Titanic

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Avec le recul, l’avant dernier film de l’auteur d' »Avatar » apparaît bien comme ce qu’il est : une grande oeuvre romanesque à la hauteur des plus ambitieux mélodrames de l’âge d’or hollywoodien.

Nul doute que treize ans après sa sortie, Titanic est bel et bien devenu un « classique », un monument de l’histoire du cinéma, survivant assez bien aux divisions critiques l’ayant accueilli à l’époque. Dernier véritable exemple en date de grand film « romanesque » hollywoodien, au sens où James Cameron, jusqu’ici vu avant tout comme un cinéaste de films d’action, aspirait très ouvertement à accéder à la grâce, l’efficacité pure des chefs-d’œuvre de l’âge d’or, Titanic est, rétrospectivement, un film dont les moyens sont tout entier au service du récit, où spectaculaire et humain avancent main dans la main. Peu de films semblent avoir été édifiés ces cinquante dernières années autour d’une structure narrative aussi cohérente, les deux parties – l’avant et l’après collision du paquebot avec l’iceberg – s’accordant sans grossièreté, l’exposition initiale des richesses, du prestige, de l’éternelle jeunesse s’avérant au final d’autant plus pertinente et bouleversante que la dernière heure travaillera à privilégier la seule résistance des corps, l’instinct de survie.

L’enjeu pour nous aujourd’hui n’est pas de réactualiser le phénomène Titanic, revenir sur la « Di Caprio mania », le fameux gimmick « I’m the king of the world ! », voire même son statut à ce jour encore inégalé de plus grand succès dans les salles françaises (Bienvenue chez les ch’tis de Danyboon ayant été à deux doigts de cet exploit), mais de le prendre, avec le recul de plus d’une décennie, pour ce qu’il est : un vrai « bon film », peut-être pas un « chef-d’œuvre » indiscutable (chacun connaît au moins un grand allergique à Titanic), mais au moins une œuvre dont les ambitions démesurées se sont avérées en parfaite adéquation avec le rendu. Surtout, sachant que James Cameron, qui battit son propre record en matière de rentabilité avec son film suivant, Avatar, attendit onze longues années avant de proposer un après Titanic, il semble intéressant de mesurer ce film, à l’échelle de sa carrière, comme une sorte d’aboutissement presque un peu contraignant. Reprenant pour lui, lors du sacre du film aux Oscars de 1998, le cri du cœur précité de Jack Dawson, le cinéaste dut, après ces sommets, réfléchir à l’essentiel : quel film envisager après celui de mes rêves ?

Juste milieu

Traiter d’un fait historique avec des moyens hollywoodiens, représenter ce drame dans le cadre d’une fiction spectaculaire était bien sûr chose délicate. Comment rester fidèle à l’Histoire, à la réalité du Titanic (le paquebot, son décor, ses dimensions, son épave comme l’« épisode » Titanic en lui-même) sans sacrifier la grande fiction romanesque à laquelle il aspire ? Telle semblait être la première problématique du projet. L’option la plus « respectable », la moins susceptible de laisser soupçonner quelque superficialité aurait bien sûr été de s’intéresser prioritairement au voisinage, ou plutôt à la division des classes, la manière dont le bateau fut conçu avec les encadrements nécessaires à ce que la haute société ne se mêle pas aux petites gens. Si cette question n’est pas esquivée dans le film, force est de reconnaître que le positivisme romanesque, la force de l’amour de Jack et Rose sauront, au moins dans la première partie, prendre ces limites comme un défi, chacun parvenant à intégrer provisoirement l’autre dans son « monde », son milieu. Côté prolos, la fête, la joie, l’accueil : Rose se prend sans résistance au jeu d’une danse traditionnelle, y trouvant une ivresse, une invitation à l’abandon inespérée.

