Représentation de la femme dans l’œuvre de Claude Chabrol

Article écrit par

« Nous ne sommes que des représentations qui vous sont destinées ; nous ne sommes que des apparences, que l’on peut modifier mais nous avons aussi votre réalité, transformable » (Claude Chabrol)

La doxa présente souvent Claude Chabrol comme un homme fantasque et délicieusement amusant; de même, on réduit généralement ses films à des études de la bourgeoisie. Si les mœurs bourgeoises sont fustigées dans les œuvres du réalisateur, on ne peut réduire l’intérêt de ses films à une seule et unique classe sociale.En effet, la bourgeoisie chabrolienne a été fréquemment étudiée, tout comme le rapport du réalisateur aux acteurs (et aux actrices), sa famille cinématographique (notamment sa participation à la Nouvelle Vague), et sa propre vie : on sait qu’il est né le 24 juin 1930, qu’il a participé aux débuts de la « cinéphilie », qu’il vénère Alfred Hitchcock et qu’il aime l’alliance des copieuses tables et des grands crus.

Le personnage de Claude Chabrol a donc été étudié, comme en témoignent les différentes biographies parues. Sa vision de la bourgeoisie a de même été maintes fois analysée, tout comme ses rapports avec la Nouvelle Vague : on trouve ainsi beaucoup d’études sur les films de Claude Chabrol dans leur ensemble, ou sur la bourgeoisie en particulier. Mais dans l’analyse des rapports sociaux, personne n’avait encore travaillé sur cette femme chabrolienne, évidemment évoquée dans toutes les études sur le réalisateur, mais jamais considérée comme un objet d’étude à part entière.

Mon étude porte donc sur la représentation de la femme dans les films de Claude Chabrol, sur l’image que renvoient les personnages incarnés par différentes actrices, et, bien entendu, sur leurs rapports à la société réelle. L’intérêt premier de l’univers de Claude Chabrol est qu’il est extrêmement divers, comme en témoigne la variété des personnages féminins : si l’on voit s’esquisser des figures féminines et des actrices fétiches, on ne peut décréter que le réalisateur a crée une seule femme, et a reforgé durant tout ce temps une même intrigue. De même, si l’importance de la bourgeoisie dans son œuvre n’est pas discutable, le réalisateur a mis en scène d’autres classes sociales. Les univers réciproques des Bonnes Femmes et de la Femme Infidèle n’ont en effet rien en commun : les premières habitent aux alentours de la Bastille, la seconde à Neuilly.

Ce foisonnement tient aussi au fait que Claude Chabrol est le réalisateur le plus prolifique de sa génération : il a réalisé à ce jour cinquante et un films, et a abordé les genres sentimentaux, policiers, érotiques, historiques… Il n’y a donc pas une femme que Claude Chabrol a développée pendant plus de trente ans, mais plusieurs : cette évolution est perceptible dans les choix du cinéaste, le choix des intrigues, des acteurs et des contextes historiques. Mais c’est aussi la précision scénaristique, l’amour du détail et des facéties qui rendent l’analyse des films de Claude Chabrol particulièrement intéressante et agréable. On pourrait ajouter ces mots de Claude Chabrol lui-même, qui répond avec humour à un journaliste lui demandant si son film était un divertissement : « Non, c’est un film profond avec des idées qui vont loin ! »

Toute la difficulté de ce genre d’étude est de ne pas tomber dans les écueils de la critique ou de l’éloge dithyrambique, ni dans celui du jugement purement esthétique : le choix du sujet est, certes, subjectif, son traitement ne doit l’être en aucun cas. Au cours de mon travail de recherche, j’ai donc dû faire face à une envie farouche de « noter » les films en quelque sorte, de les hiérarchiser, alors que mon propos devait rester dans le domaine analytique. Le jugement de valeur n’a effectivement pas sa place au fil d’un tel travail.

Au-delà des difficultés purement intellectuelles, je me suis trouvée face à des problèmes d’ordre matériel ou événementiel : d’une part, il est parfois difficile de trouver certains films (C’est particulièrement le cas pour Violette Nozière, introuvable à la BIFI comme dans les vidéothèques : mon dernier espoir était l’urbanité d’un cinéphile averti qui, dans sa grande bienveillance, m’a permis de visionner le film.) ou certaines parutions .

La Bibliothèque du Film (BIFI) est cependant un lieu on ne peut plus magique pour les chercheurs : on y trouve la majorité des œuvres écrites et filmées (du moins de et sur Claude Chabrol). D’autre part, la bibliographie sur le réalisateur n’est pas foisonnante : si mon sujet n’a jamais été traité, les autres thèmes ne l’ont pas été non plus de nombreuses fois. Il m’a fallu, et c’ était une excellente chose, travailler avant tout sur les œuvres, et ne pas être dépendante des commentaires divers et variés.

Comme tout travail de recherche, l’écriture d’un mémoire comporte son lot de rires et de larmes, d’aspects positifs et de points plus nuancés. Tout d’abord, Saturne m’a joué quelques tours : les visionnages des œuvres et la lecture de la presse m’ont pris plus de temps que prévu, ce qui a entraîné un certain retard au début de ma recherche.

En outre, je n’ai pas réussi à obtenir d’entretiens avec Claude Chabrol ni avec ses actrices Bernadette Lafont, Stéphane Audran et Isabelle Huppert : le réalisateur et les deux premières actrices citées étaient tous en tournage, et, malgré leur gentillesse, n’ont pu se libérer. La troisième m’a fait comprendre, par son agent, que ce genre d’étude ne pouvait l’intéresser, ce qui est son droit le plus strict. Ceci dit, je suis plutôt heureuse de n’avoir pas fait ses entretiens dans la mesure où j’ai lu de nombreux articles de presse, et où la rencontre d’un personnage comme Claude Chabrol aurait pu égratigner cette belle objectivité dont je me porte garante.

Mais la recherche en elle-même permet aussi de pointer quelques-uns de vos défauts, comme le manque d’organisation, et de les corriger : il faut déterminer l’essentiel du superficiel, ne pas se laisser aller à relater des anecdotes drôles mais inutiles ; il faut aussi veiller à ce que la lecture de votre prose ne soit pas une torture stylistique. Il ne s’agit pas de s’imposer une discipline qui ferait blêmir un ancien membre du KGB, mais de conserver une véritable rigueur du début à la fin de ce parcours (initiatique). Cependant n’oublions pas non plus le plaisir que procure un travail de recherche : il se développe dans un esprit de quête et de découverte incessantes et entraîne la connaissance de plus en plus intime d’une œuvre. L’écriture est pour cela particulièrement enrichissante dans la mesure où tout ce qui a été pensé devient alors réellement vôtre.

Comme nous l’avons constaté précédemment, Claude Chabrol réalise des films (en grand nombre) depuis plus de trente ans : il fallait donc choisir entre l’étude d’une période particulière ou celle d’une évolution . J’ai préféré la seconde à la première : les quinze films qui composent mon corpus s’échelonnent de 1958 à 1995. En voici tout d’abord la liste :

1. Le Beau Serge
2. Les Cousins
3. A Double Tour
4. Les Bonnes Femmes
5. Les Biches
6. La Femme Infidèle
7. Que la Bête Meure
8. Le Boucher
9. Les Noces Rouges
10. Les Innocents aux mains sales
11. Violette Nozière
12. Une Affaire de Femmes
13. Madame Bovary
14. Betty
15. La Cérémonie

Ces quinze films se divisent en trois périodes, chacune d’entre elles correspondant à une actrice : les quatre premiers titres représentent la période où Bernadette Lafont tient le rôle principal, les six suivants celle de Stephane Audran, enfin les cinq derniers celle d’Isabelle Huppert. Elles sont toutes les trois ancrées dans une période historique précise et un moment particulier pour le réalisateur. Quelques films ne comportent pas la présence de Stéphane Audran et d’Isabelle Huppert : Que la Bête Meure et Les Innocents aux mains sales ont été retenus car ils font partie intégrante de « la période pompidolienne » de Claude Chabrol, et présentent une femme du même acabit que l’Hélène incarnée par l’ex-femme du réalisateur.

Il en est de même pour Betty, qui prolonge l’image de la femme incarnée par Isabelle Huppert, et avait en conséquence sa place dans une telle étude. Les charnières chronologiques sont donc déterminées par la présence d’une nouvelle actrice, d’une nouvelle étape dans la vie et la carrière du réalisateur ou d’une nouvelle génération. Stéphane Audran est née en 1932, Bernadette Lafont en 1938 et Isabelle Huppert en 1953.

Le double intérêt de ce travail tient à l’étude de l’évolution de l’image de la femme dans les films de Claude Chabrol au travers des mutations politiques, sociales et culturelles, ainsi qu’à l’analyse de chaque femme sous l’angle de l’histoire purement sociale (comme l’histoire des mœurs) et de l’histoire des représentations. J’ai un temps hésité entre l’étude d’une période plus précise entre la fin des années 1960 et celle des années 1970, mais la perspective d’un travail historique m’a assez rapidement convaincue du bien-fondé d’un champ chronologique plus vaste. Si mon propos n’est pas de rendre compte de la richesse du contexte historique de ces époques, ce contexte sert de repère, et est indissociable de sa représentation. En outre, ce choix chronologique m’a permis de comparer l’évolution de la femme chabrolienne et celle de l’histoire des femmes, qui connaît sur ces trente ans des transformations sans précédent.

Le contexte culturel des débuts est, quant à lui, extrêmement particulier : le cinéma est alors un véritable divertissement populaire et un élément de la culture de masse ; il n’a pas encore été remplacé par la télévision. Les premiers films de Claude Chabrol sortent aussi sous l’égide de ce qu’on appelle à l’époque la Nouvelle Vague. Porteur d’un renouveau cinématographique, qui s’attache à étudier et à mettre en scène le réel, Claude Chabrol entend montrer les qualités comme les défauts de la société (ou des sociétés) française (s). Apparaît donc à l’époque une nouvelle génération d’auteurs pour une nouvelle génération de spectateurs. Mais ce contexte a bien évidemment changé en trente ans, et il est intéressant de voir si le réalisateur a pris acte de ces évolutions.

