« J’aime mieux être fossoyeur que laquais » (Sartre)
Inclassable, iconoclaste, à « double tranchant ». Comme une farce épique menée à la pointe du sabre et de la dérision.
Avec Yojimbo (1961), Akira Kurosawa repense de fond en comble sa mythologie narrative. Il compose de toutes pièces une farce satirique tout en morceaux de bravoure. Prenant délibérément le contre-pied de l’Histoire, le passé parodie le présent dans un sempiternel questionnement par l’absurde.
Son héros désabusé, Sanjuro (Toshiro Mifune) est un samouraï sans maître ni grade, un trompe-la-mort, un traîne-sabres, un ferrailleur invétéré, un « bravade » pur et dur et sans foi ni loi, un garde-du-corps se jetant dans le corps-à-corps de la mêlée jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun opposant à lui opposer ; c’est à dire plus aucun corps à garder.
Un liquidateur justicier tel que l’inspecteur Harry aux méthodes expéditives aussi peu orthodoxes mais tout aussi efficaces. Un maître d’armes adepte des arts martiaux et du kendo en particulier, à la manière d’un Clint Eastwood en maître-artificier dans Le bon, la brute et le truand (Sergio Leone, 1966).
L’archétype du héros « easternien » solitaire et solidaire comme revisité par la griffe d’un Ford ou d’un Hawks des antipodes. Les références pourraient encore abonder car, non content d’être un « détonateur » du récit, Sanjuro est sans conteste un pur artifice.
Pur décalque westernien, hommage ou succédané ?
Sanjuro est un desperado qui s’affranchit des lois et vit commodément dans leurs marges. Rônin sans le sou – et c’est un pléonasme car la plupart des samouraïs en ces temps reculés vivaient d’expédients -, il sillonne la campagne, sans feu ni lieu, ceint de son seul sabre pour compagnon – comme le colt balloté dans le holster du « gunfighter » de l’Ouest à la même époque.
Il arpente à grandes enjambées une ville fantôme qui se révèle être un coupe-gorge peuplé d’aigrefins. Fini les fiers coursiers aux crinières flottantes et empanachées. Le mythe du samouraï en prend pour son grade.
Dès la séquence inaugurale, Kurosawa s’attache au téléobjectif qu’il ne quittera plus à la seule errance de ce « bretteur à gages », oblitérant les paysages alentour qui prennent des allures de cartes postales – tel ce cliché d’ouverture du mont Fuji qui serait la réplique fantasmatique nipponne des contreforts et canyons du western hollywoodien. De même, un espace gigogne à claires-voies n’en finit pas d’ouvrir et de dérouler un champ clos sur de sourdes conspirations ourdies d’un clan à l’encontre de l’autre, et déjouées par la roublardise de ce héros atypique.
Fier-à-bras prompt à la fanfaronnade, Sanjuro vante ses services pour un bol de riz et un peu de saké. Il pactise avec Gon, le tenancier du tripot local, pâle réplique du saloon westernien, avec le croque-mort dont le cahier des charges ne désemplit pas tant la violence aveugle est de mise. Ce cadre westernien, Kurosawa le transpose jusqu’à la caricature. En préambule récurrent dans les films du genre : le tavernier lui signifie que seul le sabre rétablira la paix dans le bourg, au même titre que le shérif justicier parti en croisade contre les ruffians à la pointe du fusil. Deux clans rivaux tiennent la ville en couple réglé : ceux de Seibei et Yoshitura. Prenant astucieusement la mesure de la situation, Sanjuro, redresseur de torts malgré lui, temporise ; prétextant vendre ses services au plus offrant des deux clans mercantiles, en faisant monter artificiellement les enchères et en flattant leurs plus bas instincts dont l’avarice comme le pire des vices.
Devenu simple ronin, porte-sabres ou homme lige, le samouraï est sur le déclin
L’action de Yojimbo se situe en 1860, au terme de la longue ère Edo dont les derniers soubresauts furent l’époque tumultueuse des mutations sociales Tokugawa. Avec l’effritement de la féodalité, sa perte de souveraineté et le démantèlement de son régime de fiefs, le statut social du samouraï est tombé en disgrâce et en désuétude .
Le samouraï n’est plus qu’un rônin, un mercenaire sans maître devenu un porte-sabres, l’homme lige voire l’exécuteur des basses œuvres de la classe émergente des marchands. Un simple garde-du corps.
