Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992)

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Plus de vingt-ans avant « Les Huit salopards », Quentin Tarantino entamait déjà sa carrière cinématographique sous le signe du huis clos.

Un homme agonise, son ventre balafré se vide, une mare de sang se répand sur un sol jusque-là sans tâche, le long de la pente d’un large dépôt. Ce lieu en apparence épuré mais non dépourvu de détails, est le point de rendez-vous d’un groupe de malfrats, les "reservoir dogs", aux pseudonymes colorés (Mr. Orange, Mr. White, Mr, Pink, …), après un hold-up qui s’avère avoir mal tourné. C’est dans cet espace que va se (dé)jouer le cœur de l’affaire, le récit se recomposant comme un puzzle. Premier long métrage de Quentin Tarantino, le film offrait déjà, avant Les Huits salopards (2016), une articulation autour d’un huis clos, entrecoupé de flash-back reconstituant progressivement le fil narratif. Il y a un dépôt des "reservoir dogs", comme il y a désormais la mercerie de Minnie… À revoir l’œuvre ou à la découvrir pour la première fois, on est saisi par la grande précision de sa mise en scène, son casting solide et typé, l’affirmation d’une identité et d’une écriture à travers sa verve rebondissante ; sa violence ambiguë, toujours à mi-chemin entre une réelle noirceur et un surréalisme à valeur esthétique.

 

Le dépôt et les hommes en costumes

C’est Mr. Orange (Tim Roth) qui est au sol, ramené par Mr. White (Harvey Keitel), à ses côtés lors des coups de feu, bientôt rejoints par Mr. Pink (Steve Buscemi) qui a lui aussi réussi à s’extirper de l’assaut policier. Un homme à terre et deux qui tournent en rond se répartissent comme les pièces d’une table de jeu dans un espace qui paraît trop grand pour eux, rendu par plusieurs plans d’ensemble. Tous trois sont vêtus d’un costume noir et d’une chemise blanche, allure détonante pour l’occasion. Il y a un contraste entre le dépouillement du lieu, ses murs clairs et neutres, à la peinture craquelée, son aspect bigarré (des meubles recouverts, des sièges dans les coins, une voiture protégée) et ces hommes en costumes. Une série de chaises réparties çà et là appellent à s’asseoir alors que les personnages maintiennent leurs cent pas, bientôt ralliés par Mr. Blonde (Michael Madsen), le psychopathe du groupe, un soda à la main, qui viendra se percher quelque part sur un meuble surélevé dans un coin droit, suivant une répartition scrupuleuse de l’espace. Le lieu fonctionne à la fois comme un ring, d’abord ouvert aux joutes verbales (découvrir qui a trahi, reconstituer le déroulement du hold-up) puis corporelles (la torture, le meurtre, la confrontation finale) ; comme une scénographie étrange, incertaine et ouverte en dépit de son enfermement : la pente mène à une porte close aperçue par une ouverture en arc au-dessus de laquelle est écrit "Tony, watch your head", Mr. Pink et Mr. White s’éloignent un temps pour discuter dans un long couloir aux carreaux blancs, comme un laboratoire d’arrière-cour, clinique et sans charme. Autant de parcelles dérobées qui développent une atmosphère d’un banal instillé de nuances énigmatiques, quelque chose comme une scénographie personnifiée.

 


"K-Billy’s Super Sounds of the Seventies"

Ce dépôt partiellement vide à l’âme patibulaire va brutalement devenir le lieu de concentration d’une violence jusque-là réservée à quelques plans en aparté et qui ne s’achèvera qu’avec le film. C’est Mr. Blonde, qui, ayant pris un policier en otage, va s’adonner à un exercice de torture qui nous donnera l’occasion de faire connaissance avec un Quentin Tarantino un peu sadique et à l’humour plus latent que ses œuvres suivantes. Il faut voir Michael Madsen sortir son couteau au rythme enlevé et détendu de "Stuck in the Middle with You" (Stealers Wheel) – hérité de la bande son seventies qui parsème le long métrage – pour entamer, sur quelques pas de danse, un précis découpage d’oreille qui le surprendra presque autant que sa victime (l’inscription "watch your head" prend alors tout son sens, comme le poste radio posé sur un meuble). Des chaînes pendantes suspendues au plafond (les mêmes que nous retrouverons dans la mercerie de Les Huits salopards) présentes à l’écran dès le début du film deviennent le signe prémonitoire d’intentions de boucher. Décalage comique : c’est sur une discussion autour de la chanson "Like a Virgin" de Madonna que s’ouvre l’œuvre…
 

 

Dépôt de cinéma

Cette scène de torture à la violence lancinante et gratuite se voit tordue par un geste hallucinatoire qui achève de l’ancrer dans une forme de surréalisme : comme revenu des morts, Mr.Orange fait entendre le son de son revolver pour mettre un terme au supplice du policier. C’est au tour de Mr. Blonde de se répandre en sang sur le sol du dépôt. Les deux hommes restés vivants, baignant dans leur hémoglobine respective, éviscéré pour l’un et défiguré pour l’autre, se mettent à dialoguer. On atteint ici un absurde rationnel qui achève de désamorcer l’horreur planante, la valeur esthétique faisant clairement irruption, coulis de peinture plutôt que coulis de sang. Un plan, au bout d’une heure de film, précise le jeu plastique : comme scindé en deux, nous voyons à gauche un Mr.Orange allongé, les mains tâchées de la flaque rouge dans laquelle il baigne tandis qu’à droite, le dos de la tête du policier est montré en gros plan, son visage tourné vers le corps gisant. Un flou les sépare, il apparaît à l’écran, entre les cheveux luisants du policier et la silhouette au sol. La vision est brouillée, topographie du lieu et vue imaginaire ne font qu’un, la bizarrerie s’explique. Comme une veduta renaissante, derrière le dépôt terne perçu d’abord, un dépôt de cinéma prend vie et se laisse appréhender graduellement, celui du huis clos singulier et définitif d’une « rencontre entre amis » qui sera rejouée bien des années plus tard.

Titre original : Reservoir Dogs

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Durée : 100 mn


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