Mais tout au long des quinze films en présence, quelles sont les représentations de la femme et de quoi ces représentations se composent-elles ? Quelle est la place de la femme dans la société que le réalisateur met en scène et dans les constructions visuelles et narratives de ses œuvres? Comment l’évolution des personnages se traduit-elle, et cette évolution suit-elle les transformations sociales ? La fiction de Claude Chabrol renvoie-t-elle à une réalité ?

Une première partie visera à mettre en relief l’évolution de la femme chabrolienne : les premiers personnages féminins incarnés par Bernadette Lafont représentent la femme ordinaire. Sans particularités physiques ou intellectuelles, elle n’a pas de ressorts psychologiques. La femme de la « période pompidolienne », comme Claude Chabrol l’a lui-même définie, est incarnée par Stéphane Audran : celle-ci est beaucoup plus ancrée dans une époque et une société.

Son espace et son entourage humain et matériel sont déterminés par sa condition sociale. Elle a en outre des statuts aussi différents que ceux d’épouse, de mère ou de célibataire ; elle est de même parfois absente. Enfin, nous évoquerons l’image de la femme incarnée par Isabelle Huppert, image qui donne de nouvelles résonances à l’œuvre du réalisateur : celles de la marginalité, du rêve et de l’idéalisme, qui s’épanouissent ou trouvent bien souvent son épanouissement dans le crime.

La deuxième partie s’efforcera d’étudier la « comédie humaine » dressée par Claude Chabrol : il s’agit d’une véritable représentation de la société fondée sur plusieurs éléments. D’une part, nous rendrons compte des espaces et des choses qui entrent dans la peinture sociale : il s’agit des lieux, mais aussi des objets (vêtements, bijoux, décorations…) qui environnent les personnages féminins. D’autre part, nous nous pencherons sur la place de la femme dans les rapports sociaux et sa relation aux règles qui régissent cette société : nous étudierons par exemple son statut dans les instances familiales.

Dans le troisième et dernier moment de cette étude, nous nous attacherons aux rapports de Claude Chabrol et de ses personnages féminins au monde réel : il s’agit tout d’abord d’analyser les seuils du récit et les supports de réception, qu’il s’agisse d’images fixes comme les affiches ou d’images animées comme les bandes-annonces. Ils constituent des indications supplémentaires (et essentiels) à la compréhension et à l’analyse des films. Enfin, j’analyserai les références culturelles et sociales que Claude Chabrol utilise, pour conclure sur l’étude de la critique, de son évolution et du contexte auquel elle se rattache irrémédiablement.

Partie 1 : Trois visages feminins, trois actrices, l’evolution de l’image de la femme dans l’univers de claude chabrol

Chapitre 1 : Bernadette Lafont ou la femme ordinaire

Section 1 : L’actrice des premiers films de Claude Chabrol

Sans vouloir tomber dans le déterminisme le plus absolu, les œuvres d’un réalisateur dépendent toujours d’un certain nombre de paramètres (financiers, matériels, techniques, climatiques…), et les premiers films en sont particulièrement marqués. Ainsi, Claude Chabrol est arrivé sur son premier plateau de tournage avec de nombreuses références cinématographiques et l’héritage de sa grand-mère, héritage qui lui permit de concrétiser un rêve de longue date. Celui-ci n’étant néanmoins pas celui des Rothschild, Claude Chabrol est tenu par des contraintes financières : d’une part, l’action du premier film se situe à la campagne, à Sardent, dans le village d’enfance du réalisateur ; d’autre part, le scénario doit se réduire à un certain nombre de personnages, eux-mêmes forgés dans une simplicité imposée par les paramètres scénaristiques et financiers.

Bernadette Lafont, que l’on qualifie souvent d’« actrice fétiche de la Nouvelle Vague », a tout juste vingt ans lorsqu’elle tourne Le Beau Serge : née à Nîmes en 1938, elle a étudié la danse et c’est lors de sa rencontre avec l’acteur Gérard Blain (qui deviendra son mari par la suite) qu’elle entre dans le monde cinématographique. Grâce à ce dernier, elle fait la connaissance de François Truffaut qui l’engage sur le tournage des Mistons (film dans lequel Bernadette Lafont hypnotise une bande de très jeunes hommes) en 1957 : bien avant le rôle de la Fiancée du Pirate (de Nelly Kaplan, 1969), c’est donc le registre du naturel et de la séduction qui prime chez l’actrice, et les rôles étudiés ici épousent totalement le nouvel élan du cinéma français que l’on a regroupé, à tort ou à raison, sous le nom de Nouvelle Vague.

Claude Chabrol rencontre donc une actrice débutante, qui découvre un métier (même si l’acteur n’est pas toujours considéré comme un travailleur à part entière à l’époque) et va tenter d’imposer sa gouaille et son ironie aux côtés des têtes d’affiches encore bien enracinées en cette fin de décennie. Claude Chabrol est lui aussi un réalisateur néophyte : il serait malhonnête ou peu judicieux d’étudier le premier film (et même les premiers films) sur le même ton que les suivants. Je tiendrai donc compte dans mon étude de l’aspect tâtonnant, sinon amateur, de ces premières œuvres eu égard à l’installation des personnages dans l’histoire, et à leur développement.

Bernadette Lafont ne vient ni d’un milieu aisé ni d’une couche sociale défavorisée : son père ne s’est pas opposé à son entrée au Conservatoire de Nîmes, elle a passé le baccalauréat, ce qui n’était pas aussi courant qu’aujourd’hui, elle a attendu que les choses viennent à elle (elle ne les a pas attendues très longtemps il est vrai). Bernadette Lafont est dans la vie l’image de la « normalité » à laquelle s’ajoute un charme physique et ironique indéniable.

On constate que ses premiers rôles chabroliens ne sont pas vraiment éloignés de cette réalité : qu’il s’agisse du Beau Serge ou des Bonnes Femmes, pour ne citer que ces deux-là, on retrouve la même forme de personnage, aux contours psychologiques en harmonie avec les contours physiques de l’actrice. Mais j’analyserai la banalité de ces personnages ultérieurement. Pour l’heure, on peut remarquer que cette fille de pharmacien ne jouera ni les bourgeoises ampoulées que préférera Stéphane Audran ni les mystérieuses aux ressorts psychologiques complexes qui seront l’apanage d’Isabelle Huppert.

Section 2 : Une femme ordinaire

Il est toujours périlleux de vouloir dresser un portrait globalisant de plusieurs personnages, mais tout aussi intéressant d’en dessiner les aspects concordants et les traits récurrents. Ainsi les personnages de Marie dans Le Beau Serge, de Julie dans A Double Tour, et de Jane dans Les Bonnes Femmes, peuvent-ils être rapprochés en divers points.

D’une part, on constate qu’ils viennent de milieux sociaux semblables : elles ne sont pas les filles naturelles de Crésus, elles n’habitent pas dans les beaux quartiers, elles n’ont pas à proprement parler de culture, ou du moins n’en font pas preuve. Marie, dans Le Beau Serge, est née à Sardent, petit village de la Creuse, y a grandi et ne s’en éloigne qu’en menant une vie de femme libérée (pas nécessairement libre). Julie, dans A Double tour , est logée chez ses employeurs près d’Aix-en-Provence. Elle n’est donc pas propriétaire d’un duplex sur le Cours Mirabeau. Quant à la Jane des Bonnes Femmes, bien que parisienne, elle n’en semble pas moins enfermée dans un espace clos. Cet espace est le reflet de leur condition de vie : ni mauvais (bien que la promiscuité soit un fait) ni exceptionnel. Elles s’en contentent tout en le déplorant parfois.

D’autre part, elles n’ont pas de vie culturelle : elles ne lisent pas, n’ont pas fait d’études, leur ignorance étant amplifiée par les connaissances de leur supérieurs hiérarchiques, comme la famille Marcoux (Richard écoute Wagner, Léda vit dans un appartement orientalisant..) d’A Double Tour ; le lieu de divertissement (pascalien serait-on tenté d’ajouter) des Bonnes Femmes qu’est le cabaret n’entre pas dans un mouvement d’ouverture d’esprit des personnages ; elles ne se posent pas de question existentielle et ne prennent conscience de leur condition que matériellement. La femme ordinaire est d’abord celle qui ressemble à tout le monde, qui n’a pas de particularité, et surtout qui ne cherche pas à en avoir.

Les prénoms mêmes, Marie , Julie et Jane, déterminent la simplicité qui définit les personnes féminins : Marie a évidemment des consonances religieuses, elle est alors la seule à avoir une dimension sotériologique. Elle est celle par qui passe bien et mal, qui a vécu bien et mal, sans en avoir véritablement conscience. Elle annonce la maladie de son père avant l’accouchement, comme pour préserver le nouveau-né : elle est l’élément regardé et jugé par tous pour ses écarts mais est, en fait, dans le film de Claude Chabrol, le seul élément de pureté.

Les prénoms de Julie et de Jane ne renvoient pas à la même simplicité : il serait plus juste de parler de banalité pour celui de Julie et de fausse originalité pour celui de Jane. Le premier est extrêmement courant et parle de lui-même, le second est censé se prononcer à l’anglaise et être un nom d’actrice à la mode : le décalage et la volonté que met Jane à ce que l’on prononce son prénom à l’anglaise lui donne une touche superficielle, voire grotesque, toujours caricaturale.

Section 3 : Au travail !

La définition sociale des personnages féminins se poursuit dans le rapport de ceux-ci au travail, c’est-à-dire dans leur fonction sociale. Si Marie vit d’expédients, les personnages de Julie et de Jane sont plus développés sous cet angle. En effet leur travail n’est pas conçu comme un moyen mais uniquement comme une fin en soi : il faut travailler, elles travaillent donc. Julie est la bonne des époux Marcoux, Jane est employée dans un magasin d’électroménager : Julie comme Jane n’ont pas de revendications ou de désir de revanche sociale ; elles ne participent pas à la vie de la cité. Elles ne désirent ni changer de situation ni même l’améliorer, elles la subissent. Les Bonnes femmes en est une représentation saisissante : leur rythme de vie est une sorte de Boléro qui se répètent indéfiniment, aussi inamovible que les immeubles de la place de la Bastille filmés sur leur trajet.

