Une femme sous influence (Woman under the Influence)

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A travers le destin d´une femme, épouse et mère de famille déchirée par des tourments intimes, John Cassavetes donne à percevoir les névroses contemporaines et leurs effets sur la société. Le film a gardé toute sa force et sa pertinence, servi par des comédiens en état de grâce et des partis-pris audacieux.

Le combat d’une femme

Son œuvre maîtresse, Une femme sous influence, réalisé en totale indépendance en 1974,  est la chronique d’une folie ordinaire, ou plutôt de l’ordinaire de la folie. Mais le film est avant tout l’histoire d’une femme. Sans qu’il n’y ait pour autant de discours féministe, le propos de John Cassavetes est de montrer «le combat d’une femme qui cherche un autre langage pour atteindre les gens qui l’entourent et qu’elle aime », ambition qui a longtemps suivi le cinéate.

Une femme sous influence n’est pas une exception dans l’oeuvre du réalisateur, perçu aujourd’hui comme le fondateur des films indépendants aux Etats-Unis. S’il a marqué le cinéma, c’est justement par ses portraits de femmes, rendus singuliers par leur volonté de parler du monde intérieur du « deuxième sexe », à la fois bizarre et merveilleux . John Cassavetes est soutenu dans sa démarche par son épouse, Gena Rowlands, également sa muse, et qui porte tout le film : Rowlands est véritablement Mabel Longhetti, cette femme dont chaque geste, parole, respiration est l’expression du combat qu’elle mène contre les démons qui la rongent de l’intérieur. Elle retranscrit tous les frémissements de son âme, à mille lieues de la performance d’actrice maîtrisée ou hystérique – et reçoit d’ailleurs pour le rôle le Golden Globe de la meilleure actrice en 1974.

Film typiquement « cassavétien », il est difficile, et même peu intéressant, de le résumer. Tout s’y passe sur une poignée de jours, qui sont l’occasion de pénétrer dans la vie de Mabel, épouse et mère de trois enfants, vivant à Los Angeles. Elle est introduite au spectateur alors qu’elle laisse ses enfants à sa mère, et se prépare à passer la soirée avec son mari Nick (joué par Peter Falk, lui aussi excellent). Ce dernier, contremaître sur les chantiers, est pourtant retenu par le travail, et ne peut rentrer à la maison. Cet imprévu déprime Mabel, et déclenche en elle une réaction irrésistible, première expression de ses failles intérieures et premier acte, tout de suspens, d’une exploration de la folie contemporaine, qui en compte trois en tout  (suivent sa vie en famille, et son retour d’hôpital).

L’art de l’aléatoire

Le film est en lui-même une expérience : il convie à une aventure existentielle unique, exténuante, et parfois terrifiante. D’emblée, le spectateur est mis au centre des scènes présentées, tantôt invité à manger à la table des spaghettis au petit matin, tantôt assis avec Nick à l’écouter parler de sa femme.

Cassavetes met ainsi en place un cadre formel à la souplesse étonnante : caméra à l’épaule, il laisse une grande mobilité aux comédiens (professionnels et amateurs mêlés), qui ont la possibilité de s’exprimer en toute liberté. Les plans séquences sont nombreux, ce qui facilite les moments d’improvisation, autre marque du style cassavétien. Alors, durée filmée et durée vécue peuvent se confondre – le film s’étalant sur plus de deux heures, temps nécessaire pour représenter l’aspect aléatoire de la vie. Loin des lectures sociologiques ou psychanalytiques, il épouse la mouvance des comportements des personnages, imprévisibles, parcourant toute la gamme des émotions, de la comédie la plus débridée au mélodrame le plus strident. Il s’attache aux grimaces, larmes, bouffées d’angoisse, moments de lassitude ou d’abandon, qui sont autant d’expressions de l’intériorité des personnages.

La musique, principalement des airs d’opéra, restitue elle aussi leur âme tourmentée. Elle se fait même citation. Ainsi, lorsqu’un collègue de Nick chante « La donna è mobile », passage célèbre du Rigoletto de Verdi, l’épisode constitue un renvoi explicite à Mabel qui est en effet une femme « changeante », aux humeurs incontrôlables. Toujours, elle apparaît « hors d’elle », littéralement dans un état second, ce que le titre du film exprime – particulièrement sa version originale, la formule « under the influence » renvoyant précisément à une personne qui est sous l’emprise de l’alcool et parfois de la drogue. C’est la métaphore que file le film, où l’alcool a une place très importante, représentation concrète, triviale, du dérèglement mental de Mabel.

L’influence est aussi celle qu’exerce sur elle le monde extérieur. A ce titre, le rôle de la parole est fondamental : son mari ne l’écoute pas, il lui donne des ordres afin qu’elle tienne des propos sensés, de ceux qui se prononcent dans toutes les discussions (comme "il fait beau"). Toutes paroles qui sont en totale inadéquation avec la vulnérabilité de Mabel, chez qui le langage ne cesse de se fragmenter, se désagréger en onomatopées ou borborygmes inintelligibles. Certes, elle est aimée de Nick, mais celui-ci est plus occupé à faire en sorte que leur couple soit, ou paraisse tout du moins, « normal », pensant contenir sa folie.

Une démystification du « normal »

Or, le film s’inscrit dans une époque où la société questionne ses propres fondements. En ces années 1970 commençantes, le cinéma parle de la place des individus dans la société, tout particulièrement de ceux que l’on dit « fous ». Nombre d’oeuvres mettent alors en scène une folie « ordinaire », celle de gens simples, non monstrueux, dépressifs du fait de circonstances de vie défavorables ; en même temps elles s’intéressent à l’environnement du malade (social, familial, professionnel, sentimental et sexuel). La folie interroge l’idée même de normalité – est-elle là où on le pense a priori, voire existe-elle vraiment ?

De ce point de vue, Mabel résume toutes les préoccupations de l’époque sur ce sujet : elle est la « folle », la « cinglée » que l’on nomme au détour d’une phrase – qualification qui résonne avec d’autant plus de cruauté –, mais elle est présentée dans sa vie quotidienne, évoluant quasi exclusivement dans sa maison. Sans donner d’explication à cette folie, le film n’offre aucun moment spectaculaire (il ne montre pas le séjour qu’elle fait six mois durant en hôpital psychiatrique), et met plutôt au jour l’isolement dont elle est victime : la société ne la comprend pas, mais la méprise, elle qui n’est probablement dangereuse que pour elle-même et ses proches. Son instabilité provoque le rejet, et, alors qu’elle cherche réconfort et liberté, Mabel ne trouve que condescendance et humiliation.

Le film brouille les repères jusqu’au bout, faisant par ailleurs le choix de situer cette histoire dans un milieu ouvrier, alors qu’elle serait plus communément attendue chez des bourgeois. Cassavetes propose cette mise en perspective audacieuse, qui a pour effet de décaler le regard, le défaire du filtre des préjugés et imaginaires collectifs, encore très prégnants de nos jours.

En définitive, la femme sous influence n’a pas pris une ride et bouleverse toujours autant. Elle est le visage d’une folie sans nom, de l’emprise que la société tente d’exercer sur elle – la célébration ultime de la fragilité des hommes, impossible à étouffer totalement.

Titre original : A woman under the influence

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Durée : 155 mn


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