Aspect de la relation homme/femme dans le cinéma américain classique

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Pour évoquer certains aspects de la relation entre les hommes et les femmes dans le cinéma américain classique, partons de quatre films référents à savoir Citizen Kane, Eve (All About Eve), Fenêtre sur cour (Rear Window), La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter). Les points communs concernant la relation homme – femme dans […]

Pour évoquer certains aspects de la relation entre les hommes et les femmes dans le cinéma américain classique, partons de quatre films référents à savoir Citizen Kane, Eve (All About Eve), Fenêtre sur cour (Rear Window), La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter).

Les points communs concernant la relation homme – femme dans les quatre films étudiés sont fort difficiles à trouver. Plusieurs pistes s’offrent cependant à nous : la crise du couple, le rapport de domination entre deux personnages, l’un féminin et l’autre masculin, et le jeu du faux-semblant. Les quatre films relatent du couple en crise : dans Citizen Kane, Charles Foster Kane se fait quitter par ses deux femmes, dans The Night of the Hunter, Harry Powell assassine Willa Harper, dans All about Eve, Bill Sampson et Margo Shannings se séparent, dans Rear Window, L.B. Jefferies se pose des questions sur l’avenir de son couple. En ce qui concerne la question de la domination, dans Citizen Kane, Charles Foster Kane domine, voire manipule, ses deux femmes. Dans The Night of the hunter, Harry Powell a tout pouvoir sur sa nouvelle femme. Dans All about Eve, les femmes sont le reflet d’une émancipation féminine. Dans Rear Window, la relation est assez ambiguë : Lisa Fremont est en même temps une femme libre et indépendante, et en même temps une femme prisonnière de l’amour qu’elle porte à Jeff, amour qui la poussera à devenir ce qu’il veut qu’elle devienne.

Nous aurions pu prendre ces trois thèmes et les exposer de manière succincte. Nous avons préféré nous pencher sur un thème particulier, celui du faux-semblant dans la relation homme – femme pour tenter dans démêler les enjeux les plus profonds.

Avant de rentrer dans le détail d’une étude comportementale, il faut déjà s’intéresser à donner une définition du faux-semblant. Dans les thématiques conflictuelles entre les hommes et les femmes dans le cinéma américain, l’apparence et le faux semblant sont deux données essentielles. L’apparence est l’attitude générale des personnages de cinéma et dont le comportement tend à refléter leur état d’esprit. Le faux-semblant est le corollaire de l’apparence. Il s’agit de la nette césure entre l’apparence et les véritables intentions des personnages. Parfois leurs attitudes ne laissent rien présager comme dans All about Eve, mais la plupart du temps, le spectateur est alerté par les détails insignifiants d’un malaise existant comme dans Rear Window par exemple.

Cette problématique est essentielle dans le cinéma américain car elle correspond à la « mentalité » américaine plus manichéenne que celle européenne. Les sentiments du personnage de cinéma américain se reflètent dans son attitude. Autour de ce postulat on peut partir sur l’application à la relation homme femme. La confiance nécessaire au sein du couple est mise à mal par « les faux-semblants ». Autrement dit, le faux-semblant renvoie au spectateur toute la différence psychologique des personnages. Dans Citizen Kane, le télescopage entre homme et femme s’appuie sur une navette perpétuelle entre le présent et le passé. Maurice Bessy affirme même que « sous la façade des potentats respectés, […] apparaît l’opposé des idéaux ou des prétentions. Et cet opposé, c’est le diable : la vérité n’est pas celle qu’on pensait, elle n’est ni bonne, ni belle, mais c’est une vérité à sa manière. » De la lutte entre la véritable personnalité de Charles Foster Kane d’une part et Emily et Susan d’autre part on dérive dans le même sens dans The Night of the hunter entre le bien incarné par Willa Harper et le mal par Harry Powell. On pourrait ainsi résumer la relation entre homme et femme par cette vision manichéenne (A).

On retrouve également un autre travers, plus subtil, dans le faux-semblant. Ni l’homme, ni la femme ne sont bons ou mauvais, ils sont juste névrosés. On retrouve ainsi dans All about Eve et dans Rear Window, l’illustration de l’inadéquation entre les intentions, même secrète, de l’homme et de la femme (B). Moins dramatique, le faux-semblant s’intéresse davantage à l’incompatibilité de « caractère » que de « personnalité ».