Loin d’être un vecteur d’ascension sociale, le travail devient un automatisme, une obsession : lorsqu’elle passe devant une vitrine, Jane s’écrit « Tiens, on n’ a pas ce modèle-là ! ». Partie intégrante de leur mode de vie, elles font l’expérience de l’aliénation. Et cette aliénation réifiante fait de ces femmes des pantins à bien des égards semblables aux instruments qu’elles vendent : elles sont elles-mêmes dans la vitrine, et ne sont regardées qu’en femmes prévisibles.

Mais leur travail n’est pas à proprement parler un labeur : ce travail leur donne un statut mais on ne les voit quasiment jamais travailler , tout comme Les Bonnes Femmes, pour qui le travail est synonyme d’ennui et à d’oisiveté. Claude Chabrol a déclaré : « Nous voulions (Le « nous » renvoie à Paul Gégauff, co-scénariste des Bonnes Femmes) traiter de ce que Paul appelle les « âmes simples » (…) en fait, nous voulions un endroit où non seulement les âmes étaient simples, mais en plus où l’organisation étaient telle qu’elles ne travaillaient pratiquement pas » (D’après François Guérif, Conversations avec Claude Chabrol, Un jardin bien à moi, Paris, Denoël, 1999). Ces mots sont une définition parfaite de la femme ordinaire, qui se laisse guider par le drame en croyant vivre, qui n’a ni expérience intérieure ni volonté d’en avoir. Elles ont une âme, mais, en quelque sorte, ne savent pas s’en servir.

Section 4 : Une femme atemporelle

J’ai évoqué l’espace clos des personnages de Bernadette Lafont : cet enfermement social et spatial se double d’un enfermement temporel.

Cette femme est limitée par les contingences matérielles et l’appartenance sociale mais aussi par le temps. Le Beau Serge comme A Double Tour ne se déroulent que sur une journée, sans développement du passé ou d’un avenir qui pointerait à l’horizon. Ce sont réellement vingt-quatre heures dans la vie d’une femme : le temps n’est alors qu’une structure supérieure dont elle est dépendante, dont elle n’a pas conscience et dont elle n’a cure.

En témoigne cette soumission permanente au passage du temps dans Les Bonnes Femmes :
Jane- Il est midi moins dix-sept ! 
Jacqueline – Dans dix-sept minutes, on sort !
Il en est de même pour la phrase fatidique prononcée par Jane chaque soir : « Il est sept heures ».

Le temps est irrémédiablement synonyme d’ennui pour Jane, de nonchalance pour Julie, d’indifférence pour Marie. Les Bonnes Femmes se déroulent sur plusieurs journées ; cependant, la nuit et le jour ne sont pas vraiment distincts : les sorties des quatre femmes font partie d’un rituel totalement intégré à celui du travail. Le temps n’est alors qu’une suite d’événements prévisibles pour elles, suite qui ne mérite ni attention ni transformation.

Ces personnages n’ont donc pas leur propre temps : si le passé de certaines est effleuré, il n’y a pas d’avenir perceptible. On peut par exemple noter qu’aucune d’entre elles n’a d’enfants ni ne parle d’en avoir. Elles sont presque bloquées dans un présent condamné à durer éternellement : comme il n’y a ni perspective ni volonté de changement, il ne peut être question d’espoir (on reviendra sur le personnage particulier de Ginette/ Stéphane Audran dans Les Bonnes Femmes).

Sans véritablement se complaire dans une situation, l’idée d’en sortir n’est pas même frôlée. Et une femme sans rêve de meilleur des mondes possibles ne peut se projeter dans un mouvement temporel de progression. Il ne s’agit pas seulement du néant de leur ambition, mais surtout de leur incapacité ou de leur refus de voir autre chose. L’enfermement de cette femme ordinaire prospère aussi de son propre chef : son temps est ainsi une répétition tout autant que la marque de sa faiblesse et de sa soumission.

Enlisés dans un présent tout-puissant, les personnages féminins incarnés par Bernadette Lafont n’ont pas non plus de passé : celui-ci n’est jamais vraiment dévoilé, même s’il est parfois porteur de sens. Dans ce rapport de soumission au temps, l’absence de passé apparaît comme une introduction à leur condition, comme un début d’explication : elles n’ont pas d’histoire et, comme nous l’avons dit, ne s’inscrivent dans aucun mouvement d’ordre temporel.

On sait que Marie est la sœur de Serge, que son père n’est pas le sien (comme si elle n’avait d’ailleurs pas d’origine donc pas de passé) et qu’il l’a probablement violée : cette touche sordide amplifie la simplicité de Marie ; elle lui donne cette image du secret de famille enfoui que peut véhiculer la campagne. Et ce père, seule trace d’un passé opaque, tombe malade à la fin du film : alors que l’un naît, l’autre meurt. Condamnée à n’avoir rien à elle, Marie perd un peu plus de son passé lors du départ de Serge, véritable métronome du film. Quant aux personnages de Julie et de Jane, aucune mention d’un éventuel passé n’est faite dans leurs films respectifs.

Elles attendent donc. Sans espérer, sans faillir non plus. Comme le dit Marie, en portant son père ivre jusqu’au logis familial : « On a l’habitude ».

Section 5 : Une femme qui a des formes

Cette femme se définit donc par sa normalité, son absence quasi totale de ressorts psychologiques (qui découle en quelque sorte de l’enfermement dans lequel elle se trouve) : mais une femme est aussi un corps et l’on ne peut concevoir l’image qu’elle renvoie sans se préoccuper de la dimension esthétique du personnage. J’étudierai ultérieurement l’évolution progressive dans les films de Claude Chabrol de la psychologie des personnages féminins, qui s’approfondit au fil du temps et des actrices : eu égard aux rôles de Bernadette Lafont, on constate que la présence physique remplace bien souvent une éventuelle présence psychologique.

Dès Le Beau Serge, Marie, la « vamp locale », comme l’a surnommée Eric Rohmer (D’après Eric Rohmer, Arts, 11 février 1959), se définit par son corps : ce sont ses jambes que l’on voit en premier, c’est sa robe noire qui en fait une femme désirable. La « lumière sombre » dont parle Serge (Jean-Claude Brialy) est le reflet de l’envoûtement physique qu’elle inspire. Son rôle dans La Fiancée du pirate rappellera d’ailleurs à bien des égards le personnage de Marie.

Les scènes où Marie est érigée en personnage principal sont des scènes de séduction : elle entraîne François dans sa chambre, la caméra se penche alors sur son pied ; la scène de promenade dans la forêt de Sardent va crescendo : « Vous m’accompagnez ? » dit-elle avec un sourire mesquin alors que l’image se fixe sur son décolleté.

Elle n’est pas que corps, mais c’est ce corps qui lui permet de prendre vie et qui lui accorde une certaine place. Elle ne forme pas de projet d’amour éternel, ne veut pas être aimée : elle veut être regardée. Et lorsqu’elle dit à Serge : « Tu nous regarde comme si nous étions des insectes », elle est la seule qu’il ne scrute pas en entomologiste. Son corps lui permet d’être un objet de sensation (n’allons peut-être pas jusqu’au sentiment) et non seulement un objet d’étude. Et seule la « griserie des sens » lui permet aussi d’ « échapper à l’enlisement sardentais » (D’après Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Editions des Cahiers du Cinéma, 1987).

On retrouve cette importance des données physiques dans A Double Tour et dans Les Bonnes Femmes : la première image du premier ouvre ses volets sur une Julie nonchalante, littéralement allongée sur la fenêtre. Ses cheveux courts en font une sorte de garçonne, sa quasi nudité une aguicheuse. Elle est placée, dès les prémisses du film, dans la position de regardée, voire d’épiée : mais celle-ci en profite, se met en valeur, et fait la jalousie de sa maîtresse, interprétée par Madeleine Robinson. Elle se répète devant le miroir : « Tu es plus belle que la patronne ». Sa seule revendication est corporelle, elle n’est en aucun cas sociale ou politique.

C’est donc encore sur le plan physique que le personnage se révèle. Le rôle de Julie n’est évidemment pas celui de la servante soumise et affligée, mais celle de la friponne, de la séductrice : ne vivant pas par elle-même, il lui reste le regard de cet obscur objet du désir, l’autre.

Tout comme Julie, le seul souhait de la Jane des Bonnes Femmes, son seul divertissement, son seul plaisir, est celui du corps : si le sexe n’est que suggéré dans les deux premiers films de Claude Chabrol où apparaît Bernadette Lafont, il est dans ce film-ci un des moteurs de l’existence du personnage. Elle est présentée au spectateur dès les premières images en compagnie d’un militaire ; ses sorties ne sont ponctuées que de rencontres diverses et variées : son corps, et particulièrement son postérieur (elle aurait pu prononcer le fameux « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ?… »), est l’objet de toutes les convoitises.

L’antépénultième scène de la piscine est rythmée par les jambes des femmes, véritables métronomes : si leurs esprits sont conditionnés par la répétition, leurs corps le sont aussi. Objet de fantasmes, le corps est donc quelque chose que l’on donne comme on se donne soi-même, et est ainsi le reflet du personnage : comme l’a écrit Henry Magnan, ce sont « des femmes que l’on n’épouse pas » (D’après Henry Magnan, «Celles qu’on épouse pas», Paris Jour , 26 avril 1960). On peut retenir la phrase de Paul à Florence (Juliette Mayniel) dans Les Cousins : « Tu es née pour être chatouillée. »

L’apostrophe d’Albert (Jean-Louis Maury), « A l’éternel féminin ! » n’en est alors que plus ironique…

Section 6 : Signes extérieurs et intérieurs de l’ordinaire

Comme nous l’avons vu précédemment, les fonctions sociales sont perverties : le travail n’est pas un lieu d’échanges, mais un lieu d’ennui ; les personnages féminins n’ont ni famille ni véritables amis. La société n’est pas pour elles un lieu d’échange ou de partage, c’est une espèce de jungle dans laquelle elles se débattent avec leurs armes (principalement physiques) : un film comme Les Bonnes Femmes n’a pas pour finalité la démonstration d’un néant intellectuel féminin mais d’un vide crée par le joug social. Mais au-delà de l’explication du contexte social de ces films, je voudrais à présent m’attacher à l’analyse des témoins, des indices du niveau social de ces femmes que sont le comportement et le langage.

