Peter car ces derniers ne font plus de différence entre leur pathologie mentale et la réalité. La rupture entre Bug et la théorie cartésienne consiste, dans le film, à déconstruire le monde, avoir un fort degré critique vis-à-vis de la politique et de la société alors que chez Descartes, l’enjeu de son travail spirituel consiste à séparer la critique de l’opinion. Au même titre que la théorie du complot politique et militaire correspondrait, chez Descartes, au doute radical : examiner le principe des choses qui flambera comme pour se purifier de cette expérience brutale, inconfortable, dérangeante que propose Friedkin avec son dernier opus.

Bug, ou le manifeste d’un monde suffocant, broyé par des peurs intestines et paranoïaques, attendant de renaître de ses cendres.

Titre original : Bug

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Durée : 102 mn


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