Le système traditionnel féodal avait institué de véritables prérogatives aux samouraïs depuis lors battues en brèche ; les hissant hiérarchiquement au-dessus des castes des fermiers, des artisans et même des marchands. Désormais relégué à l’état de rônin, le samouraï ne travaille plus que comme un mercenaire à la solde du plus offrant dans le meilleur des cas.
Ici, Sanjuro est voué à n’être qu’ un « demi-solde » puisqu’il officie tour à tour pour les deux clans antagonistes.
Une nouvelle ère s’ouvre, où les pratiques hors-la-loi, le vandalisme, la sauvagerie, la déloyauté, le mercantilisme débridé ne connaissent plus de limites et sont pour mieux dire la règle au sein d’une société rampante et dévoyée ; abandonnée à la rapacité des plus cupides.
L’art du kendo ou la « voix du sabre »
Tout laisse à penser à une transposition de la corporation des affairistes et de leurs porte-flingues yakuza des Salauds dorment en paix (1960) à la caste des marchands du milieu du XIXéme siècle. Le peintre illusionniste Kurosawa exécute en arabesques une pochade satirique qui culmine au burlesque des situations, et les chorégraphies du kendo sont autant de sarabandes endiablées qui prolongent le western-soja initié avec Les sept samouraïs (1954) et anticipent le western-spaghetti.
Par-delà les convenances, les opportunités d’argent, Sanjuro s’embarque « à corps perdu » dans une expédition punitive en règle contre la corruption et l’injustice. Le personnage est parodique « jusqu’au bout du sabre », tout en s’inscrivant idéalement dans la lignée des héros kurosawiens portés par un humanisme sans faille et un individualisme forcené. L’impétuosité en moins, il est la réincarnation du personnage histrionique du septième samouraï, exécutant le récit du tranchant de son sabre qu’il croise en adoptant des poses ostentatoires. Faute de combattants, la narration se clôt d’elle-même dans un suprême pied de nez.
Un samouraï des plus atypiques, préludant une ère moderne corporatiste
A l’instar d’autres héros kurosawiens, Sanjuro entre dans l’arène en laissant ingénieusement s’entre-tuer cette caste vénale des marchands faits de grippe-sous, de pingres et précurseurs des cartels de businessmen âpres aux gains et prêts à toutes les exactions pour parvenir à leurs fins. Ceux-là même aux multiples ramifications qui finiront par l’emporter dans Les salauds dorment en paix.
Mais à la différence de ses congénères, Sanjuro n’incarne aucun des préceptes de valeurs des samouraïs, et ses actes ne sont pas plus dictés par une raison éthique qu’ils ne le sont par un quelconque idéal guerrier.
Lors de la très esthétique séquence de dénouement où Sanjuro porte l’estocade finale au clan Yoshitura en fâcheuse posture et à son porte-flingue au sens littéral du terme, l’homme de main au pistolet apparaît comme un yakuza égaré dans un western-soja pur jus selon une volontaire confusion des genres qui « appuie sur l’arme de la dérision » : « Sans mon pistolet, je me sens nu ». « Je ne puis aller aux enfers. Aux portes des enfers, je t’attendrai» profère-t-il, moribond, dans une dernière adjuration à son adversaire. Sanjuro conclut en guise d’homélie funèbre : « il est mort sans perdre une seule once de son cynisme ». Ce cynisme qui tient ici lieu d’arme de dérision massive : Kurosawa prend un malin plaisir à contrefaire les apparences définitivement trompeuses.
Nouvelle Restauration 4K. Distribuée par Carlotta.
* L’auteur a notamment écrit un essai littéraire sur le cinéma japonais de la tradition paru aux Éditions Jacques Flament : Le bonsaï qui cache la forêt. Lien pour se le procurer et le commander: https://www.jacquesflamenteditions.com/544-le-bon sai-qui-cache-la-foret/
Retrouvez les autres textes consacrés à la rétrospective de 9 films de Kurosawa en version restaurée :
Qui marche sur la queue du tigre… (1945) et Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946)
Vivre dans la peur (1955)
Le Château de l’Araignée (1957)
Les Bas-fonds (1957)
Les salauds dorment en paix (1960)
Entre le ciel et l’enfer (1963)
Dodes’ka-den (1970)