Au regard d’aujourd’hui, le film de Peter Weir peut paraître, sous certains aspects, vieillissant. Pourtant, à l’époque de sa réalisation, pas si lointaine, The Truman Show représenta un véritable film d’anticipation. Jim Carrey, à la fois tendre comique et incroyable tragédien, y est toujours aussi épatant, s’épanouissant de manière toujours aussi remarquable dans ses interprétations de personnages perturbés et attachants.
Lorsque The Truman Show sort sur les écrans de cinéma, nous sommes à la fin des années 1990 et les émissions de téléréalité n’ont pas encore envahi nos petites lucarnes, même si ça ne saurait tarder. Big Brother, l’émission modèle du genre, ne bouleversera le paysage médiatique qu’en 1999, suscitant une vague d’agitations chez des téléspectateurs qui entreront peu à peu dans l’ère du voyeurisme. Quels que soient son statut, son origine, son appartenance, le téléspectateur réagit au message de la téléréalité par l’affectivité. La question de l’éthique, de la morale, arrivera bien plus tard. C’est ainsi que dans The Truman Show, l’on suit de jour en jour et durant des dizaines d’années, tel un programme sans fin, la vie de Truman Burbank. Le film fustige cette société médiatique, de plus en plus pourrie, qui rend notre regard responsable des affres existentiels dans lesquels se perd Truman. Ce dernier, et ce dès l’instant où il est venu au monde, ne s’est jamais appartenu. La logique de programmation de The Truman Show semble dépasser tout entendement, toute moralité, même si plus tard certaines émissions diffusées aux États-Unis (durant les années 2000) aborderont des sujets bien plus délicats, plus hards, allant jusqu’à mettre en danger la vie des candidats.
Le regard pessimiste que Peter Weir pose sur le discours médiatique d’une réalité compromise est plein de pertinence et le place en véritable visionnaire.
Les émissions de téléréalité suggèrent une forte implication de la part du public qui va, de lui-même, devant son poste de télévision, devenir accro au programme, vivre sa vie par procuration. La téléréalité permet à Monsieur-tout-le-monde de se sentir important et le public s’y retrouve. Là est la différence pour Truman Burbank qui n’est absolument pas conscient du piège médiatique qui l’enferme et qui exploite sa vie à la manière d’un jeu de rôles. C’est que, malgré lui, Truman est devenu le candidat idéal d’une émission suivie par des milliers de téléspectateurs et dont lui seul ignore encore l’existence. Il s’agit, constamment, de générer de l’émotion chez le téléspectateur. Car finalement, en observant la vie de Truman, c’est sa propre existence que le spectateur se projette. Le film pense la vie de Truman comme une scène de théâtre et utilise des moments de vie comme de véritables clichés, constituant une structure dramatique avérée. Truman vit certains instants intensément, comme les profondes discussions qu’il entretient avec celui qu’il croit être son meilleur ami. Ce dernier ne se contente pourtant que de lui répéter via une oreillette le discours amical formulé par le producteur de l’émission. Truman est ému de ce moment qu’il croit sincère ; le téléspectateur, lui aussi, est empli d’émotions malgré la fausseté dont lui, par contre, a pleinement conscience : la logique émotionnelle du spectateur de téléréalité est faite de supercheries. La fidélité qu’il entretient avec le programme (qu’il suit jour après jour) fait que lui même ne va plus savoir nettement distinguer les frontières entre la fiction et la réalité, les limites de la mise en scène. Le film de Peter Weir réussit brillamment, avant l’heure, à dénoncer les différents aspects, et surtout dangers, du média télévisuel. Le monde de la publicité n’y échappe pas et est tourné en dérision par des plans mettant en scène, par des gestes mécaniques d’acteurs robotisés, les produits du quotidien. Tout le monde, à l’exception de Truman, est conscient de faire partie de cette normalité contrôlée. Comme si la vie était pleine de figurants.
Voilà ce qu’Ed Harris, réalisateur de l’émission consacrée à Truman Burbank, nous dit en nous regardant droit dans les yeux, dès les premiers plans du film : « On s’est lassé de voir des acteurs simuler des émotions ». La question ainsi posée sous-tendra tout le film et pointera du doigt le genre propre de la téléréalité : d’où vient la véritable émotion ? Le fait que la réalité soit manipulée rend-elle l’émotion moins vraie ? La réalité et la mise en scène possèdent leurs limites et le producteur peut tout contrôler, sauf les sentiments qui ne sont, par essence, qu’affaire de sensations. S’il fut obligé d’épouser Meryl, Truman ne l’a cependant jamais aimée. Et la scène de théâtre qu’est sa vie l’amène, par des circonstances plus ou moins surveillées, à rencontrer Sylvia. Cette romance, médiatiquement impossible, va le mener vers le chemin de la vérité. Truman, rongé par le soupçon, va peu à peu se rendre compte de l’imposture que constitue sa vie .
À travers le mode de la caméra cachée, la réalisation se permet beaucoup de choses au niveau des cadres : les caméras sont placées à des endroits plus ou moins improbables, suggérant de voir et revoir les scènes sous des angles divers, avec des regards différents. On en arrive à des scènes presque surréalistes, comme celle de l’hôpital, qui présente un découpage de plans parfait, les figurants étant impeccablement synchronisés, les gestes et actions de chacun remarquablement chorégraphiés. Tout concourt ainsi à aligner les obstacles afin que Truman ne puisse jamais quitter l’île dans laquelle il vit et a toujours vécu.
Même si le monde qu’arpente le personnage de Truman paraît être aux bonnes proportions, il fait néanmoins partie d’une autre dimension, celle d’un média qui modèlerait la réalité à sa guise. Jim Carrey, en incarnant Truman Burbank, révèle de manière remarquable cet état d’homme prisonnier de sa propre réalité. Les meilleurs rôles de Jim Carrey sont ceux qui manquent de le perdre. Cette claustrophobie intérieure, ces tournoiements introspectifs, l’acteur va les vivre et les reproduire à travers les interprétations de personnages comme ceux de Truman Burbank ou de Joël Barish. Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (1), Joël Barish se meut dans sa propre conscience, à l’intérieur de souvenirs qu’il a souhaité effacer. Mais le cœur n’oublie jamais ce que la mémoire a gommé. D’une toute autre façon, on cherche dans The Truman Show à éliminer une personne de la vie de Truman (son père, mais aussi Sylvia) ; mais le souvenir de cette personne, lui, est impérissable, et il n’y a qu’à ça que le personnage peut se raccrocher. Dans le film de Gondry, le décor, comme son souvenir, se disperse sous les yeux de Joël. Dans celui de Weir, Truman essaie de reconstituer, à partir de photos de différents magazines, l’image d’une femme dont il n’a gardé qu’un souvenir.
« Comment tout cela va-t-il se terminer ? » s’interroge Truman en regardant le pin’s que porte Sylvia (dans The Truman Show).
« Ok… » répond Joël à Clémentine (à la fin d’Eternal Sunshine).
Qu’une histoire d’amour se termine ou pas, l’important est qu’elle ait un jour commencé.
(1) Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry – 2004).