Partie 1 : « Le faux-semblant manichéen »

Deux films illustrent ce propos de façon méthodique, Citizen Kane et The Night of the hunter.

Citizen Kane, pilier fondateur du cinéma américain, retrace la lutte entre le mystère et la vérité, entre le vrai et le faux. Welles ne propose pas directement des personnages manichéens. Charles Foster Kane n’est pas foncièrement « mauvais ». Il est l’illustration d’une grande réussite sociale, devenu de simple journaliste un multi millionnaire mystérieux. Le passage du personnage vers la face sombre de sa personnalité propose de décrire la véritable personnalité du personnage. Il est possessif, vaniteux, et aime le pouvoir. « There is only one person in this world who decides what I’m going to do, and that’s me ! » (Charles Foster Kane). Par rapport à Susan, il apparaît comme un ignoble égoïste en la lançant dans uen carrière désastreuse de chanteuse sans lui demander la permission. Il nous semble méchant, matérialiste et incapable d’aimer. "Kane’s quest for love is the theme that prevents the film from settling into a rigid, inhuman mould. As Leland tells Thompson so glibly, “He married for love. Love. That’s why he did everything. That’s why he went into politics. Guess all he wanted out of life was love; that’s Charlie’s story, how he lost it. Y’see, he just didn’t have any to give."

La situation qu’occupe Charles « Foster » Kane n’est pas en soit anodine. La richesse lui confère un caractère quasiment « mythologique ». Un patriarche qui règne sur ses femmes, pour ainsi dire. Il prononce d’ailleurs cette phrase emblématique « J’aurais pu être un grand homme si je n’avais pas été aussi riche ». Le personnage reconnaît lui-même ses propres faiblesses quand sa maîtresse et sa femme se retrouvent tout d’un coups mises sur le même plan. Charles Foster Kane joue ainsi un double jeu dont il ne veut assumer les conséquences. La vision de ce personnage est pour moitié égocentrique et pour moitié détestable.

Sa grandeur publique, c’est-à-dire la stature sociale qu’il a atteint, n’a d’égale que sa faiblesse en privé qu’il a avec ses femmes. L’enquête de ce journaliste n’est autre que la recherche de la véritable personnalité de Charles Foster Kane. Cette vision reflète-t-elle la vision d’Orson Welles qui déclarait : « Je hais les femmes […] mais j’en ai besoin. […] La femme idéale était ce que l’homme voulait qu’elle fût ». Sans atteindre le degré d’humiliation de la femme dans « La Dame de Shanghai », Citizen Kane dresse un portrait largement porté par le charismatique Foster Kane, journaliste, homme politique, milliardaire mais aussi, « L’amour selon ma loi » de ce personnage caché. L’intérêt de Citizen Kane dans la description de la relation homme femme est ce que Johan-Frédérik et Hel-Guedj appellent « la règle privée versus la loi publique », autrement dit la recherche de l’homme véridique et pas de ce faux semblant de Foster Kane mais bien de Charles.

Dans The Night of the hunter, tiré d’un roman de Davis Grubb, Robert Mitchum incarne un pasteur, Harry Powell, incarnation en apparence du bien. Shelley Winters qui incarne « Willa Harper » est la première victime de Harry Powell. Même si on pense directement à ses enfants, elle n’en reste pas moins complètement détruite dans la reconstruction de sa vie. Le couple ne répond alors qu’à une logique d’apparence, de formalité pour Powell alors que pour Shelley, il répond d’une nécessité pour le bien de ses enfants. Le faux semblant prend dans ce film des allures de démonstration de l’horreur. Le spectateur est pris à partie comme témoin des véritables intentions de ce pasteur et de la candeur et l’innocence de son épouse, Shelley. Elle ne perçoit pas l’alerte donnée par ses enfants qui parviennent tout de suite à comprendre la tournure dramatique des évènements. Cette vision manichéenne de la relation homme femme entre un « mari pasteur méchant » et une « épouse attentionnée gentille » traduit chez le spectateur américain un vent d’effroi. Le puritanisme américain est remis en cause. Il traduit la mise à mal de la sincérité du couple. Le faux semblant prend au contraire de Citizen Kane un aspect horrifique. On est plus que dans le suspense à proprement parler, on se situe dans le diabolique en touchant au fondement même du rêve américain, le bonheur du couple. Contrairement à All about Eve et Rear Window (B), on ne se situe pas dans la crise du couple mais bien au contraire dans le jeu du faux, celui du bien contre le mauvais.