Je ne parlerai pas d’éducation dans la mesure où l’enfance de Marie, de Julie et de Jane n’existe pas : leur seul comportement est porteur de sens. Ainsi, elles ne se tiennent jamais droites : Marie est sans cesse courbée, Julie le plus souvent affalée, et Jane ne tient derrière son comptoir que grâce à ses coudes. La position du corps est molle, chancelante, elle reflète leur mode de vie. En marchant, elles se dispersent, se balancent : dans le forêt avec François, Marie n’a pas de chemin, elle suit en hésitant, en ondulant ces hanches qui font sa fierté et son malheur.

La femme ordinaire a aussi ce que l’on pourrait appeler de mauvaise manières, des tics : Jane mastique machinalement son chewing-gum, Julie traîne ses pieds sur le sol… Le « Sois convenable » que Jane lance à Albert dans la soirée arrosée où ils se trouvent rend une fois de plus compte de son manque de recul sur elle-même, de son incapacité à se regarder, à se penser.

Le langage est le second révélateur du niveau social des femmes en présence : leur vocabulaire ne comprend que quelques mots, elles s’en accommodent et ne cherchent pas à briller par le langage. Il y a aussi la gouaille, la « verve animale » (D’après France Roche, «Les Bonnes Femmes, de quoi fouetter un Chabrol », France-Soir, 24 avril 1960) de Bernadette Lafont, ses poses, ses soupirs, ses minauderies. Son langage n’est pas un instrument d’explication ou de compréhension, il est uniquement un outil de basse communication et, pour le spectateur, le reflet d’une réalité sociale. Marie, Julie et Jeanne ont un langage familier, voire vulgaire.

Ainsi Jeanne gratifie-t-elle l’assistance festive d’un « On boit, on boit, et puis après… » avant de se diriger vers les commodités. Il n’est jamais question de « voitures », toujours de « bagnoles ». Elles prennent quelques libertés avec la grammaire française, et ne s’en soucient guère. On ne pourrait recenser les innombrables exclamations qui ponctuent leurs conversations, comme si elles étaient incapables de développer ce moyen d’expression, de gratifier leur interlocuteur d’une véritable phrase . Claude Chabrol le résume fort bien ainsi :

« (…)le scénario est la plupart du temps ramené à des bruits, des interjections, des borborygmes. Cette conception du langage ne repose pas tant sur la méchanceté, c’est simplement le constat, un peu triste, d’une impossibilité des rapports. » (Entretien avec Claude Chabrol, Cahiers du Cinéma, n°138, décembre 1962).

Ainsi le langage est-il tout aussi signifiant que l’absence de langage, ou son remplacement par des bruits ou des cris : la fameuse scène ou les Bonnes Femmes visitent un zoo et répondent aux singes par des cris animaux est, d’une part, le signe de leur animalisation ou de leur déshumanisation ; d’autre part, elle est l’image de leur incapacité à s’exprimer correctement ou à s’exprimer tout simplement. Joël Magny a très bien défini ce « parallélisme et cette réversibilité dans l’alternance entre le point de vue des visiteuses et celui des animaux » (D’après Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Edition des Cahiers du Cinéma, 1987). Ce n’est pas leur bêtise qui surgit alors devant nos yeux mais leur animalité. C’est aussi par le langage que l’on perçoit l’inconscience de soi de ces femmes : ainsi devant son miroir, Julie se parle-t-elle comme à une autre « Elle vous casse les pieds, la patronne… ».

Section 7 : Entre réalisme et réalité

Claude Chabrol, au cours d’un entretien dans la Revue du Cinéma, déclare : « Il n’y a que le réel qui m’intéresse et, en même temps, je crois qu’on ne peut l’exprimer par le réalisme bêta car la vérité est derrière les apparences (…). Le réalisme, c’est la description de l’état apparent des choses. Ce n’est pas tellement intéressant ; c’est indispensable mais ce n’est pas suffisant » (D’après Entretien avec André Cornand et P. Gaulier, Revue du Cinéma, n°279, décembre 1973).

Claude Chabrol fait de la représentation au sens strict du terme : ses personnages sont des objets d’étude mais aussi des sujets à part entière : Les Bonnes Femmes, illustration de l’éternel retour, s’ouvre sur trois plans de la place de la Bastille. On pourrait alors comparer le film à une sorte de documentaire sur l’aliénation au travail. Mais il ne faudrait pas confondre réalisme, réalité et représentation .

Car les films de Claude Chabrol n’ont aucune vocation clinique, il s’agit de création, donc de reproduction d’une réalité subjective et fictionnelle : Les Bonnes Femmes sont un pamphlet, et s’il dénonce un fait social, il ne peut en aucun cas sortir du champ de l’œuvre d’art. Il ne les observe pas comme elles mêmes observent les singes dans la cage du zoo, il les suit et constate un certain nombre de choses, les dénonce, sans jamais céder à la prétention du réalisme ou de l’affirmation d’une vérité. Il s’agit véritablement d’ interprétation, formidablement définie par Charles Vanel dans Alice ou la dernière fugue : « Nous ne sommes que des représentations qui vous sont destinées ; nous ne sommes que des apparences, que l’on peut modifier ; mais nous avons aussi votre réalité, transformable ».

Ainsi les personnages incarnés par Bernadette Lafont sont-ils comme programmés pour la médiocrité, l’expression paraissant particulièrement adéquate pour Les Bonnes Femmes. Elles ont une âme mais simple, sans psychologie : elles sont hors de tout. Elles travaillent mais sans réel empirisme, elles aiment mais rapidement, elles sont séduisantes mais ne représentent pas la beauté (c’est le cas par exemple de Julie dans A Double tour, qui apparaît comme une pâle copie de Léda, archétype de la beauté), elles ne vivent pas, elles se laissent vivre.

Comme l’écrit Christian Blanchet : « Elles sont excessives parce que chacune s’oblige à présenter une apparence qu’elle croit avantageuse » (D’après Christian Blanchet, Claude Chabrol, Marseille, Editions Rivages, 1989). Elles le croient effectivement, ce qui leur donne cet accent tout aussi touchant que pathétique. Ce sont des êtres qui ne savent pas, et auxquelles on n’a rien appris, qui ne connaissent ni le monde ni leur propre personne, telle Jane qui, se regardant dans une glace, prononce cette sentence : « Ginette, j’ai peur. Me demande pas de quoi, j’saurais pas te répondre ».

Chapitre 2 : Stephane Audran, égérie de la « periode pompidolienne »

Je vais dans ce deuxième moment m’attacher à dépeindre et à analyser la (ou les) figure(s) des personnages interprétés par Stéphane Audran, que l’on pourrait assimiler à l’actrice fétiche de Claude Chabrol dans les années 1960 et 1970, années que Claude Chabrol a lui même intitulées sa « période pompidolienne » et dont nous verrons les principales caractéristiques.

Section 1 : La femme et l’homme, l’actrice et le réalisateur

Après qu’elle a suivi des cours de théâtre en sortant de l’enfance et de Versailles, Stéphane Audran fait sa première apparition au cinéma dans Le Jeu de la nuit de Daniel Costelle et ne rencontre Claude Chabrol qu’après quelques rôles anecdotiques. Cette rencontre dans un café qu’ils ont l’un et l’autre souvent racontée, est assez cocasse quand on connaît la situation précaire du métier d’actrice : Claude Chabrol, juste après le tournage du Beau Serge, recherche une vamp aux allures soignées pour un rôle dans le second volet du diptyque que sont Les Cousins. Il le lui promet et, sans dédaigner celui-ci, Stéphane Audran ne réapparaît que quelques semaines plus tard.

Cette attente est à l’image de Stéphane Audran : une femme de tête qui réfléchit, accepte en toute indépendance. Elle n’a pas les mêmes origines que Bernadette Lafont, a grandi à Versailles, dans l’atmosphère sereine et trouble de la bourgeoisie locale : sans affirmer qu’elle était prédestinée aux rôles que son mentor va lui offrir, elle possédait physiquement et psychologiquement toutes les qualités requises pour l’Hélène de cette « période pompidolienne ».

En outre, son entrée et surtout sa progression dans la vie et dans les films du réalisateur correspondent au renouement de Claude Chabrol avec le succès : en effet, après quelques échecs critiques et commerciaux comme celui des Godelureaux, Les Biches propulsent le réalisateur comme l’actrice au premier rang du cinéma français. On attendra désormais « le » Chabrol quasiment tous les ans.

C’est aussi la rencontre entre deux êtres humains, puisque Stéphane Audran (qui se sépare alors de Jean-Louis Trintignant) et Claude Chabrol se marient en 1964 : il n’offrira pas ou plus (nous étudierons les débuts de Stéphane Audran dans le cinéma de Claude Chabrol dans Les Cousins et Les Bonnes Femmes) à sa propre épouse des rôles de femmes médiocres et attentistes. C’est une autre femme chabrolienne qui se dessine à présent, témoin de l’évolution du réalisateur dans son travail de création comme de l’évolution sociale : si le cinéma ne montre que des apparences de réalité, encore faut-il suivre l’évolution de ces apparences dans le monde sensible.

Joël Magny écrit : « Il est une figure féminine qui se développe de film en film (…) pour aboutir à cette évanescence, incarnée par Stéphane Audran, longtemps épouse du cinéaste. Son retour dans une quinzaine de films de Claude Chabrol ne se justifie pas seulement par cet esprit de « famille » (dans tous les sens du terme). L’actrice incarne à la fois un type féminin fait de force, de lucidité, de refus des illusions, et un type de comédien qu’affectionne le réalisateur : multiforme, mais surtout capable de jouer un ou plusieurs tons au-dessus du naturel. (…) Avec Bernadette Lafont, Stéphane Audran appartient ainsi à l’ensemble des acteurs que l’on a coutume de considérer comme typiquement chabroliens, parce que capables de transmettre au spectateur leur jubilation à jouer, et même à surjouer leur personnage, à la limite de la caricature. » (D’après Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Editions des Cahiers du Cinéma, 1987)

Ce sont les étapes de cette figure, et les coups de crayons progressifs à sa construction, que nous allons à présent étudier.

