Alors que Scorsese usait encore ses fonds de culotte sur les bancs de l’école et que George Lucas, illustre inconnu, écoutait sagement les conseils de son mentor – un Coppola assoiffé de pouvoir – Hollywood jeta son dévolu sur Woody Allen pour redonner un souffle comique à quelques films. De fil en aiguille, il allait se faire une place dans le cinéma d’auteur, en marge des studios mais aussi du Nouvel Hollywood (composé justement de Coppola, Scorsese, Lucas, Spielberg et autres Paul Schrader).
Longtemps considéré comme un amuseur, un petit Juif névrosé d’une grande maladresse, Woody Allen changea la donne avec Annie Hall, et franchit un nouveau cap. Finies les successions de gags comme dans Prends l’oseille et tire-toi ! ou Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe (sans jamais oser le demander), place à la réflexion sérieuse, sous couvert d’un humour extrêmement travaillé et d’un univers qu’Allen visiterait par la suite sous toutes les coutures…
Partie 1 : Entre fiction et réalité
Lorsque Woody Allen réalise son film, il sort d’une histoire d’amour avec Diane Keaton (Diane Hall de son vrai nom, Annie de son surnom…). L’histoire qui va suivre est donc une mise en abyme renversante, clairement assumée par l’auteur. Annie Hall établit ainsi le début d’une œuvre plus mature chez le cinéaste : une autobiographie, où réalité et fiction deviennent difficiles à dissocier, mettant en avant un certain nombre de thèmes et mélangeant subtilement drame et comédie.
D’emblée, Allen se dévoile au spectateur : enfant mal dans sa peau, plus intéressé par les filles que par les études, il grandit dans un climat peu serein, ponctué par les disputes de ses parents. Et finit par tenter sa chance comme comique pour la télévision. A partir d’un fait anodin (une partie de tennis entre amis), il rencontre Annie (alias Diane Keaton) avec qui il va vivre une histoire d’amour passionnée mais vouée à l’échec…
Sans pour autant faire son 8 ½ (pour cela voir Stardust Memories), Allen veut partager ses angoisses mais aussi son processus de création. Il profite de l’occasion pour régler quelques comptes : ainsi les attaques fusent envers le milieu de l’éducation (la dispute avec l’universitaire dans le cinéma, les profs ignorants durant son passage à l’école…), la politique (et plus particulièrement la gauche), les pseudo intellectuels ou encore le monde du showbiz en tant que tel (Hollywood et l’univers de la musique plus particulièrement, accusés de voler l’âme des artistes).
Partie 2 : Allen et ses hommages
Woody Allen s’est réalisé en se nourrissant de diverses influences. Il s’en rend très bien compte et se permet, le temps du film, de saluer ses maîtres absolus, tels que Bergman, Freud ou encore Capote.
Groucho Marx : Allen partage avec Groucho Marx le même amour de la réplique cinglante : « Tout ce que les parents estiment sain est malsain : le soleil, le lait, le foie de veau, les études » ; « Ne critique pas la masturbation, c’est faire l’amour avec quelqu’un que j’aime ! »). Allen rend directement hommage à son idole en le citant comme le fil conducteur de sa vie, à travers la célèbre citation « Je ne ferai jamais partie d’un club qui souhaiterait m’avoir pour membre ». L’ombre de Groucho Marx plane d’ailleurs sur l’ensemble des films du cinéaste, dans ce besoin de privilégier le dialogue à l’action.
Sigmund Freud : Allen a toujours admiré Freud, même s’il n’est pas toujours en accord avec ses idées. Ainsi, s’il le cite volontiers comme référence, il n’hésite pas à avouer qu’il n’a jamais respecté ses théories, comme celle de la période de latence.
Ingmar Bergman : Bergman a toujours été l’une des influences majeures du cinéaste. Cette filiation trouve ici écho dans l’affiche de Face-à-face. L’hommage sera beaucoup plus grand dans l’un de ses films suivants, Intérieurs.