Partie 2 : Le faux-semblant, illustration de la crise du couple

Le couple est souvent affiché dans le film américain comme la base nécessaire d’un bonheur. Cette vision n’est pas uniquement américaine mais elle est récurrente au point de devenir incontournable. La crise du couple est donc naturellement un sujet propice à de nombreuses illustrations. All about Eve marque l’avènement du faux semblant dans le couple de star dont la vie privée et la vie public ne font qu’un. Au contraire, Rear Window traduit implicitement la crise du couple.

All about Eve de Joseph Léo Mankiewicz est tirée d’une histoire de Mary Orr « The Wisdom of Eve parue dans le Cosmopolitan Magazine. All about Eve est le portrait de l’ascension d’une star et le déclin d’une autre. La première est jouée par Anne Baxter dans le rôle de « Eve Harrington » et la seconde par Bette Davis dans le rôle de « Margo Channing ». Deux couples sont présents. D’abord, le couple de stars entre Margo et Bill Sampson incarné par Gary Merrill. Ensuite le second entre Eve et Addison DeWitt incarné par George Sanders.

Le choix de Bette Davis (« Margo ») au lieu de Claudette Colbert nous fait dire que la problématique du film n’est pas simplement le vieillissement de cette actrice mais aussi sa vie de couple. Dans la nouvelle de Mary Orr, Margo était mariée ce qui n’est pas le cas dans « Eve ». Elle incarne au contraire une femme en crise dans son couple, ne trouvant plus d’écho au niveau affectif avec son mari que par une simple relation mécanique proche de « Chaînes conjugales » (1948). C’est une problématique plus générale de la lassitude du couple. Le faux semblant se trouve précisément dans la première scène où Margo et Bill apparaissent unis devant les photographes et la foule. Puis dans la loge plus tard, la vie privée, banale reprend le dessus dans une dispute sans grand intérêt sur quelques futilités. Dans le même registre le couple Karen et Lloyd Richards incarné par Céleste Holm et Hugh Marlowe est relativement ambigu. Karen est différente de Margo et de Eve, elle n’appartient pas au monde du cinéma. Elle n’a donc pas d’ambition mais elle s’intègre dans la relation entre les deux stars. Elle joue un « second rôle clé ». C’est, en définitive, un personnage doté d’une grande force mentale et qui n’hésite pas à mettre son couple au second rang pour garder prise sur la situation.

Les deux couples sont différents, et véritablement le plus intéressant car révélateur du faux semblant reste celui entre Eve et Addison. Eve est en apparence une jeune femme passionnée par la vie de Margo. Mais elle est en fait une « prédatrice ». Une femme qui cache tout de ses véritables sentiments voir même de ses propres émotions. Elle se charge d’ailleurs d’éloigner, à défaut « d’éliminer », elle même les obstacles sur sa route vers le succès comme Birdie, la coiffeuse de Margo, ou encore Karen, l’amie de Margo. Mais le centre du sujet de la crise du couple se situe dans l’extraordinaire couple composé de Eve et de Addison. Elle veut devenir la plus grande actrice, il est critique reconnu de cinéma. Quand ils sortent ensemble, les deux sont conscients qu’ils ne s’aiment pas. Le couple n’est pas en crise, il est tout simplement faux. Le jeu des apparences est ici exploité avec grande intelligence. Le meilleur moyen de réussir pour Eve est de s’allier à Addison dont son statut de critique de cinéma peut l’aider. Ce couple est sur ce point totalement l’antithèse de celui dans « Fenêtre sur cour ».

Dans « Rear Window », James Stewart incarne L.B. Jefferies, un journaliste reporter polyglotte cloué sur un fauteuil roulant à la suite d’une mauvais chute. Son épouse, Lisa Fremont est interprétée par Grace Kelly. Le film se déroule dans la cour intérieur d’un bâtiment qui abrite des locataires voisins tous différents. On peut dire que le huis clos du film renforce les liens qui unissent les personnages. On rentre directement par l’intermédiaire des fenêtres ouvertes à l’intérieur de l’intimité des voisins.