Section 2 :La naissance d’une figure

Les premiers personnages incarnés par Stéphane Audran dans Les Cousins ou Les Bonnes Femmes font partie de l’univers cloisonné de ces films, mais se distinguent par un certain nombre de particularités dont nous allons tenter de rendre compte.

Tout d’abord, son rôle de Françoise aux côtés des Cousins s’intègre tout à fait à la catégorie des femmes oisives et surtout passives qu’a pu interpréter Bernadette Lafont : cependant elle a le pouvoir de vie et de mort sur son amoureux transi et éconduit, Philippe, qui tente de se suicider après qu’elle l’a rejeté. Il y a chez la femme ordinaire cette suffisance et cette insouciance dans le rapport amoureux, mais il n’ y a pas cette capacité de la femme à contrôler.

Elle le séduit, se joue de lui : le personnage de Françoise exerce ici une véritable supériorité sur Philippe, supériorité revendiquée (on a vu que la femme ordinaire ne revendiquait absolument rien) dans la phrase, lancée à la cantonade lors de la soirée d’ouverture bien arrosée : « Ecoute, je suis libre ». Françoise est la première des femmes chabroliennes à prononcer ce mot fatal, intégrée à un groupe où règne « l’asphyxie de la pureté au contact de la société » (D’après Jean Domarchi, « Paul ou les ambiguïtés », Cahiers du cinéma, n°94, avril 1959). Elle a conscience qu’un autre monde existe, et sans vouloir encore y participer, elle sait le nommer.

Le rôle de Ginette dans Les Bonnes Femmes accentue nettement ce début de différenciation de Stéphane Audran : travaillant dans le même magasin que Jacqueline, Rita et Jane, elle subit aussi l’ennui, la répétition et l’oisiveté. N’oublions tout de même pas que sa première apparition dans le film est son réveil à côté de Jane (dont elle est colocataire, et dont elle est en quelque sorte la conscience), réveil immédiatement arrosé par une gorgée d’alcool.

Mais, dès la fin de la journée, alors que les trois autres ne tentent aucune rupture et poursuivent leur existence cyclique, Ginette marque sa différence : « Vous vous ennuyez encore plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Moi, je suis occupée. » Elle était libre dans Les Cousins qui ne l’étaient pas, la voici occupée face à des Bonnes Femmes qui ne le sont pas. Bien que Claude Chabrol qualifie ces tentatives de « dérisoires » (D’après Michel Pascal, Entretien avec Claude Chabrol, Paris Première, 23 novembre 1995), elles existent.

En effet, Ginette mène une vie parallèle la nuit : elle est chanteuse dans un music-hall, force un faux accent italien, met en valeur la robe noire qui en fait une pâle copie de Gilda. Mais le cercle la rattrape en la personne de Jane qui, non contente d’avoir découvert l’autre facette de Ginette, s’empresse de vouloir assembler cette portion de vie à part et leur monotonie.

Ginette est la seule qui tente de fuir ce groupe et ses institutions : « Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, un vrai enfer, je vis avec elles, de neuf heures du matin à sept heurs du soir » dit-elle au patron du cabaret. La « douceur lasse de Stéphane Audran » (D’après France Roche, « Les Bonnes Femmes, de quoi fouetter un Chabrol », France-Soir, 27 avril 1960) ne parviendra cependant pas à se construire véritablement une identité digne de ce nom, comme en témoignent les dernières images du film, où Ginette, triste, danse avec des hommes qu’on ne voit pas. La caméra suit les mouvement de son corps mais ne reconnaît pas le visage de Ginette et préfère se poser en cette fin de film sur la boule à facette, comme pour signifier l’impossibilité d’un changement, comme pour faire tomber le rideau sur l’éternel spectacle auquel les Bonnes Femmes assistent.

Section 3 : Du haut de leur piédestal

Dans la plupart des œuvres qui constituent le corpus de cette période, Stéphane Audran incarne le personnage principal (ce qui n’était pas le cas de Bernadette Lafont bien que le sien fût récurrent). Elle est donc le centre du déroulement dramatique et de la peinture sociale : on peut de plus placer la femme dans une position systématiquement dominante sur les êtres et sur les choses, ce qui n’en fait pas, tant s’en faut, une figure transcendante au commun des mortels ou à la progression de l’action.

Tout d’abord, nous avons affaire à une femme de caractère : loin d’un personnage insipide qui subirait les événements, elle est avant tout actrice du spectacle (là où la femme ordinaire n’était que spectatrice). Elle est tour à tour femme seule (souvent fière de l’être), amante, épouse, mère… elle ne se définit pas par le manque ou le vide mais par la domination. La première image des Biches donne le ton : Frédérique (Stéphane Audran) rencontre Why (Jacqueline Sassard) sur le pont des Arts.

Elle est debout et tend un billet à Why qui dessine des biches sur le sol. Frédérique est, dès ce début, physiquement, socialement, en position de supériorité alors que Why est assimilée aux biches, prête à devenir la proie du chasseur et à être achetée par Frédérique. Cette dernière s’impose et ne conçoit pas sa relation avec Why sans cette supériorité. De même, elle fait de ses deux amis, Robègue et Riais (les adeptes du Nouveau Roman noteront le jeu de mot), des animaux de compagnie qui dépendent financièrement d’elle, et dont la présence est suspendue au bon vouloir de leur maîtresse.

Elle est au-dessus, comme la Julie Wormser (Romy Schneider) des Innocents aux mains sales (il est par ailleurs dommage qu’elle ne fasse pas partie du clan des Hélène) surplombe son mari du haut de l’escalier.

On retrouve ce même désir d’être nécessaire et suffisante dans Le Boucher : Mademoiselle Hélène repousse Popaul, le tueur en série, tout en encourageant le sentiment amoureux dont il est victime. Elle le rejette mais a la délicate attention de lui offrir un briquet pour son anniversaire ; elle l’invite à dîner, l’enrôle dans la troupe de théâtre de l’école… scène significative : lors des répétitions du spectacle, Hélène lui apprend à faire la révérence !

Cette position de victime de Popaul n’existe que du fait de la présence d’Hélène dans le village ; elle est la seule à avoir un pouvoir sur lui, elle est la seule à provoquer, chez lui, ce sentiment humain qu’est le regret. Finalement Popaul se poignarde pour elle et par elle serait-on tenté de dire : il n’est pas même maître de sa propre mort. Sur le trajet de l’hôpital, ce sont les yeux d’Hélène que l’on voit (est-elle la meurtrière ?) ; il meurt, elle lui demande trois fois de se taire. Et le médecin de témoigner des dernières paroles de Popaul : « Il est mort, il a crié Mademoiselle Hélène quand l’ascenseur s’est arrêté ».

La femme conduit souvent à la mort (celle de Why en définitive, celle de Popaul, celle de Victor, celle de Paul…) mais ne se construit pas en personnage irréversiblement diabolique : on ne rentre pas dans un manichéisme qui consisterait à en faire la mère de tous les vices ou l’origine de tous les maux. Elle est au contraire érigée en modèle (je ne parle évidemment pas de modèle moral, il n’y a d’ailleurs pas de morale chabrolienne) face aux personnages qu’elle croise.

Ainsi, Frédérique devient le modèle de Why dans Les Biches : après avoir été sa courtisane, Why devient peu à peu Frédérique elle-même, met ses vêtements, utilise son apparence et sa voix, et finit par tuer ce modèle. Mais une des dernières répliques de Why : « N’aie pas peur , je m’en vais. », montre que, au-delà de la mort, le vainqueur est Frédérique puisqu’elle a réussi à annihiler Why.

Dans un traitement moins particulier que celui des Biches, la femme est aussi la détentrice du pardon : Mademoiselle Hélène embrasse Popaul comme un prêtre donnerait la bénédiction ; Hélène Desvallées, la Femme Infidèle, est à l’origine du crime perpétré par son mari jalou qui rapprochera le couple, mais c’est elle qui pardonne en acceptant le geste qui a coûté la vie à son amant.

Personnage incarnée par Romy Schneider, la Julie Wormser des Innocents aux mains sales fait partie de ces coutumières du renversement : alors qu’elle a orchestré vainement l’assassinat de son mari Lois, qui a réussi à déjouer les plans de sa femme, découverte, elle reste en position de force. Lois, aux pieds de sa femme, lui dit : « Je vais te pardonner comme tu vas me pardonner. ».

Enfin, le secret est ici un moyen de se garder des autres et de se protéger : « Hélène Desvallées se complaît dans un rôle d’auditrice puis de confidente ; une façon de ne rien dire sur elle-même. » écrit Christian Blanchet (D’après Christian Blanchet, Claude Chabrol, Marseille, Editions Rivages, 1989). On pourrait presque penser que se dégage une figure sacrée de la femme, qui, malgré ses turpitudes, conserve un caractère discret, introverti et salvateur.

Section 4 : Une femme indépendante ?

Si elle a besoin des rapports sociaux pour s’affirmer et pour évoluer, notamment des rapports entre homme et femme, la figure féminine que les personnages de Stéphane Audran nous livre existe en elle-même. C’est une figure beaucoup plus construite que la précédente dans le domaine personnel, psychologique et social.

En premier lieu, cette femme est issue d’un milieu aisé ou s’y est installée (en se mariant par exemple), elle n’a donc pas de problèmes d’ordre financier et n’a pas à se soucier des contingences matérielles pour subsister.

D’une part, elle ne travaille pas : dans les Biches, Frédérique semble en vacances perpétuelles, entre son appartement parisien et sa villa à Saint-Tropez. De même, Hélène Desvallées, la Femme Infidèle, comme la Lucienne des Noces Rouges sont des adeptes de l’otium ; quant à Julie Wormser, elle vit dans la grande maison septentrionale de son mari. Exception faite de l’institutrice Mademoiselle Hélène dont les lieux de travail (la classe mais surtout la cour et la forêt) n’en font pas vraiment une prolétaire, la « femme pompidolienne » est souvent financièrement dépendante de l’homme.

C’est lui qui travaille et entretient le ménage, c’est de lui que viennent les ressources pécuniaires. Même Frédérique tient sa fortune de l’héritage paternel ; quant à Lois Wormser, il ne retient sa femme (qui tente tout de même de l’éliminer de la surface du globe) qu’en lui offrant parures d’or et de soie. Est-ce dire que cette femme est entretenue ? Dans les faits, elle l’est effectivement. Elle n’en est pas moins indépendante pour autant.

