C’est le regard torturé de Michael Corleone, c’est celui, déjanté, de Tony Montana, c’est même le regard amusé du Diable. Comme un vrai classique dont on regarde la poussière avec émotion, Al Pacino est une figure incontournable du cinéma américain du XXème siècle. Or, derrière les personnages ambigus ou inquiétants qu’il a interprétés pendant 40 ans, se cache en fait un bourreau de travail amoureux de Shakespeare, pour qui jouer la comédie est la vie. Force est de constater, en lisant les entretiens de Lawrence Grobel, qu’on n’en savait finalement très peu sur l’homme qui incarne tous ces regards sombres. La découverte est touchante : Al Pacino, réfractaire à l’exercice de l’interview, est un homme timide, pas matérialiste, qui déteste l’idée de faire deux choses à la fois et rêve de Richard III. Parce qu’il a toujours fui le statut médiatique de star, ou peut-être précisément grâce à cette relative discrétion, il est bon de se souvenir (ou de découvrir) qu’Al Pacino est avant tout un artiste. Tout simplement.
En 1979, convaincu par l’interview qu’il a faite de Marlon Brando qu’il adule, Alfredo James Pacino accepte de rencontrer le journaliste Lawrence Grobel. Leur premier entretien va s’étaler sur plusieurs jours, puis conduire à une amitié aujourd’hui vieille de trente ans ; c’est bien cette complicité entre les deux hommes, se confiant l’un à l’autre avec humour et sincérité, qui est le piment du livre. Recueil d’entretiens et d’articles rédigés au fil des années de carrière de Pacino, il est ainsi plus qu’une biographie de l’acteur : il nous plonge dans l’intimité de l’homme, de photos en portraits, d’anecdotes en témoignages, de cabotinage en pudeur.
Tourner les pages d’Al Pacino revient d’abord à découvrir un vrai passionné des planches, devenu comédien pour ne pas les quitter. Adolescent doué puis jeune homme intégrant l’Actors Studio de Lee Strasberg (au deuxième coup), il voue sa vie au théâtre et au travail de son jeu d’acteur – littéralement: « Ce que je suis, c’est aussi mon travail », dit-il déjà en 1979. Outre ses personnages qu’il aborde méticuleusement, cherchant à les incarner au plus proche de leur psychologie, l’acteur est aussi attiré par la beauté de la langue, celle de Brecht, Tchekhov et évidemment Shakespeare (dont il récite des tirades comme on commande un café). Cet amour du langage est primordial. Il aurait consacré sa vie à l’écriture s’il avait pu ; mais Pacino ne sait pas écrire, alors il jouera, infatigablement, par envie et par besoin, dans plus d’une quarantaine de films (des années Un après-midi de chien aux années Insomnia, en passant par Frankie et Johnny ou Heat) et dans une trentaine de pièces de théâtre (de off à off-off Broadway). Cette passion couplée s’accomplit d’ailleurs pleinement lorsque Pacino se transforme, de comédien exigeant en cinéaste exigeant ; en effet, chose peu connue, il a réalisé trois « pièces filmées » (The Local Stigmatic en 1969, Chinese Coffee en 1989 et Looking for Richard en 1996). Artiste investi mais toujours farouche à la ville, et peu intéressé par le succès commercial, deux de ses trois films n’ont jamais été distribués avant leur première sortie de l’ombre dans le coffret DVD qui les réunit en… 2005.