 

 

Côté aristos, la raideur, les regards en coin, les quolibets : Jack, de par sa blondeur, son allure de fils de bonne famille, saura à peu près faire illusion, s’amusant de la découverte de ce monde inaccessible tout en trouvant en Rose le regard complice nécessaire à dépasser la gêne. La réussite de ces séquences repose essentiellement sur l’intelligence avec laquelle Cameron échappe à la satire : si ces riches sont en effet très « collet-monté », si la mère de Rose ne voit en effet pas d’un très bon œil que sa fille fréquente ce garçon de nulle part, le cinéaste n’établit pas pour autant une critique de ce monde. Il n’en a pas le temps et surtout, la catastrophe à venir sera l’occasion la plus « cinégénique », la plus « efficace » de laisser mesurer l’inégalité des classes face à la mort. Non, la fiction amoureuse de Jack et Rose gagne, dans ces accès réciproques à l’autre monde, à laisser entendre que ces attaches ne sont rien face à l’innocence, la presque « bêtise » de l’amour. Lorsque plus tôt Jack joue de sa malice pour empêcher Rose de sauter du pont, l’entente, l’égalité d’écoute entre les deux est immédiate. La jeune fille voit dans le jeune homme une échappatoire, une issue à son destin peu enviable de future Madame Hockley (épouse du vil Caledon Hockley, incarné par l’excellent Billy Zane).

L’irruption de Madame Bukater, mère de Rose (jouée par Frances Fischer), mettra certes très vite fin à cet instant de grâce, de flottement nocturne, mais pour le film, pour Rose et Jack, tout est déjà clair : le cadre est posé, les présentations faites, le coup de foudre deviné, ne reste plus qu’à mesurer les conséquences de cette reconnaissance mutuelle durant les deux heures et demie qui suivent. Il faut par ailleurs reconnaître que si le contexte de cet amour est disons moins extravagant que dans les précédents films de Cameron (Sarah Connor et Kyle Reese, unis dans une lutte pour sauver l’humanité dans le premier Terminator ; Ed Harris et Mary-Elisabeth Mastrantonio, se retrouvant par le biais d’une rencontre du troisième – ou quatrième – type dans Abyss ; Schwarzy et Jamie-Lee Curtis ravivant la flamme entre deux explosions, tortures et maniements d’hélicoptère dans True Lies), la question de la force du couple devant une adversité plus grande que lui fut – sera encore dans Avatar – l’un des principaux moteurs de ses récits bigger than life. Le cadre réaliste de Titanic a néanmoins ceci de notable que, pour la première fois chez le cinéaste, il fait de l’amour un enjeu plus qu’une simple donnée. Avant que ne leur soit imposé par le sort de mesurer la solidité de leur union dans le cadre de la survie (« vis pour moi, Rose », fera promettre Jack à sa belle au bord de son dernier souffle), ces deux-là devront se réapproprier le paquebot, ses moindres compartiments, les horaires de son animation afin de s’aimer sans inquiétude. Ainsi les deux séquences « érotiques » que sont le dessin du portrait de Rose nue par Jack et leur unique rapport physique auront ceci d’assez miraculeux qu’elles s’offrent comme de purs instants de plénitude arrachés aux innombrables contraintes de classe.

Dans le détail

Et l’Histoire dans tout ça ? Ce qui resort de cette bluette finalement assez classique, mille fois vue si l’on fait abstraction du décor ? Rassurez-vous, Cameron, dont le projet prioritaire reposait bien sur le désir de reconstituer en partie le Titanic, toucher du doigt au moins l’illusion de son mythe et sa tragédie n’est lui-même pas dupe : cette petite histoire, glamourisant un sujet a priori très contraignant en termes de documentation comme de « réalisation », suivant la trajectoire singulière de deux personnages de pure fiction, bien que restant au premier plan, n’est aussi qu’un boulon parmi d’autres de l’artillerie hollywoodienne. Comme tout cinéaste jusqu’au-boutiste (Welles, Eisenstein, Abel Gance, Truffaut, Almodovar…), ce dernier sait qu’au cinéma, l’ampleur d’une perte se mesure prioritairement à la dimension d’un profit. Tout ce qui brille dans cette première partie, cette légèreté, ces fous rires (l’échappée amusée à l’homme de main de Hockley, dans les couloirs du paquebot ; le concours de crachats… instant sans doute le plus trivial du film) sont avant tout prétextes à l’incarnation d’une impossible éternité. Éternité que la seule exposition du lustre du bateau n’aurait pas suffi à jauger, tant, comme dans une toile peinte, c’est davantage le motif, la sous-couche, le détail qui interpellent.