On remarquera que la progression des personnages féminins se fait souvent aux dépends des hommes, surtout des maris, ou sans eux : il existe deux cas que je me propose d’analyser :la femme mariée et la célibataire au sens institutionnel du terme. La femme mariée, dépendante économiquement comme nous l’avons vu de son mari, lui doit son entrée dans la bourgeoisie. Non seulement elle est entretenue mais elle vient d’un monde différent, et a été « sauvée » d’une situation difficile. Dans les Noces Rouges, Lucienne s’est mariée, alors qu’elle avait eu sa fille Hélène à dix-sept ans, avec Paul (interprété par Claude Piéplu) : les deux répliques qui suivent montrent bien qu’elle lui doit sa situation et qu’elle accepte de la lui devoir.

Paul– Tu es bien contente que j’ai payé ses études.

Lucienne– Ravie, et aussi merci d’avoir voulu de moi.

Elle est mariée, doit son entrée dans le monde à son mari, mais reste indépendante d’esprit : si elle a été aidée pour pénétrer dans cette classe, elle en a totalement intégré le système, qu’elle a fait sien. Et c’est en tant que partie intégrante de ce système qu’elle se révolte par la tromperie, voire, le crime. Lucienne, Hélène et Julie ne sont donc ni des femmes objets (elle est bel et bien sujet), ni des épouses soumises : ce sont des Hedda Gabler un peu plus chanceuses.

Les cas de Frédérique et de Mademoiselle Hélène sont quelque peu différents : elles sont seules au début du film (Frédérique ne le restera pas et Hélène en quelque sorte non plus), et tiennent à leur indépendance physique. S’il est question d’amour, il n’est jamais question de mariage ou d’installation : ce ne sont pas des préoccupations pour elles.

Et cette indépendance est remarquée par les hommes. C’est dans ce contexte que l’on peut inscrire la remarque de Popaul à Hélène : « C’est rare les femmes qui fument dans la rue (…) ». Elle n’est pas dépendante de son pouvoir de séduction, du regard des autres ni de ces autres qui la regardent. Ce sont aussi celles qui n’ont pas d’enfants et pas de famille connue. Elles ont tracé leurs routes sans l’aval de quiconque. Elles sont donc l’image de l’indépendance dans tous les domaines et n’hésitent pas à entrer dans un jeu de concurrence affective avec les autres femmes (comme Frédérique attire Paul/Jean-Louis Trintignant aux dépends de Why). Comme le proclame Frédérique en arrivant dans sa villa et en exhibant ses trophées : « J’adore la chasse !» Il ne s’agit pas d’un monde de femmes ou d’un monde contrôlée par les femmes, mais du monde de ces femmes-là.

Section 5 : La réalisation personnelle comme finalité ultime

Si le femme ordinaire stagnait, celle-ci est en progression constante. Elle construit, détruit parfois, organise : c’est une femme créatrice et évolutive.

En premier lieu, elle crée souvent une famille, que celle-ci soit de sang ou de cœur : c’est avec Stéphane Audran qu’apparaît la figure de la mère. Hélène Desvallées a un fils, Michael, Lucienne a une fille, Hélène ; Why est la fille choisie par Frédérique (la mort de Frédérique est d’ailleurs celle de Clytemnestre et conduit à la prise de pouvoir d’Electre/Why devant l’impuissant Agamemnon/Paul) : le film est ainsi parsemé de répliques où Frédérique se laisse aller à un instinct maternel envers « la petite » : « Allez donc savoir ce qui se passe dans la tête des filles (…) Eh bien, sois heureuse, ma chérie, c’est tout ce que je demande »…

Enfin, Mademoiselle Hélène est institutrice et vit donc au milieu des enfants. Ces femmes sont de bonnes mères, et revendiquent leur maternité : Hélène Desvallées dit à son amant Victor (Maurice Ronet) qui vient de lui avouer qu’il a deux enfants « C’est drôle, moi je ne pourrais pas vivre sans mon fils (…) mon mari non plus. ».

Le lien filial dépasse de loin le lien marital : le fait que Paul , dans les Noces Rouges, ne soit pas le père d’Hélène l’éloigne à jamais de Lucienne dans la mesure où ils n’ont pas construit cette famille ensemble. Sa fille Hélène n’adresse en conséquence qu’un « Bonsoir, maman » au début du film et ne relève même pas la présence de son beau-père. Elle ne le reconnaît pas comme partie intégrante de sa famille.

Cela ne renvoie pas aux liens du sang mais au problème de l’appartenance et de l’identité : l’enfant se construit auprès de celle qui, elle même, est en évolution permanente. De plus, les personnages féminins élèvent leur enfant eux-mêmes, ils ne sont aidés par aucune nourrice ou gouvernante : ils prennent en charge l’éducation de leur progéniture, sans doute pour qu’elle bénéficie de la même liberté intérieure. On notera enfin que la figure de la mère éclipse, dans bien des cas, celle du père.

On peut étudier une deuxième forme de construction qu’est la vie affective : cette femme aime, change parfois d’avis en cours de chemin, mais ne renonce jamais. Ce n’est pas une Blanche de la Force préférant le sacrifice à l’épanouissement, la résignation à la liberté. Son parcours amoureux est toujours semé d’embûches, comme une constante de l’action dramatique. Elle est capable de mettre son mariage en danger, et même sa liberté physique dans Les Noces Rouges, pour parvenir à ses fins.

C’est l’image même de cette liberté de mouvement et d’esprit qui permet aux personnages de vivre pleinement mais à leurs risques et périls : la peur n’évitant pas le danger, elles préfèrent faire l’expérience du danger plutôt que de ne rien ressentir (la femme ordinaire n’est justement prise dans aucun flot de sensation). J’utiliserai ces mots de Henry Rabine sur Frédérique pour définir émotionnellement ces femmes : « Mais c’est Stéphane Audran que je préfère, peut-être parce que son personnage à elle bouge, provoque, mais attrape de l’âme et ne s’en remet pas. » (D’après Henry Rabine, « Les Biches », La Croix, 4 avril 1968).

Cependant la passion qui conduit pour certaines d’entre elles à la folie ou à la froideur meurtrière ne trouve son origine que dans leur humanité. Lucienne s’adonne au crime parce qu’elle souhaite aller au bout de sa passion, de sa liberté. Elle n’est l’instrument d’aucune transcendance, d’aucune fatalité. Elle n’est pas non plus la prisonnière d’une condition sociale.

Si le rôle tenu par Stéphane Audran semble parfois être l’agent du destin, il n’en est jamais le jouet : les films de Claude Chabrol que nous analysons actuellement ne sont en ce sens comparables ni à la tragédie grecque ni à aux premières œuvres du réalisateur. Hélène Desvallées accepte le meurtre de son amant car il lui permet d’abattre toute superficialité et de consolider l’amour vrai qu’elle éprouve pour son mari.

Cela peut s’apparenter à une forme d’égoïsme mais pas uniquement, puisque la réalisation de ces femmes se produit dans un contexte social, familial ou affectif. Son ultime désir n’est pas la solitude mais la satisfaction, à n’importe quel prix : ainsi Mademoiselle Hélène, image de l’ange destructeur, a le réflexe de dérober les indices qui pourraient accuser Popaul et mettre un terme à son jeu. Hélène est la Femme Infidèle dans les faits mais tend vers la fidélité suprême qu’est la fidélité à soi-même, au prix d’une amoralité triomphante.

Section 6 : Un petit grain de folie

Cette capacité de construction dépend aussi d’une capacité de projection dans le temps, de conscience et de maîtrise du temps. Les personnages incarnés par Bernadette Lafont n’ont pas de prise sur le temps puisqu’elle n’en ont pas conscience : le temps ne leur appartient pas, mais elles décident de ce qu’elles en feront. Ainsi les rôles de Stéphane Audran possèdent-ils un temps qui leur est propre par la force de leur volonté. Elles ont un passé qui expliquent en partie leur présent.

L’exemple de Lucienne a déjà été donné (ses parents sont morts jeunes et elle a eu sa fille à dix-sept ans), mais nous pouvons ajouter celui de Mademoiselle Hélène qui s’est installée dans le village périgourdin du Boucher après une déception amoureuse : une fois de plus, ce passé ne les conditionne pas, il est le moteur de leur progression. Ce sont aussi socialement des femmes qui ont du temps : la volonté a un coût en quelque sorte, ou ne peut s’assouvir que dans certaines sphères sociales. Claude Chabrol écrit : « L’oisiveté de la femme est un élément favorable pour sa disponibilité, donc pour son aventure. » (Claude Chabrol, « Vers la vérité », La France Nouvelle, 22 janvier 1969). Mais cette oisiveté n’engendre pas ici l’ennui ou l’enfermement : elle donne parfois naissance au malheur, mais toujours de la part d’un sujet libre et responsable de lui-même.

A l’image de ses protagonistes, ces films ont une construction nette et précise : Les Biches se composent d’un prologue en guise d’introduction, d’un chapitre consacré à Frédérique, d’un autre à Why, et d’un épilogue. Le temps de La Femme infidèle est lui aussi segmenté entre la journée et la soirée : tout a un début et une fin, une cause et une conséquence (sur le papier du moins). Le seul moment de la journée qui n’est pas mis en valeur ou utilisé en toute conscience est le matin : Frédérique se lève tard ou ne dort pas, exemple de la vie bourgeoise décousue ; le matin n’existe pas dans le Boucher… ce sont des femmes du soir, de la concrétisation (la scène du crime des Noces Rouges se déroule d’ailleurs de nuit).

Mais il leur arrive aussi de rêver : la conscience du temps passe par l’espoir, et ce qui manquait à Jane et à Julie (A Double Tour) permet à Lucienne et aux différentes Hélène d’être humaines.

On retiendra cette magnifique sentence du Boucher, proférée par Mademoiselle Hélène lors de la visite d’une grotte préhistorique : « Vous savez comment s’appellent des désirs devenus civilisés : des aspirations. » Elles ne cherchent pas une place, elle en cherche une meilleure, ce qui fait toute la différence. Et ce sont ces aspirations qui mènent parfois à la tragédie quand le personnage persiste dans ses illusions : lorsque Lucienne dit à Pierre « Nous passons notre temps à nous attendre », elle montre que le temps long qu’est celui de l’espoir, de la projection, n’est jamais neutre.