Chemin faisant, tourner les pages d’Al Pacino, c’est aussi s’entretenir avec un spectateur averti. Fan d’acteurs, il apprécie le travail de ses contemporains (et pas des moindres) Dustin Hoffman, Robert de Niro et Jack Nicholson ; mais le « petit comédien » sicilien admire aussi Brando et James Dean, et les actrices Meryl Streep et Diane Keaton. Chez les « petits jeunes », il ne rate pas un film de John Goodman ou Tom Hanks, ou encore Johnny Depp, qui le fait beaucoup rire, et Sean Penn. Côté réalisateur, il nomme Altman et Peckinpah, pour qui il n’a pas joué, et bien sûr Coppola, qu’il estime énormément : « C’est l’une des personnes les plus intelligentes que j’ai jamais rencontrées ». Cette reconnaissance est mutuelle ; fort de l’avoir imposé dans le Parrain contre l’avis des producteurs, le réalisateur confie à son tour que Pacino est un acteur d’une intelligence rare. D’ailleurs, le détour par l’expérience du Parrain n’est pas que le passage obligé de la rançon de la gloire. Au contraire, Pacino est fier de son Michael Corleone, «(ce rôle) n’est pas un défi, c’est une opportunité », surtout dans le Parrain II, qu’il considère comme sa meilleure prestation d’acteur. Pour l’anecdote, le lecteur ne manquera pas de souligner son avis concernant le troisième volet de la trilogie. Verdict : il ne peut s’empêcher de déplorer l’absence du consigliere James Caan. L’autre rôle dont Al Pacino a toujours été satisfait et fier, malgré son accueil critique désastreux lors de sa sortie, c’est le Tony Montana de Scarface ; il place ce film dans le petit panthéon personnel de ses cinq films préférés. Mais cette fierté de son travail n’est jamais de l’orgueil. Al Pacino est sensible aux critiques, même s’il refuse de trop y prendre parti, estimant que la responsabilité de l’acteur se limite à son travail d’interprétation. Et s’il rechigne à l’avouer, il est également sensible à la reconnaissance de ses pairs, d’abord à l’occasion de tous les oscars qu’il n’obtient pas, malgré sept nominations, puis pour celui qu’il décroche finalement en 1992, pour Le Temps d’un week-end. Sans prétention, en retrait de la presse, Al Pacino est surtout à la fois son propre professeur ainsi que son propre élève, jouant pour améliorer ses performances et s’améliorant pour jouer encore.
Tourner les pages d’Al Pacino, c’est aussi découvrir le gentil bougre derrière l’acteur, l’homme un peu bourru mais amusant, qui ne supporte pas les gens qui mangent ou lisent en écoutant Beethoven. Esthète autodidacte et grand gourmand, Al Pacino est en fait un homme simple : qui s’étonne de son succès, qui est toujours disponible pour son public dans la rue (à tel point qu’il a du mal à le reconnaître), mais refusant de s’engager trop en avant sur la scène médiatique, convaincu que le comédien ne doit pas être sur-représenté par rapport à l’œuvre. Pourtant «il faut bien que quelqu’un soit Al Pacino », dit un jour son ami et mentor Charlie Laughton, à un passant qui n’en croit pas ses yeux. C’est un fait.
Le Al Pacino qui se raconte, dans ses réponses à Lawrence Grobel, est l’humain hors des lumières de la célébrité, qui n’aspire qu’à une seule chose : bien faire le travail qui le nourrit, plus existentiellement que matériellement d’ailleurs. L’argent, il s’en fiche un peu Pacino : il n’en avait pas beaucoup quand il était gamin du South Bronx, et dès qu’il a commencé à en gagner, 14 $ en étant portier, il allait se payer deux bières. Sans tabou et sans culpabilité, le comédien assure qu’il n’est pas plus heureux avec sa fortune aujourd’hui. «Quand tu es concentré, tu es heureux. Et aussi quand tu ne penses pas trop à toi-même, habituellement tu es heureux». Le travail encore. Et la passion, toujours, de bien le faire, en espérant combattre les formules qui le figent et lui posent problème. « J’espère bien que chaque rôle que je joue, par rapport au précédent, c’est du Al Pacino comme vous ne l’avez jamais vu ».
Tourner les pages d’Al Pacino, c’est enfin appréhender l’enfant solitaire ou l’homme à la vie sentimentale mouvementée, puis rapidement s’en éloigner, satisfait de la pudeur silencieuse. Les velléités psychanalytiques n’ont que peu de poids face à celui qui forge son identité à travers son art. On doit juste le respect au Parrain.
Le livre refermé, la question se pose alors : les entretiens de Lawrence Grobel sont-ils réservés aux « Pacinistes » invétérés ? La réponse s’est tissée d’elle-même au fil des pages. Elle trouvera probablement écho chez des passionnés de cinéma et des amateurs de destins d’exception. Pourquoi lui ?
« Comment puis-je savoir ce qu’on pense de moi ? Je ne peux pas deviner la façon dont les gens me perçoivent. J’essaie plutôt de me concentrer sur le travail que je fais ». Merci l’artiste, M’sieur Pacino.