Et Sully se réveille de son cauchemar, un jour après son exploit.
« L’erreur est humaine ». Adage bien connu, que Sully, le dernier film de Clint Eastwood, aborde frontalement, jusqu’à en épuiser toutes les implications morales, psychologiques, politiques et culturelles.
L’humain contre les chiffres
Si Sully a tenté le coup de poker de l’Hudson, c’est « au jugé », comme il le déclare à ses contradicteurs. On retrouve dans cette expression la vieille notion aristotélicienne de prudence (phrônesis), autrement dit, la capacité proprement humaine de déterminer la meilleure conduite à suivre lors d’une situation concrète, typiquement une situation de crise – et un crash d’avion en représente la quintessence. Quoi qu’en pensent les enquêteurs de la NSTB (National Transportation Safety Board) qui accusent Sully et Jeff d’avoir pris un risque insensé au lieu de se poser à LaGuardia ou à Teterboro, de l’autre côté de l’Hudson, l’homme n’est pas un ensemble de données chiffrées que l’on peut déterminer à l’aide d’un modèle mathématique.
À cette conception mécanique de l’humanité, propre aux capitaines d’industrie et aux régiments bureaucratiques désireux de soumettre l’imprévisibilité de l’homme à des lois objectives, Aristote, Sully et Clint Eastwood opposent un maître mot : juger. C’est-à-dire, adopter le point de vue limité que nous avons en situation de crise (ici, le pilote) et, à notre tour, envisager la meilleure conduite à tenir.
Le jugement du personnage chez Clint Eastwood
C’est pourquoi le procès de Sully incarne de manière archétypale le principe d’ambiguïté du personnage au cœur des films de Clint Eastwood. Ce que les grands médias ont qualifié d’héroïsme semble une erreur humaine très risquée pour Airbus, et vice-versa. Instable, le héros eastwoodien est capable du meilleur et du pire, mais il est toujours producteur d’un acte hors normes. D’où le fait que la séquence du crash apparaisse deux fois à l’écran : la première pour voir la scène, la seconde pour comprendre que le choix de Sully était le meilleur.
Le montage prend alors la forme du procès : il réinterprète l’événement, lui donne sa justification, transforme le risque potentiel de crash en coup de génie nécessaire pour sauver les passagers. Du fou au héros, il n’y a pas grand écart.
Conjurer le 11-Septembre
Mais Eastwood prend bien garde d’aduler son personnage. Sully, comme il le confesse lui-même, n’est qu’un maillon au sein de la chaîne de solidarité des new-yorkais qui s’est créée presque instantanément après l’amerrissage. Passagers, hôtesses de l’air, secouristes… les figures anonymes, authentiques héros et réelles victimes des catastrophes, prennent un visage, et c’est alors le mouvement collectif dans son ensemble qui accède à la beauté du geste héroïque.
« Des bonnes nouvelles, ça faisait longtemps qu’on n’en avait pas eues. Surtout en ce qui concerne les avions », dit l’un des collègues de Sully. Évoqué sans être clairement nommé, hantant chaque plan sans réellement affirmer sa présence, le 11-Septembre plane sur Sully. Les visages d’anonymes scrutant avec terreur l’avion volant trop près des tours font ressurgir un imaginaire encore à fleur de peau. Mais la solidarité new-yorkaise qui s’est déployée le 15 janvier 2009, jour de l’amerrissage de l’Airbus, entend bien faire contrepoids au traumatisme collectif. Reconstruisant une communauté solidaire par l’imbrication de visages et d’histoires, Sully exorcise le 11-Septembre par la victoire métaphorique du 15-Janvier.