Si les personnages incarnés par Stéphane Audran ainsi que la Julie des Innocents aux mains sales se meuvent dans leur océan de liberté, celle-ci n’a pas toujours de cadre moral. Ainsi cette femme n’hésite-t-elle pas à nier l’existence d’autrui pour se construire elle-même : Popaul le dit avant de mourir , « Je ne savais plus qui j’étais, je ne vivais que pour vous. ». Mais ces criminelles trouvent leurs excuses ou leurs raisons au fond d’elles-mêmes et non dans la revendication. La figure de la marginale et de la criminelle que nous allons aborder s’accomplit ,elle, dans un désir de revanche sociale.

Chapitre 3 : Isabelle Huppert ou la « marginale »

Section 1 : Un nouveau visage et une nouvelle figure

En 1978, Claude Chabrol offre à Isabelle Huppert le rôle de Violette Nozière, toute fraîche sortie de la Dentellière de Claude Goretta et du Juge et l’assassin de Bertrand Tavernier. Une nouvelle ère dans le monde du réalisateur s’ouvre. Comme pour mettre en valeur le passage de témoin entre deux actrices , Stéphane Audran, loin des rôles de bourgeoises aux fantasmes douteux, y tient le rôle de la mère d’Isabelle Huppert. Si je ne prends en compte pour mon étude que quatre d’entre eux (en y ajoutant Betty avec Marie Trintignant), Isabelle Huppert a tourné à ce jour une dizaine de films avec Claude Chabrol.

Elle est ainsi l’égérie du réalisateur sur les années 1980 et 1990 : elle n’a ni le même physique, ni le même parcours, ni le même jeu que ses aînées, ; elle ne sera pas la pâle copie de l’ex-femme du réalisateur, elle ne représentera pas la même femme. Nous poursuivons donc l’analyse d’une évolution de l’image de la femme dans le cinéma de Claude Chabrol au fil du temps et des films.

Isabelle Huppert est née en 1953. Elle a vingt-cinq ans lorsqu’elle interprète Violette Nozière : elle a passé son enfance dans les salles de spectacle, entraînée par sa mère, et possède donc un bagage culturel peu banal. Elle entre d’abord au Conservatoire de Versailles puis à celui de Paris : cette comédienne ne joue pas sur le naturel de son visage ou de ses hanches, elle fait indubitablement partie des « réfléchies du cinéma français », comme les a surnommées Alain Riou. Lorsque Claude Chabrol la rencontre, elle vient d’être La Dentellière qui s’est murée dans le silence après un amour impossible (à cause des différences sociales du couple). Elle va poursuivre avec lui l’étude de ces adolescentes troubles au corps de femmes et de ces femmes troubles aux rêves d’adolescentes.

Le contexte des films de Chabrol que nous étudions à présent est bien souvent historique : il s’agit des années 1930 pour Violette Nozière, de l’Occupation pour la Marie d’une Affaire de femmes ou du Second Empire pour Madame Bovary. Ce seront donc les travers de la société qui seront mis en exergue plus que les mœurs bringuebalantes d’une certaine sphère sociale. Sans actualiser systématiquement la reconstitution historique au monde contemporain, on peut remarquer quelques ressemblances dans les différents portraits mis en présence, quelque soit leur époque propre.

Section 2 : Ah ! Si j’étais riche !

Le milieu social dans lequel la marginale évolue n’est évidemment pas celui de La Femme Infidèle et de ses sœurs spirituelles : c’est un milieu de labeur, ou plutôt de subsistance, de dureté physique, financière et morale. Elle ne vit pas dans la pauvreté absolue mais doit se démener pour survivre ou pour monter en grade. L’ascension sociale est son obsession première : car si elle accepte le travail, ou la médiocrité dans un premier temps, elle ne les conçoit que comme des étapes vers un statut plus prestigieux et surtout plus enviable aux yeux du commun des mortels. Ce désir ne vient que d’elle : c’est Emma qui force Charles Bovary à opérer le pied bot d’Hyppolite, pensant que la gloire professionnelle de son époux rejaillira sur elle et la fera parvenir. Leur niveau social transparaît aussi par le langage familier : en témoigne la chanson de la Jeanne de La Cérémonie : « Il court, il court…il fourre, il fourre, le curé.. ».

On retrouve cette fonction révélatrice du langage qui, avec l’apparence physique et l’environnement de la femme, porte le sens de son action et son évolution.Le mot de labeur n’était pas tout à fait convenable dans la mesure où le travail n’est pas ici une activité lucrative à part entière : Emma Bovary ne travaille pas ; Violette, enfant sage le jour et prostituée la nuit, n’a pas ce que l’on appellerait aujourd’hui un emploi ; Marie, l’avorteuse, subsiste grâce à son « sens pratique » et ses « connaissances médicales » ; Betty a travaillé mais se fait entretenir par son mari puis par son ange gardien, Laure, une infirmière fortunée à la retraite au Trianon à Versailles. Betty est interprétée par Marie Trintignant, mais ce personnage correspond à la figure de la marginale incarnée par Isabelle Huppert : aussi ai-je choisi ce film dans mon corpus.

La seule à avoir un véritable emploi est le personnage de Jeanne, qui exerce la fonction de postière dans le village où La Cérémonie se déroule. Mais on ne voit celle-ci que peu à son bureau de poste, et son travail n’a vocation dans le film qu’à entretenir sa paranoïa en ouvrant le courrier des Lélièvre, la famille bourgeoise locale. Ainsi le travail n’apparaît pas comme absolument nécessaire ou aliénant : il n’est pas non plus un facteur d’intégration sociale. Nous avons donc affaire à des femmes actives mais non à des femmes laborieuses.

L’exclusion de ces femmes découle de leur non-appartenance à un milieu ou de leur exclusion de celui-ci : leur parcours est donc déterminé par la volonté de se frayer un chemin dans les rangs des Patriciens, au demeurant peu enviables car tout autant images de décadence. Les moyens de l’ascension sont divers mais tournent toujours autour de l’enfant chéri de Crésus : l’argent. Violette devient parricide en convoitant l’argent de son supposé géniteur, qui lui assurerait un avenir plus doux ; Emma et Betty se sont mariées ; quant à Marie, c’est l’activité clandestine et illégale qu’est l’avortement qui lui permet d’avoir des fins de mois de plus en plus douces.

Enfin, Jeanne et Sophie (Sandrine Bonnaire) forgent leur reconnaissance dans le bain de sang final de La Cérémonie. Cette obsession du rang les mène le plus fréquemment à leur perte : Emma se suicide non par dépression, ni parce qu’elle se rendrait compte de son inutilité ou de sa vanité ; elle met fin à ses jours parce qu’elle ne pourra rembourser ses dettes et que ses rêves d’ascension sociale sont de ce fait anéantis.

Leur parcours est solitaire. Il s’agit là aussi de femmes de tête, elles sont le centre du drame , mais leur désir de changement vient de l’autre. Le principal moteur de l’action est l’envie, la jalousie de ce que l’autre a et qu’elles n’ont pas. Et quoiqu’elles fassent pour faire partie des happy few, cela est légitime puisqu’elles cherchent à s’intégrer à une société qui les laisse injustement de côté. Nous étudierons dans quelque temps la part de « folie » de ces femmes, leur part d’inconscience, mais il serait bien malhabile d’oublier leur immense sentiment d’injustice et leur incommensurable désir de revanche sur le déterminisme social.

Mais malgré leurs efforts, plus ou moins acceptables, aucune d’entre elles n’accède à ce rang si convoité, exception faite de Violette Nozière qui entre dans la petite bourgeoisie, mais une petite bourgeoisie qui n’était pas l’objet de sa fougue. L’expression de « déterminisme social » me semble donc particulièrement appropriée pour décrire l’exclusion perpétuelle à laquelle toutes sont condamnées.

Section 3 : J’ai, donc je suis

Nous venons d’aborder l’importance de l’argent et de la classe sociale, ce qui mène droit au comportement ou au tempérament qu’elle engendre chez la marginale : la résistance aux événements, aux lois sociales et institutionnelles. Même si cette lutte est souvent vaine ou se retourne contre elles, elles combattent en permanence l’ordre établi : le meilleur exemple de cette figure de la femme résistante est Marie, l’avorteuse d’une Affaire de femmes.

Le film s’ouvre sur son visage, à côté d’un enfant qui pleure (on subodore qu’il s’agit du sien) : elle a le teint pâle, elle va cueillir des orties pour la soupe puis va marchander quelques pommes de terre chez un propriétaire terrien. Claude Chabrol la place d’emblée dans un univers hostile, où Marie se débat. Elle est seule, on comprend assez vite que son époux est au front ; mais le retour de celui-ci n’apporte aucune présence.

On peut établir un lien entre le général et le particulier, un parallèle entre la situation historique, la Seconde Guerre mondiale, et donc les privations, le rationnement, et la situation personnelle de Marie, la pauvreté, la saleté et l’obligation du contentement. Ainsi elle est à l’image du contexte, et le personnage féminin renvoie à une réalité sociale qui dépasse de très loin le cadre d’une fiction.

Cette lutte prend forme dans le pouvoir décisionnel qu’ont les femmes sur elle-même et sur autrui : Emma Bovary mène son mari, Charles, par le bout du nez ; c’est elle qui l’entraîne au fameux bal, c’est elle qui le force à opérer Hyppolite, c’est elle enfin qui s’occupe des comptes du ménage. Betty a été chassée du logis après qu’elle a été surprise dans les bras de son amant du moment : mais c’est bien elle qui refuse, malgré les prières de son mari Guy, de reprendre sa vie antérieure, et donc d’effacer ses actes et de se renier. Comme le dit Marie à son époux : « J’crains pas les coups, j’ai la peau dure. »

Nous parlions il y a quelques lignes de l’indépendance de la bourgeoise incarnée par S. Audran : il serait plus exact ici de qualifier ces femmes de maîtresses. Maîtresses des autres, pas nécessairement d’elles-mêmes. Seule contre tous, la femme qui lutte s’embourbe dans ses fantasmes et ses rêves, et s’y perd : Emma Bovary, héroïne romantique s’il en est, vit dans un monde imaginaire, fait de couleurs chatoyantes et de faux princes charmants.

