Milk retrace l’histoire du premier élu homosexuel en Californie, Harvey Milk, et son assassinat en 1978 pour son fort engagement, dans ses actions et ses discours, en faveur de la communauté gay. Dans une interview récente proposée par le magazine culturel Les Inrockuptibles, le cinéaste précisait que s’il avait accepté de faire le film (d’abord initié par Oliver Stone), c’était pour que les gens puissent découvrir ou redécouvrir cette histoire, cet homme qui a changé le quotidien de milliers de personnes, et ce, en Europe comme aux Etats-Unis. Tout réalisateur attache forcément une valeur morale au film qu’il veut partager avec son public. C’est là toute la magie du septième art : la transmission, au travers de la toile, le fameux « silverscreen ».
La première question que se pose l’auteur, lors de la création d’un film, concerne la portée de son œuvre. Oublions l’égocentrisme de certains ; si histoire il y a, c’est pour qu’elle soit racontée puis perçue par autrui. Seulement, raconter une histoire ne peut être parfaitement objectif et dénué de parti pris. Lorsque le Petit Chaperon Rouge se fait manger par le Grand Méchant Loup, le message est clair : « Obéissez à vos parents ! ». Mais si le Petit Chaperon Rouge avait été sauvée par le chasseur, la portée aurait été toute autre : « Fais ce que tu veux, ma grande, de toute façon tu t’en tireras toujours… ».
Le cinéma ne déroge pas à la règle. A ceci près que lorsque l’on vous raconte une histoire, votre imagination fonctionne obligatoirement, tandis que le cinéaste est libre de solliciter votre imagination ou non. En effet, notre réaction face à une image donnée est claire : la fascination.
Cette dernière a pour effet de nous rendre passif face à l’image qu’il nous est donné de voir. Plongez dans votre plus tendre enfance, lorsque vos parents vous plaçaient devant le téléviseur et que vous ne pouviez décoller les yeux de l’écran… Les choses évoluent fort heureusement avec l’âge, mais néanmoins, cet effet de fascination persiste et nous convainc de la véracité de ce qui nous est montré. C’est là l’un des principes mêmes du septième art : nous faire croire que ce qui nous est montré est « vrai ».
De ce fait, il paraît évident qu’un film peut avoir une influence sur notre opinion. Prenons un exemple aux thématiques similaires au nouveau film de Gus Van Sant : l’excellent Le Secret de Brokeback Mountain (2005), d’Ang Lee. Encore récemment, le film fit parler de lui alors que la télévision italienne coupa au montage les scènes d’amour explicites. La réaction, fort heureusement, fut immédiate. Le fait qu’un film raconte l’histoire d’amour homosexuelle entre deux cow-boys, symboles de la virilité masculine, provoqua de très grandes réactions, notamment dans ces régions des Etats-Unis telles que le Texas, le Missouri ou l’Oklahoma où les lois anti-sodomie étaient encore en vigueur il y a peu. Résultat : le succès du film dépassa les espoirs des producteurs et cette histoire d’amour bouleversa des millions de spectateurs. Le réalisateur a l’intelligence et l’humilité de ne jamais vouloir donner de leçon. Laisser libre le spectateur de se faire son idée du film et d’aller chercher les informations, est le signe d’une grande maîtrise cinématographique.
Il serait bien sûr prétentieux et hors de propos de la part d’un cinéaste de vouloir « changer » les mœurs d’un public. En effet, bien que la cinéphilie s’exprime sur chacune des pages d’Il était une fois le Cinéma, il ne faut pas surestimer l’importance de la portée d’un film. Il semble absolument effrayant avec un outil tel que le cinéma de vouloir donner une leçon au public. Imposer un point de vue, on appelle cela de la dictature et celle-ci se retrouve à tous les niveaux, y compris dans le cinéma. Lorsque vous imposez à votre conjoint(e) le dvd du soir, c’est de la dictature, proposez-lui le susnommé dvd, que diable…
Ainsi le cinéma, par nature art de la manipulation, n’aura pas toujours été utilisé à des fins honnêtes. C’est ce qui le rend profondément subjectif. Mais dans les extrêmes, on pense à des cas aussi probants que les films de propagande de Leni Riefenstahl, pour le compte de l’Allemagne nazie. Les choix de cadrage, de montage, sonores et bien plus encore sont toujours mûrement réfléchis pour obtenir une vision propre des choses. Et c’est là l’un des paradoxes de l’audiovisuel, sa capacité à nous « mentir » pour le meilleur et pour le pire. Quel plaisir d’être dupé avec un chef d’œuvre d’Orson Welles… quel choc de devoir subir les « reportages chocs » sensationnalistes et mensongers qui polluent nos téléviseurs.
Si Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola est devenu le monument que l’on connaît, c’est qu’il ne nous livre pas encore une énième critique de la guerre du Vietnam telle qu’on en aura tant trouvées dans les années 70. Le film va plus loin et s’écarte définitivement de tout manichéisme. Le Nouvel Hollywood avait amené avec lui une nouvelle façon de filmer, mais aussi de penser. Ainsi, le film eut un impact immense car il ne nous montrait pas la seule violence physique, mais une dégénérescence morale inimaginable à l’époque. La recherche du colonel Kurtz n’est pas une simple expédition épique, et quiconque a vu le film aura compris que cette remontée du fleuve est de l’ordre de la métaphysique.