Federico Fellini : C’est en attendant de voir Le chagrin et la pitié qu’un universitaire critique le dernier Fellini en date (Amarcord ou Casanova, on ne sait pas trop bien, ce qui fait d’ailleurs tout l’intérêt de la séquence), avant d’enchaîner sur La Strada, Juliette des esprits ou Satyricon. Cela aura le don d’énerver Alvy, qui du coup se disputera avec Annie à propos de leur vie sexuelle, nous permettant de mieux comprendre la situation actuelle au sein du couple.
Truman Capote : Cité à plusieurs reprises, Capote fait assurément partie des références d’Allen. Quoi de plus naturel au regard de l’exceptionnelle facilité à « fictionnaliser » la réalité dont fait preuve le romancier américain dans son œuvre « De sang-froid » ?
Marshall McLuhan : Allen est un fidèle adepte des théories de cet important personnage du domaine de la communication . Il faut savoir que McLuhan classe les médias en deux grandes catégories : d’un côté, les médias « chauds », qui ne demandent la participation que d’un seul de nos sens (l’information reçue par ce sens étant d’entrée de jeu très riche, la participation du cerveau est faible) et les médias « froids », qui s’adressent à plusieurs sens et sont plutôt pauvres (et demandent de la part du récepteur une participation très importante pour compenser cette pauvreté).
Ainsi, le cinéma est « chaud », alors que la télévision est « froide ». Logique, dès lors, que Woody Allen, supportant difficilement le support télévisuel (voir son antipathie envers le support DVD), admire cet auteur… A noter d’ailleurs qu’il s’agit de l’hommage le plus direct du film, puisque McLuhan lui-même apparaît pour aider Woody à détruire les idées de l’universitaire prétentieux.
On notera également quelques autres références et clins d’œil : Le chagrin et la pitié, La grande illusion, Samuel Beckett, Salinger ou encore Mort à Venise.
Partie 3 : Les principaux thèmes du film
Les relations amoureuses
L’un des thèmes récurrents dans la filmographie de Woody Allen trouve ici son plus bel exemple. Le cinéaste aborde honnêtement sa relation avec Keaton, au début merveilleuse, puis chaotique. Allen est honnête et sait reconnaître ses torts. La seconde chose qui différencie cette romance des romances hollywoodiennes classiques, c’est ce souci de coller à une vérité, un peu dans l’esprit d’un John Cassavetes. Ainsi, il y a amour, puis rupture, réconciliation et enfin nouvelle rupture, définitive cette fois-ci. Entre temps, Allen tente d’oublier Annie par diverses conquêtes (sublime passage avec Shelley Duvall, où Allen attaque un peu le magazine Rolling Stones), mais en vain.
Les relations amoureuses, et plus généralement les relations hommes – femmes, sont mises en avant dans ce film. Poussée à son paroxysme, cette réflexion ne trouvera d’équivalent que bien des années plus tard, à travers des films comme Maris et femmes. Mais Allen reste un romantique au plus profond de lui-même, comme le prouve cette réplique finale : « Je pensais à cette vieille blague, vous savez, ce type va chez un psychiatre et dit : « Doc, mon frère est fou. Il se prend pour une poule. » Et le docteur dit: « Et bien, pourquoi ne le faites-vous pas enfermer ? » Et le type dit: « J’aimerais bien, mais j’ai besoin des oeufs. » Et bien, je crois que c’est ce que je ressens au sujet des relations. Vous savez, elles sont totalement irrationnelles et folles et absurdes et… mais, euh, je crois qu’on continue parce que la plupart d’entre nous ont besoin des oeufs… ».
Des origines juives
Allen n’a caché ses origines, il en tire même une large partie de son humour. Il suffit de voir avec quel plaisir il raconte, en guise d’introduction, la blague des deux vieilles juives dans un restaurant. Même la paranoïa trouve, chez le cinéaste, un écho humoristique, comme les angoisses d’Allen d’être entouré d’antisémites dans une ville comme New York. Sans pour autant remettre en cause sa religion, il se moque parfois de ses principes (« Nous jeûnons pour expier nos péchés. – Quels péchés, je ne vois pas lesquels ? – Pour être franc, moi non plus… »).
