Au tournant du XIXe siècle, en Californie, alors que s’amorce la Révolution industrielle, There will be blood s’attache à un bloc de mystère, de contradictions et de fureur, Daniel Plainview. De son passé, peu de choses seront révélées. L’homme, qui « aime se définir comme un exploitant de pétrole », creuse d’abord ses propres puits et, à force d’archarnement, trouve du pétrole. Son flair l’amène à ouvrir de plus en plus de gisements, jusqu’à ce qu’il touche le jackpot, dans la petite ville agricole de Little Boston. C’est là que son destin, celui de son fils adoptif et de son ennemi juré, le jeune prêcheur Eli Sunday, vont se forger…
Malgré les nominations aux Oscars, les avalanches de critiques le comparant à un nouveau Scorsese, Paul Thomas Anderson a su rester patient et a mûrement réfléchi cette adaptation du roman d’Upton Sinclair : « Oil ! ». Six ans se sont écoulés depuis le très surprenant Punch-Drunk Love, quatrième opus d’une carrière presque trop parfaite pour être honnête. La comédie romantique avec Adam Sandler, tout comme Boogie Nights et Magnolia, avait ses détracteurs, et ses adorateurs. Tout prodige qu’il soit, Paul Thomas Anderson n’échappait cependant pas au jeu des comparaisons et des influences (voir les plans-séquences de Boogie Nights, plus qu’inspirés par les films de Martin Scorsese), qui ne tournaient pas toujours à son avantage. Avec There will be blood, le réalisateur, né en Californie, s’est « contenté » de mettre son talent au service d’un scénario épique, qui mêle reconstitution historique et symbolisme mythique. C’est paradoxalement par ce biais qu’il se révèle cette fois le plus convaincant. Plus que de la virtuosité, c’est du génie qui semble à l’oeuvre désormais.
Du sang, des larmes… et du pétrole
Pour interpréter ce pionnier rustre, sans véritable attache et dévoré par l’ambition, qui rappelle par bien des aspects Charles Foster Kane, il fallait un comédien d’envergure, capable de personnifier Plainview sans qu’on ne doute jamais de sa véracité. Daniel Day-Lewis emporte sans problème l’adhésion, tant la puissance de son regard, de ses gestes, de ses silences, même, respire l’authenticité. La performance incroyable de l’acteur, bien mieux dirigé que dans Gangs of New York (la démesure et une folie latente caractérisant les deux personnages) est à la mesure du mythe qu’il interprète, symbole d’une Histoire en marche, que rien ne peut arrêter. On se souviendra longtemps de la scène où, assis face à son derrick en feu, recouvert d’un or noir qui s’est mis à couler à flot, Daniel Plainview contemple le trésor qu’il vient de percer à jour, comme s’il avait découvert le saint Graal.
Le film se déroule à partir de cet événement selon une logique implacable, où le mantra de Plainview (« Il y a du pétrole ici. Personne d’autre que moi ne l’aura. ») l’amène à entrer en confrontation avec tous ses proches, de l’homme d’église illuminé (Paul Dano qui fait jeu égal avec Day-Lewis) à son mystérieux frère surgi de nulle part, et même son fils adoptif, dont il ne peut supporter la surdité accidentelle. La religion, la filiation, le poids du passé, l’absurdité imprévisible du destin, autant de thèmes propres au cinéma d’Anderson qui s’entrechoquent, sans jamais pourtant se bousculer.
Comme dans Citizen Kane, le nouveau mogul finira par se construire sa propre tour d’ivoire, son propre Xanadu, pour s’éloigner d’une humanité qu’il a toujours méprisée. L’arrivée de la crise de 1929 est l’occasion d’une dernière confrontation qu’on nous promettait sanglante. Et de fait, le sang coulera bien, comme le pétrole des années avant.
Tourné au Texas, dans les mêmes lieux que cet autre grande chronique de l’Amérique qu’est No country for old men, There will be blood est à chaque plan digne de son imposant sujet, bien aidé pour l’occasion par la photo crépusculaire de Robert Elswitt, fidèle collaborateur du réalisateur. Totalement débarrassé des embarrassantes digressions narratives et visuelles qui plombaient les précédents longs-métrages d’Anderson (au hasard, la pluie de crapauds dans Magnolia), d’une ambition et d’une rigueur kubrickienne, le film est comme purgé de toute fioriture, de tout plan inutile ou dialogue sur-explicatif. On le comtemple, cent cinquante minutes durant, comme une sculpture richement détaillée que l’on viendrait de lustrer : totalement absorbé par la perfection de ce qu’elle nous donne à voir. Stupéfait par le pouvoir sans cesse renouvelé du médium cinématographique. Sacrée expérience.