Le couple est relativement étrange. Au repos forcé, L.B. Jefferies se prend à s’amuser de la distraction d’observer ses voisins avec ses jumelles. Il ne partage plus ou pas d’intimité avec Lisa qui se contente de lui tenir compagnie. Le couple est relativement mal en point. La crise n’est pas directement visible puisque les époux paraissent relativement proches. Toutefois avec la subtilité du langage visuelle d’Hitchcock, on dénote une certaine lassitude. Les deux se passionnent pour la vie de leurs voisins. Cela relève quand même d’un manque crucial de perspective dans leurs vies. Ils ne parlent quasiment exclusivement que des voisins. Inconsciemment, ils ne s’envisagent pas dans une relation de normalité d’un couple. Le faux-semblant est à un tel point latent que Lisa agit et se comporte de la même manière que l’infirmière particulière de L.B. Elle accepte d’aller voir ce qui se passe chez les voisins, elle se prend à ce jeu de cache cache. Derrière l’apparence d’un thriller originale, Alfred Hitchcock aborde la crise du couple à travers sa fuite en avant dans un divertissement douteux. Il entend mettre au grand jour que l’apparence de bonheur du couple traduit en réalité un faux semblant irrémédiable au travers de la grande lassitude du couple.

L’étude des personnages nous permet d’aller encore plus loin dans l’analyse. Lisa semble elle-même vouloir s’enfermer dans l’image d’une femme passive, mais se révélera dans l’action. Elle se montrera une femme forte, loin de l’image de la femme sans défense est incapable. La première fois que nous la voyons, elle est ressentie comme une présence toute-puissante. Nous la découvrons par la suite comme une femme très sûre d’elle. Tout au long du film, ses tenues exquises lui confèrent l’aspect d’un martien dans le monde de Jeff. Elle est plus étrange et plus exotique que toutes les merveilles rencontrées par lui au cours de ses nombreux voyages. Jeff se sent menacé par tout cela. Car Lisa se montrera « redoutable », elle parviendra exactement à ses fins. La séquence qui montre la victoire de Lisa sur Jeff est celle où Grace Kelly, qui veut se faire épouser par James Stewart (qui lui ne le veut pas), s’introduit dans l’appartement de l’assassin pour trouver une preuve contre lui et trouve l’alliance de sa femme. Elle met l’alliance à son doigt, et place sa main derrière son dos afin que de l’autre côté da la cour, Stewart regarde l’alliance avec ses jumelles. Pour Grace Kelly, c’est comme une double victoire : elle a réussit son enquête et elle réussira à se faire épouser, elle a déjà la bague au doigt.

Jeff prétend que Lisa est trop parfaite. De prime abord, c’est une raison absurde pour refuser le mariage, comme Stella le lui fait remarquer. Mais s’il est irréaliste de supposer qu’un homme normalement constitué puisse rejeter Grace Kelly, il y a une certaine vraisemblance psychologique dans le fait que Jeff craint la perfection de Lisa. Car au final, Jeff, qui est pourtant à la base un homme d’action hors pair, va devoir (et avec lui le spectateur masculin) s’identifier à la femme et prendre conscience de sa propre passivité par rapport aux événements qui se déroulent sous ses yeux. Lors de la dernière séquence du film, Lisa, étendue sur le lit, est devenue l’image miroir de l’homme (en vêtement masculin et lisant un livre sur l’aventure masculine). Avec plus de clarté que dans la plupart des films d’Hitchcock, la fin, avec son image narrative de Lisa en travesti, révèle comment la féminité acceptable est une construction du désir narcissique masculin ; Jeff est un homme qui ne peut aimer Lisa que si elle devient son propre reflet ; il n’est sexuellement attiré par elle que lorsqu’elle commence à corroborer son interprétation du monde environnant. En d’autres termes, le récit de Rear Window fonctionne comme fantasme masculin projeté sur le corps de la femme.

Filmographie de l’étude

  • Citizen Kane de Orson Welles (1941)
  • Eve (All About Eve) de Joseph Leo Mankiewicz (1950)
  • Fenêtre sur cour (Rear Window) de Alfred Hitchcock (1954)
  • La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter) de Charles Laughton (1955)


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