La psychanalyse
Pour la première fois, Allen utilise pleinement le ressort comique de la psychanalyse pour étoffer son récit. Il sait pertinemment les bienfaits et les risques de la psychanalyse au sein d’un couple. Ainsi, s’il sous-entend que chez lui, elle n’a aucun effet, il lui accorde volontiers une part de responsabilité dans la séparation de son couple. Il est des analyses qu’il ne vaut mieux pas faire, tel est son constat. Il affirme même que cela ne sert à rien, que le meilleur moyen d’exorciser ses démons n’est pas tant de les raconter allongé sur un divan que de les transmettre via l’art.
La mort
Même si ce thème est moins exploité qu’il ne le sera dans Ombres et brouillard ou Crimes et délits, il reste un élément assez cité pour en tenir compte. On a l’impression, à plusieurs moments, que Woody Allen refuse de profiter de la vie par crainte de la mort. Celui qui disait que « La mort n’est pas une fin, mais plutôt une manière efficace, puisqu’elle a fait ses preuves, de réduire son train de vie », semble aussi en accuser le coup, comme lors de cette dispute où Annie (ou Diane ?) reproche à Alvy (Woody ?) de ne lui avoir offert que des livres contenant le mot « mort » dans le titre. L’angoisse perpétuelle de la mort n’a pas encore atteint son paroxysme, mais elle trouve néanmoins en ce film une étape assez importante.
L’art
Pour Allen, l’art représente la meilleure forme de psychanalyse. Comme il le dit volontiers lui-même : « Mes films sont une forme de psychanalyse, sauf que c’est moi qui suis payé, ce qui change tout ! ». L’importance qu’accorde Allen à l’art, plus particulièrement au cinéma et à la littérature (mais aussi à la peinture et à la musique), est fondamentale dans son approche du cinéma. De multiples références, comme nous l’avons montré, mais aussi l’imitation du style d’un cinéaste ou d’un écrivain (Guerre et amour = Tolstoï, Intérieurs = Ingmar Bergman, Stardust Memories = Fellini, Comédie érotique d’une nuit d’été = Shakespeare, La rose pourpre du Caire = Pirandello, Hannah et ses sœurs = Tchekhov, Une autre femme et Maris et femmes = John Cassavetes, Ombres et brouillard = Murnau et l’ensemble du cinéma expressionniste, Crimes et délits et Match Point = Dostoïevski…).
Néanmoins, Annie Hall s’inscrit, comme Zelig, dans une veine typiquement « allenienne » d’un point de vue stylistique. Ici, le cinéaste puise son inspiration non pas de sources extérieures mais d’une source somatique, lui-même ; et il s’en explique en disant qu’ « on tente d’atteindre la perfection dans l’art, à défaut de l’atteindre dans la vraie vie… ».
Partie 4 : Une narration complexe
La particularité d’Annie Hall réside certainement dans sa narration, dont la complexité permet un bon nombre de folies au cinéaste, une certaine distanciation par moments et une volonté d’impliquer le spectateur à d’autres. On peut considérer que trois points de vue existent dans Annie Hall : Woody racontant son histoire, Woody se racontant son histoire et Woody nous racontant son histoire.
Le premier point de vue est donc relativement classique, mais permet une neutralité nécessaire au film. Ainsi découvre-t-on un personnage d’Alvy angoissé, arrogant, excessif, poussant Annie dans ses retranchements intellectuels, la forçant à apprendre continuellement et à assouvir ses pulsions sexuelles… Du coup, le personnage d’Annie, qu’on aurait pu prendre en grippe, nous devient humain, puisqu’on ne peut lui en vouloir de privilégier une arrière à une relation avec un loufoque intellectuel comme Alvy Singer.