C’est la beauté du septième art et sa richesse, de pouvoir aller au-delà des apparences. La portée du film ne se limite pas seulement au cadre de l’image. C’est là son intérêt le plus profond. Jarmusch, parmi tant d’autres, dit : « une fois que j’ai terminé mon film, il ne m’appartient plus, il appartient au public ». A nous d’aller chercher toute la richesse que dégage une œuvre. Un film peut-il changer les mœurs ? Nous, en tant qu’individualités, sommes les seuls juges de la question. Tout dépend de ce que nous venons chercher et attraper dans une salle de cinéma. Certains y voient un simple moyen de se divertir, d’autres une façon de s’ouvrir ou encore une réflexion sur le monde… Pardonnez notre relativisme, mais il nous paraît réel et fondamental. Il n’y a pas de réponse arrêtée à cette question. Le rapport que vous avez avec la pellicule projetée sur l’écran est aussi bien un attrait visuel qu’une discussion avec un réalisateur, et l’un comme l’autre n’appartiennent qu’au spectateur.
Parfait contre-exemple : Indigènes (2006) de Rachid Bouchareb. Le film aura bien réussi à faire évoluer notre reconnaissance auprès des soldats vétérans d’Afrique du Nord ayant combattu pour la France pendant la Seconde Guerre Mondiale, et c’est là un pas en avant on ne peut plus louable ; mais à quel prix, ce dernier étant au final une indigeste suite de clichés et de belles paroles, prenant le spectateur pour un idiot fini. Le message a au moins le mérite d’être clair, mais un tel sujet aurait mérité plus de finesse.
Comme écrit jusqu’à présent, c’est l’avis de chacun qui importe et sa façon de considérer le film qu’il va voir. Ainsi, laissez-moi oublier pour ces quelques lignes mon écriture objective et employer la première personne. Mon avis est personnel et n’engage que moi, mais dans un débat qui touche à la subjectivité de chacun, peut-être pourra-t-il se montrer utile. Il me semble fondamental, lors d’une séance de cinéma, que le réalisateur sache me respecter et ne pas me forcer à voir les choses d’un œil plutôt qu’un autre. Je veux qu’il me laisse le temps de me poser la question « qu’est-ce que je suis en train de voir ? », pour pouvoir ensuite me demander quel était l’intérêt de ce qui m’a été donné. Beaucoup diront que regarder un film est un divertissement avant tout, et qu’il faut savoir se laisser porter ; se poser des questions reviendrait donc à sortir du film. Or, ce n’est évidemment pas cela qui va m’empêcher d’être transporté par le film, bien au contraire, puisque c’est ainsi que j’ai l’impression de discuter véritablement avec l’auteur. Et je ne demande rien de mieux que d’être entraîné sur des territoires inconnus, que l’on me parle de choses que je connais très bien ou très peu.
Je me permets ainsi de comparer deux films n’ayant rien à voir dans leurs thématiques mais faisant aujourd’hui l’actualité du cinéma. D’un côté, Slumdog millionnaire, de Danny Boyle, du haut de ses huit oscars, et de l’autre Les Noces Rebelles de Sam Mendes. Bien que ma préférence aille très largement pour le deuxième exemple, il paraît intéressant de comparer deux films parfaitement distincts dans leur forme et leur fond, et d’en étudier la différence de ressenti. Slumdog Millionaire me plaît de par son énergie, son audace et l’entrain manifeste avec lequel Boyle l’a réalisé. Cependant, il me manque quelque chose, car du fait du montage très cut et d’une réalisation marathonienne, Danny Boyle ne me laisse jamais le temps de regarder les choses et force mon regard sur ce que lui veut me montrer et rien d’autre. Certes, il est aisé de se laisser aller, le réalisateur vous tient par la main et la tête tout au long des deux heures du film… au sprint.
A contrario, le film de Sam Mendes a moins reçu les faveurs du grand public, pour les raisons inverses de celles faisant le succès de Slumdog millionnaire : sa lenteur. Avec un découpage très lent et son ambiance toujours pesante malgré un cadre idyllique, Mendes nous présente un film grave. Ici, personne ne vient nous chercher, c’est à moi, spectateur, d’aller dans le film et de comprendre ce que je regarde. Et pour cause : Les Noces Rebelles est un film qui semble questionner constamment le spectateur : « et vous ? qu’en pensez-vous ? », et surtout « qui êtes-vous dans cette histoire ? ». Le film de Sam Mendes fonctionne si le spectateur s’implique à 100%, ce qui le rend, à mon goût, absolument remarquable et bouleversant.
Ce sont là deux écoles parfaitement différentes et également présentes sur nos écrans. Certes nous trouverons toujours des exceptions, des extrêmes ou des hybrides, mais ainsi, il nous est donné de voir deux façons de mettre en scène notre monde et de considérer le public et son opinion.
« Tout film est politique » nous dit-on, et tout film est enclin à faire changer nos mœurs. Laissons nous surprendre par le septième art, qu’il change nos mœurs et fasse évoluer notre vision du monde n’est que l’une de ses nombreuses qualités. C’est un témoignage, une empreinte et comme nous disait à juste titre un certain Charlie Chaplin : « il y a plus de faits et de détails historiques valables dans les œuvres d’art que dans les livres d’histoire ». Ce sont aussi des émotions, des découvertes, des voyages qui sont proposés pour nous ouvrir sur notre monde. Et le plus important est bel bien que chacun décide de rester devant cette fenêtre ou de fermer les volets. Dans tous les cas, une chose reste primordiale : nourrissez-vous et allez au cinéma, surprenez-vous !