 

La fiction de Jack et Rose n’est certes qu’un « détail » en regard de l’Histoire. D’autant plus un détail qu’elle n’est, elle, que « du cinéma ». Mais c’est bien par elle que peut être justifiée la longueur du film, tout le temps pris par le cinéaste avant le passage à l’essentiel, au seul sujet qui importe a priori : le naufrage. Lors de la collision, Cameron prend bien soin de filmer la réaction de tous les personnages ayant croisé la route du couple, riches comme pauvres. Quand le paquebot se brise en son milieu, aux mouvements de masse en plan large (qui comme on sait sont le produit d’un mixe entre prises de vue réelles et multiplication en synthèse des figurants) s’adjoignent les plans plus serrés d’individus ayant constitué la toile de fond de la parenthèse enchantée de Jack et Rose (notamment Danny, le jeune italien monté sur le paquebot en même temps que Jack, mourant en portant secours à une famille). Seconds rôles, spectateurs de cette romance trouvant par ailleurs une égalité dans l’enchaînement des plans : à l’instant où chacun doit sauver sa vie et celle de ses proches, si le rapport de classe s’incarne bel et bien dans l’image et le récit, par le biais entre autres de barrages empêchant les pauvres de monter dans un ascenseur, trouver une place dans les canots de sauvetage (terrifiants plans où les officiers les somment, revolver au point, de faire marche-arrière), dans le grand bain du récit, chaque destin se dessine assurément sur le même terrain.
Y compris celui du couple star. Forcée de monter dans une embarcation de fortune, Rose, voyant Jack soulagé de la savoir sauve, a un réflexe inouï. Libérée de ses chaînes, la jeune femme se refusera à abandonner celui qu’elle reconnut immédiatement comme son semblable, son âme-sœur et utilisera ses dernières forces pour le rejoindre, remonter sur le paquebot s’enfonçant de plus en plus. Comme, quelques plans plus tôt, elle s’emparaît d’une hache pour scinder ses menottes : là se reconnaît le James Cameron de True Lies et Terminator, pour qui l’amour est avant tout affaire de résistance (à l’ennemi, à la monotonie…), de combat, de dépassement de ses limites supposées. Autour de Jack et Rose, mais surtout en même temps qu’eux, mille et une figures plus ou moins anonymes tracent leur propre destin, l’Histoire, supposée in-représentable, prend corps. C’est là la réelle force, l’honnêteté peu contestable de Titanic : s’assumer en tant que spectacle, pur mélodrame à l’ancienne, grande fiction ne pouvant de toute manière pas restituer avec assurance la réalité de l’Histoire, de cet épisode de l’Histoire, mais n’oubliant pas in fine de ramener cette fiction – Jack et Rose, leurs amis, leurs ennemis – à sa relativité.

 

Si les deux acteurs vedettes sont jeunes et beaux, comme dans toute histoire d’amour hollywoodienne ou presque, le procédé inaugural du flash-back (Rose, devenue une vielle dame, se souvient, conte à l’archéologue Brock Lovet et son équipe l’histoire du Cœur de l’océan, le pendentif qu’elle porte dans son portrait retrouvé dans l’épave) sans doute trop au diapason des aspirations romanesques du film, la réunion symbolique finale – au demeurant bouleversante – trop proche du happy-end, force est de reconnaître à Cameron le mérite d’assumer de la première à la dernière image son film comme un rêve, le sien. Donc, logiquement, quelque chose de sélectif, d’injuste pour certains personnages, et sans doute – au niveau de l’exactitude encore contestable de certains points traités – pour l’Histoire elle-même.