Le deuxième point de vue offre une approche plus subjective de l’histoire. Certes, Alvy a ses défauts, mais il explique d’où viennent ses tares, ses peurs, ses envies… Il tente aussi de comprendre comment tout cela a pu se produire, et surtout il choisit les éléments qu’il veut bien nous dévoiler. Le second intérêt de cette manière de raconter est qu’elle permet des scènes imaginaires, comme Alvy se retrouvant au milieu de ses camarades d’école alors que son double enfant se fait réprimander, ou encore les disputes et réunions familiales auxquelles assistent Alvy, Annie et leur ami.
Le troisième point de vue implique le spectateur dans le film. En s’adressant directement à lui, comme lors de la scène d’introduction, il accepte de se confier comme si le spectateur était un ami, ce qui quelque part pousse celui-ci à rentrer dans l’histoire jusqu’à la fin. De cette manière, Allen est sûr de captiver le public, non plus passif mais considéré comme un élément essentiel pour la suite du récit (preuve avec ces quelques réactions de gens au sein de la rue). Il y a aussi cette volonté de nous faire réagir, comme lorsque Alvy demande l’approbation d’une remarque qu’il vient de faire, et la possibilité de scènes amusantes comme celle où l’on voit Woody Allen en cartoon !
L’éclatement du récit participe enfin à l’attention du spectateur, puisque Allen ne désigne jamais s’il s’agit d’un flash-back ou non. Du coup, le spectateur se voit obligé de prêter toute son attention au récit si il ne veut pas se perdre dans son labyrinthe…
Partie 5 : New York en toile de fond
S’il est un cinéaste qui filme divinement New York, c’est bien Woody Allen, dont la vision de la « Big Apple » est moins terne et violente que celle de Martin Scorsese. Avec Annie Hall, Woody exprime pleinement son amour pour sa ville natale, filmant chaque coin de rue, chaque lieu public comme s’il s’agissait d’une merveille. Si cet amour atteindra des sommets dans Manhattan, Annie Hall constitue quand même l’un des plus beaux exemples.
Allen déclare également son amour pour New York en n’hésitant pas à la comparer à Los Angeles. Ville dépravée, sans âme, sans recherche (les maisons étant un patchwork de plusieurs styles) et superficielle, Beverly Hills n’est que le refuge d’un univers conditionné, où les émissions sont bidouillées, les producteurs organisant de gigantesques fêtes pour se taper des starlettes et sniffer de la cocaïne, et où même Noël perd de sa magie à cause d’un soleil de plomb.
Néanmoins, Allen ne se masque pas la vérité : New York est sale, la météo n’est pas toujours excellente alors qu’en Californie, le soleil est là et les jolies filles aussi. Mais voilà, c’est viscéral, Woody n’est bien qu’à New York, berceau du cinéma indépendant. Pour preuve, dès qu’il est à Los Angeles il attrape la nausée… Un amour infini est donc établi entre Allen et sa ville, qu’il ne quitterait pour rien au monde, pas même pour Annie alias Diane Keaton. Pourtant, Allen lui fera une petite infidélité avec Matchpoint ; mais c’est là une autre histoire.
Conclusion
Woody Allen n’est certainement pas le cinéaste le plus aimé de son pays. Peut-être est-ce parce que son style, assez européen, s’adresse plus à des « cinéphiles confirmés » qu’aux autres, malgré sa volonté d’être accessible à tous. Annie Hall l’a pourtant propulsé au rang de cinéaste majeur, puisque le film fut un joli succès public mais surtout critique, remportant 4 Oscars en 1978 (meilleur film, meilleur scénario, meilleur réalisateur et meilleure actrice) et une nomination de meilleur acteur pour Allen lui-même. Entièrement porté par le duo Allen-Keaton, tour à tour drôle et mélancolique, Annie Hall est le premier chef-d’œuvre du réalisateur, sorte de synthèse de tout son univers, et reste considéré à l’heure actuelle comme l’un des sommets de sa carrière. Une réputation amplement justifiée.