Sully

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Ou comment passer de l’erreur au héros. C’est-à-dire à l’homme.

Sully (Tom Hanks) et Jeff (Aaron Eckhart) sont dans un avion en détresse. Il n’y a pas assez de carburant pour rejoindre l’aéroport de LaGuardia, d’où l’Airbus 1549 a décollé, mais le pilote et le copilote décident malgré tout de suivre les instructions des tours de contrôle. Et, inévitablement, se crashent en plein New York.
Et Sully se réveille de son cauchemar, un jour après son exploit.
« L’erreur est humaine ». Adage bien connu, que Sully, le dernier film de Clint Eastwood, aborde frontalement, jusqu’à en épuiser toutes les implications morales, psychologiques, politiques et culturelles.

L’humain contre les chiffres

Au départ, il y a le récit du commandant Chesney Sullenberger, dit « Sully », qui, à bord d’un Airbus dont les deux moteurs explosèrent suite à l’impact d’oiseaux peu après le décollage, parvint – « miraculeusement » diront certains – à poser l’avion sur l’Hudson, sans une seule perte humaine. Rien de miraculeux là-dedans. Comme ne cessent de le dire Sully et Jeff lors de l’enquête publique entreprise par Airbus, il faut prendre en compte le « facteur humain », source improbable tant de désastres que de coups de génie.

Si Sully a tenté le coup de poker de l’Hudson, c’est « au jugé », comme il le déclare à ses contradicteurs. On retrouve dans cette expression la vieille notion aristotélicienne de prudence (phrônesis), autrement dit, la capacité proprement humaine de déterminer la meilleure conduite à suivre lors d’une situation concrète, typiquement une situation de crise – et un crash d’avion en représente la quintessence. Quoi qu’en pensent les enquêteurs de la NSTB (National Transportation Safety Board) qui accusent Sully et Jeff d’avoir pris un risque insensé au lieu de se poser à LaGuardia ou à Teterboro, de l’autre côté de l’Hudson, l’homme n’est pas un ensemble de données chiffrées que l’on peut déterminer à l’aide d’un modèle mathématique.

À cette conception mécanique de l’humanité, propre aux capitaines d’industrie et aux régiments bureaucratiques désireux de soumettre l’imprévisibilité de l’homme à des lois objectives, Aristote, Sully et Clint Eastwood opposent un maître mot : juger. C’est-à-dire, adopter le point de vue limité que nous avons en situation de crise (ici, le pilote) et, à notre tour, envisager la meilleure conduite à tenir.


Le jugement du personnage chez Clint Eastwood
Le procès intenté à Sully prend alors, dans la filmographie d’Eastwood, valeur de mise en abyme : c’est là le procès de la psyché eastwoodienne. Sully réfléchit, de manière brillante, le travail que menait Eastwood dans Mystic River (2003), Million Dollar Baby (2004), Mémoires de nos pères (2006), ou encore American Sniper (2015). Dans le monde photographié par Tom Stern, où tout est beau d’une même couleur pâle, le manichéisme n’a pas lieu. Dans une cosmologie de l’indifférenciation morale, le personnage n’a pas de valeur en lui-même : c’est le regard porté sur lui qui construit sa valeur.

C’est pourquoi le procès de Sully incarne de manière archétypale le principe d’ambiguïté du personnage au cœur des films de Clint Eastwood. Ce que les grands médias ont qualifié d’héroïsme semble une erreur humaine très risquée pour Airbus, et vice-versa. Instable, le héros eastwoodien est capable du meilleur et du pire, mais il est toujours producteur d’un acte hors normes. D’où le fait que la séquence du crash apparaisse deux fois à l’écran : la première pour voir la scène, la seconde pour comprendre que le choix de Sully était le meilleur.

Le montage prend alors la forme du procès : il réinterprète l’événement, lui donne sa justification, transforme le risque potentiel de crash en coup de génie nécessaire pour sauver les passagers. Du fou au héros, il n’y a pas grand écart.
 



Conjurer le 11-Septembre
Cette conception instable de la psyché humaine, productrice de valeurs à interpréter, fonde dans le même temps toute collectivité politique et morale. Parce qu’il aurait pu échouer, Sully incarne un idéal de l’Américain moyen, en qui chacun peut se reconnaître. Lui qui n’était rien encore cinq minutes avant le décollage, devient soudainement le héros d’une nation.

Mais Eastwood prend bien garde d’aduler son personnage. Sully, comme il le confesse lui-même, n’est qu’un maillon au sein de la chaîne de solidarité des new-yorkais qui s’est créée presque instantanément après l’amerrissage. Passagers, hôtesses de l’air, secouristes… les figures anonymes, authentiques héros et réelles victimes des catastrophes, prennent un visage, et c’est alors le mouvement collectif dans son ensemble qui accède à la beauté du geste héroïque.

« Des bonnes nouvelles, ça faisait longtemps qu’on n’en avait pas eues. Surtout en ce qui concerne les avions », dit l’un des collègues de Sully. Évoqué sans être clairement nommé, hantant chaque plan sans réellement affirmer sa présence, le 11-Septembre plane sur Sully. Les visages d’anonymes scrutant avec terreur l’avion volant trop près des tours font ressurgir un imaginaire encore à fleur de peau. Mais la solidarité new-yorkaise qui s’est déployée le 15 janvier 2009, jour de l’amerrissage de l’Airbus, entend bien faire contrepoids au traumatisme collectif. Reconstruisant une communauté solidaire par l’imbrication de visages et d’histoires, Sully exorcise le 11-Septembre par la victoire métaphorique du 15-Janvier.

Titre original : Sully

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Durée : 96 mn


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