Cameron, The King ?

Au box-office mondial, Avatar a battu officiellement le record de Titanic, faisant donc – fait rare – d’un cinéaste son propre concurrent. Si la valeur d’une œuvre ne se mesure heureusement pas en fonction de son succès, difficile pourtant de nier à James Cameron une impressionnante constance en matière de politique de cinéaste. Le spectaculaire a toujours été au centre de ses fictions, un film étant avant tout pour lui, qu’il traite d’une prise de pouvoir par les robots et autres créatures hybrides ou de la double vie d’un américain moyen, du naufrage du plus grand paquebot du monde ou d’une possible vie hors de la Terre devenue invivable affaire d’immersion. Pour le spectateur, invité à se laisser couler dans le bain d’un ample récit ; pour les personnages, pris souvent littéralement dans les flots du récit ; pour le cinéaste, dont l’engagement dans la réalisation de fictions impossibles doit aussi être un peu celui de sa vie, un sacerdoce.

Il peut certes y avoir quelque chose d’irritant dans cette aspiration de Cameron (qui débuta pourtant dans la série B, en tant que superviseur des effets spéciaux dans des productions Roger Corman, certains films de Carpenter…) à être plus qu’un bon cinéaste, un artisan à l’ancienne bourré d’instinct : LE cinéaste hollywoodien par excellence. Place longtemps tenue par un Spielberg tout aussi ambitieux, mais dont la surproductivité marque l’œuvre d’une inconstance, une difficulté à tenir le cap de tous ses défis (traiter de la Shoah après avoir « donné vie » à des dinosaures « plus vrais que nature » ; représenter le débarquement avant de reprendre un scénario de SF de feu Stanley Kubrick ; adapter Tintin au cinéma quelques années après s’être intéressé aux JO sanglants de Munich…).

Assurément, depuis la concrétisation de ce rêve un peu fou qu’était Titanic, mais surtout l’immense succès public et partiellement critique qui fut le sien, revenir à un cinéma de facture plus modeste – si tant est que Terminator et True Lies puissent être considérés comme des productions modestes –, enchaîner des films à plus petit sujet doit s’avèrer chose difficile. Avatar, au-delà de sa fiction ouvertement écologique, apparaît avec le recul comme un peu plus qu’un film : un vrai manifeste, un engagement dont les personnages « positifs » (le miraculé Jake Scully, le Dr Grace Augustin, Neytiri…) seraient comme les portes-paroles d’une utopie, une quête excédant le cinéma. Déterritorialisation, volonté un peu prophétique du cinéaste américain (même si James Cameron est canadien) semblant symptomatique de l’époque, si l’on note par exemple le virage new-age d’un David Lynch manifestement plus occupé aujourd’hui à promouvoir la méditation transcendantale qu’à amorcer un nouveau projet de film.

Sachant enfin qu’une suite d’Avatar est déjà en chantier (là où avait circulé un temps la rumeur inquiétante mais assez vite démentie d’un Titanic 2), il semblerait que la voie cinématographique future de James Cameron soit toute tracée. Bonne ou mauvaise nouvelle, selon la sensibilité de chacun au premier film, auquel il faut au moins reconnaître une cohérence narrative infaillible ainsi que deux ou trois scènes d’action confirmant que le cinéaste n’a pas perdu la main (ne serait-ce que le sauvetage final de Jake par Neytiri sous forme d’enfantement, renvoyant une fois de plus au motif de l’amour-guerrier). Quelle que soit la suite, un film, Titanic, aura dans tous les cas su en son temps, et durablement, prouver, à l’ère du postmodernisme, du maniérisme post-De Palma, qu’un grand cinéma romanesque était encore envisageable, qu’un mélodrame hollywoodien digne de l’âge d’or restait encore à faire.

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