“J’ai tâché de reproduire cette attente qui s’éternise sous la morsure vive du soleil; et puis, ce moment épouvantablement tragique où l’on tue; cette mort qui éclate après un répit extraordinaire, abandonné, paresseux, bienveillant, dirais-je, sous un soleil de plomb” (Roberto Rossellini à propos de la séquence phare de la pêche effrénée aux thons)
Cheminement initiatique à travers un terroir inculte renaissant de ses cendres encore fumantes
Avec Stromboli, Europe 51, Voyage en Italie notamment, cet acte de foi décrit un cheminement spirituel à travers lequel l’être se révèle. Que ce soit l’étrangère lituanienne de Stromboli, la bourgeoise sanctifiée d’Europe 51 ou encore celle déstabilisée et en rupture de Voyage en Italie, elles prennent soudain conscience, au fil d’épreuves initiatiques, de la réalité d’une Italie qui renaît à peine de cendres encore fumantes. La révélation intérieure, l’éveil de la conscience, passent par la confrontation désespérée, le corps à corps douloureux avec les éléments naturels.
Mésalliance sur fond d’insularité
En s’attachant les sentiments amoureux d’Antonio (Mario Vitale), un soldat italien cantonné dans le même camp d’internement qu’elle, Karen (Ingrid Bergman) scelle un mariage de convenance qui lui permet de sortir de ce lieu concentrationnaire. Aux côtés de ce mari de fortune, elle débarque sur l’île volcanique de Stromboli. Tandis qu’ Antonio renoue avec son activité de pêcheur, Karen se retrouve déracinée au contact de cette île agreste, tristement céleste et désenchantée. En toile de fond de ce lieu fruste qui se reflète sur ses habitants, le couple affiche et consomme sa mésalliance. Loin de ses habitudes confortables de bourgeoise installée, Karen faillit à ses devoirs d’épouse attentionnée et dérive insensiblement vers une vie marquée par un désordre intérieur. Sur les conseils du “padre” (Renzo Cesana), elle se reprend et arrange son intérieur pour s’occuper l’esprit et rompre son isolement. Toutefois, le bien fondé de ses initiatives se heurte à la fois à l’incompréhension et aux superstitions de son mari- et à travers lui- celles des insulaires acculturés à leurs traditions ancestrales. Le rite de mise à mort des thons et l’éruption du
Stromboli l’ ancrent dans sa décision de fuir l’île fantôme. Antonio la cloître dans leur habitation pour qu’elle ne puisse mettre sa menace à exécution. Le gardien du phare (Mario Sponza) la libère de sa prison. Pour échapper à ce lieu de calamités, Karen entreprend l’ascension du volcan afin de le contourner et ainsi atteindre l’autre versant de l’île. Mais elle bute sur ce piton volcanique qui devient le sommet, le point culminant de son aventure.
Karen renoue avec l’enfermement dont elle a cherché à s’échapper au tout début dans le dédale fuligineux de l’île. Par réaction contre cet univers extérieur en vase clos, elle décore son intérieur de manière à s’évader tout du moins en pensée. A l’inverse, dans Europe 51, l’héroïne sort de son confinement bourgeois en se jetant dans la mêlée, in media res, au contact du réel ; s’abandonnant à une joie inconnue que sa condition sociale lui interdisait auparavant.
Au “je suis très différente de toi(…) je suis d’une autre classe sociale” lancée sèchement par Karen le jour même de son arrivée, Antonio répond par le primitif et simple: “Tu es ma femme et je veux que tu restes”. En perpétuelle activité, le volcan matérialise une incommunicabilité profonde que le couple désuni ne parviendra pas à dissiper. Au même titre que l’île Lipari de l’Avventura d’Antonioni épousera cette même filiation dix ans plus tard.
Climax du film, l’épisode emblématique de la pêche aux thons, fait s’étrangler de dégoût Karen. Elle assiste en
témoin horrifié au harponnage des poissons qui se débattent en de furieux soubresauts; piégés dans les rets des pêcheurs. Les plans de réaction de Karen, tour à tour soufflée par les projections d’eau en trombes, puis exprimant une répulsion farouche, se fondent avec les gestes rituels ancestraux de la pêche au thon et à l’esturgeon et cette opération finale de mise à mort. Par l’effet du montage alternatif, la fiction est directement intégrée à la réalité.
Les lieux ouverts renvoient au déracinement de l’être
A priori rudoyée et négligée par Antonio, Karen éprouve à présent un dégoût irrépressible, une répulsion quasi insurmontable. Dans l’ignorance mutuelle de l’implication de leurs actions, la disparité culturelle du couple en rupture se heurte de front et éclate au grand jour. L’italianité d’Antonio déroute Karen. Comme dans l’Avventura ou le Mépris de Godard, les lieux ouverts renvoient les protagonistes au dépouillement d’être. Michel Piccoli verra Brigitte Bardot comme une étrangère tandis qu’elle s’abandonne aux rayons du soleil sur l’île de Capri face à une mère étale. De même, Antonio devient hostile à Karen tant il se confond avec l’emprise monstrueuse des éléments naturels et du
décor ambiant de par son appartenance.
Roberto Rossellini est un adepte de la vision directe. Il veut montrer au lieu de démontrer. L’amalgame d’acteurs professionnels et non-professionnels se mouvant en extérieurs conduit les personnages plus à incarner qu’à interpréter. Comme Visconti dans La terre tremble, il éprouve le besoin d’intégrer son regard, sa vision du monde dans un paysage réel, substantiel et ne peut se contenter de livrer un morne enregistrement de la réalité pour du néoréalisme.