De même, Marie accède à une certaine prospérité financière, et son nouvel appartement, rempli d’objets décoratifs comme une chambre d’enfants peut l’être de jouets, devient une véritable scène de théâtre où la réalité n’a plus cours. Le tort de ces femmes n’est évidemment pas de lutter pour une meilleure situation sociale : il est de lutter sans prendre en compte les paramètres nécessaires à une vraie réussite, comme la raison financière pour Emma, ou la raison morale pour Marie, Violette, Jeanne et les autres.

Ce sont le manque et la jalousie qui les font vivre, leur permet de trouver la force de se battre, et les perdent, leur lutte allant trop loin. Le psychanalyste Denis Vasse définit ainsi la jalousie :

« La jalousie est déclenchée lorsque nous croyons, dans le registre du semblant, que ce qui fait vivre l’autre ne peut pas nous faire vivre. La vie, pour le jaloux, ne se partage pas. Elle est à toi ou elle est à moi. Or, la vie qui ne serait pas la somme du partage ordinaire (alliance) et de la génération –réalisons-le ici- serait une vie sans autre. Une vie d’apparence. » (D’après Denis Vasse, Inceste et Jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p. 19).

On peut établir ici un parallèle entre la Frédérique des Biches et Violette Nozière : elles mènent toutes deux une vie d’apparences, apparences qui tuent la première et sauvent la seconde. Le chapeau noir incliné sur un côté du visage de Violette, son maquillage sophistiqué soulignant les yeux plus que de raison, ainsi que l’éclairage clair-obscur du film renvoient à Frédérique (d’autant plus que S. Audran joue la mère de Violette). Et quand on aime trop, chez Claude Chabrol, on tue.

Section 4 : «Il avait un caractère passionné…mais normal. » (Réplique de Fernande au procès de Landru dans Landru de Claude Chabrol), la question du Mal

Leur volonté d’appartenance n’a d’égal que leur trouble. Le monde des apparences est particulièrement creusé dans les rôles offerts à Isabelle Huppert : toutes mènent une double vie . Violette se transforme la nuit en vamp, Marie fait avorter clandestinement des femmes en violation des lois et à l’insu de son mari.Toutes ont un secret enfoui comme Jeanne et Sophie. Enfin Betty et Emma ont des amants. Ce monde des apparences est, dans les œuvres de Claude Chabrol, directement relié au besoin de transgression, qu’elle soit morale, légale ou sociale.

Le réalisateur ne conçoit pas ses personnages comme des monstres prêts à passer en jugement mais comme des êtres que l’on doit étudier et dont on doit essayer de comprendre les mécanismes psychiques. Ce dernier moment de l’analyse des figures féminines montre des personnages beaucoup plus développés au niveau psychologique que les précédents.

Cette obsession de la transgression n’est pas perçue comme telle par les protagonistes : certaines en font même un objet de fierté, presque de loisir, l’affirmation d’être exceptionnelle, comme Marie : « J’suis pas une femme au foyer (…) j’fais même des choses qui sont pas autorisées par la loi (…) j’suis une tricoteuse. » se vante-t-elle ; on retrouve la même joie de la transgression chez Emma qui se répète devant la glace : « J’ai un amant, j’ai un amant. ». Cette route vers la mort , qu’il s’agisse d’un crime ou non, nous amène à nous pencher sur la question du bien et du mal, la question du jugement.

Toutes ces héroïnes ont un point commun : elles sèment la mort, qu’il s’agisse de la leur ou de celle des autres. Violette assassine son père, Marie est avorteuse et sera condamnée à la peine de mort, Madame Bovary se suicide, Betty ne renaît que grâce à la mort de Laure, elle la remplace en quelque sorte (notamment dans le lit de Mario, l’amant de Laure) et on connaît le final de la Cérémonie. Sans tomber dans le pessimisme le plus inavouable, ces femmes en manque de reconnaissance constant non seulement ne parviennent jamais à cette renaissance (si l’on excepte Betty peut-être) mais de surcroît, elles entraînent leur entourage dans le tourbillon qui mène à leur chute. La frustration joue donc un rôle majeur dans l’analyse des personnages féminins, et dans l’action dramatique elle-même : moteur de la progression des femmes, elle cause bien souvent leur perte.

L’exemple du crime fascine particulièrement Claude Chabrol, qui en fait le sujet de la plupart de ces derniers films (ceux que j’étudie tout autant que les suivants comme Au cœur du mensonge , Merci pour le chocolat ou dernièrement La Fleur du Mal). Madame Bovary, sans être une criminelle, reste une variation de Violette Nozière et entraîne par sa chute celle de son mari, Charles, qui meurt de chagrin. Claude Chabrol affronte le cœur de l’horreur dirigée par la passion : « cette part obscure relève de l’être humain, liée au sexe et à la mort, relève de l’inexplicable. Tel est aussi le problème du Mal, qui pour certains théologiens, se traduit par la déroute et l’angoisse de l’esprit devant le non-sens. » (Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Editions des Cahiers du Cinéma, 1987, p. 155). En effet, on ne trouve jamais une explication tangible, on peut en faire une liste, sans comprendre le cœur du mal même si l’on en perçoit la motivation.

Pour Claude Chabrol, le crime est une sorte de métaphore de l’âme humaine : étant beaucoup plus étendu qu’un simple système de raisons et de circonstances, le crime révèle cette femme tout autant qu’il l’enfonce dans cette « énigme au masque de chair ». Dans un essai, Caroline Eliacheff, psychanalyste devenue scénariste (notamment de La Cérémonie), définit les criminelles chabroliennes et leurs points communs :

« L’essentiel, bien sûr, est d’avoir été rêvées, construites, observées, aimées par le même homme qui, à travers elles, dit quelque chose de lui ou des énigmes qui le fascinent : le bien et le mal, l’innocence et la culpabilité, la répétition des secrets du passé, le poids de la société. » (D’après Caroline Eliacheff «Qui est criminelle ?» in Claude Chabrol, La Fleur du Mal, Paris, Albin Michel, 2003).

Le bien et le mal ne sont pas chez Chabrol deux catégories distinctes, ou les deux pans d’un manichéisme bien installé.

De toutes les héroïnes de Claude Chabrol, ce sont en effet les premières qui aient un véritable passé, toujours tourmenté : Violette a probablement subi des violences incestueuses, Marie a perdu ses parents jeune , Betty a assisté au viol de la serveuse du bar de son oncle ; enfin il est explicitement dit que Jeanne a tué sa fille et Sophie son père. Et le secret est tout autant que la résistance un catalyseur de l’action : par définition, il est caché donc intérieur aux personnages qui ne se dévoilent qu’entre criminelles (comme Sophie et Jeanne).

Les personnages ne sont pas conditionnés par leur passé ou le poids du secret, mais ces événements les ont empêché d’établir une distinction entre bien et mal : ils sont inconscients stricto sensu. Ils ne jugent pas l’acte du crime en lui-même, cherchent uniquement des causes et des justifications.

Ceci n’a pas grand-chose à voir avec la folie : ces femmes ne sont ni idiotes ni proprement folles, elles n’ont pas de limites morales. Jean-Luc Macia écrit à propos de la faiseuse d’anges d’ Une Affaire de femmes : « Marie n’a guère conscience du drame que vit le pays ou veut l’ignorer. En fait elle est innocente donc inconsciente dans tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle fait. » (D’après Jean-Luc Macia, « Le crime de Madame l’Ange », La Croix, 22 septembre 1988). Jeanne aussi est inconsciente de ce qu’elle a fait autant que de ce qu’elle risque : « Personne pourra rien prouver » dit-elle ; la dernière phrase, répétée deux fois, grave cette inconscience : « Ca va, on a bien fait.». On peut noter aussi l’ambiguïté du réalisateur qui ne donne aucune morale personnelle et achève son film par cette phrase de Jeanne. On ne peut pas non plus les qualifier de maléfiques puisqu’elles ne distinguent pas Bien et Mal. Elles sont un mélange de candeur et d’absurdité. En témoigne cette scène entre Marie et son avocat :

1.Le souci , c’est de faire un exemple.
2.Un exemple de quoi ?
3.Ce sont des questions morales, vous avez fait le mal (…)
4.Moi j’veux être chanteuse.

Dans la Cérémonie, il existe une dialectique de renversement systématique entre le Bien et le Mal : le spectateur comprend le geste (comprendre n’étant pas excuser) car le film est une danse sacrificielle menant au massacre. Jeanne et Sophie ne font pas la différence entre les deux concepts : c’est presque un sujet de plaisanterie entre elles. Après qu’elles se sont plus ou moins avouées leurs deux premiers crimes, Jeanne s’écrie en allant apporter son « aide » aux œuvres de la paroisse : « On va aller faire le bien, ça nous changera ! ».

Cette réplique, lancée à l’emporte-pièce, montre bien la tournure d’esprit de Jeanne : elle connaît l’existence du bien et du mal, mais ne sait pas les distinguer, ou juger de la moralité d’un acte. Elle connaît les mots, pas leur signification. Elle ne pense qu’en termes de concurrence et de hiérarchie sociale. Sa situation sociale lui donne le droit de haïr et finalement de tuer un être supérieur dans cette hiérarchie. Tout comme la pauvreté de Marie lui donne, selon elle, le droit de pratiquer un acte illégal, tout comme Violette pense son acte comme justifié : si personne ne s’occupe de moi, qui le fera ?

Une codétenue (jouée par Dani) de Marie lui dit d’ailleurs : « C’est facile de pas faire de saloperies quand t’es riche ! ». Le mal ici n’est ni cruauté, ni malfaisance pure, il est simple, banal : c’est ce qui le rend terrible parce qu’inéluctable. Comme l’écrit Christian Blanchet : « Le criminel chabrolien est ordinaire, c’est-à-dire invisible ; il témoigne du partage de l’être .» (D’après Christian Blanchet, Claude Chabrol, Marseille, Editions Rivages, 1989).Comme chez Bunuel, les êtres chabroliens sont ce qu’ils cachent et donc ce que l’on ne comprend pas toujours. Le mal est le non-sens, comme la passion des monstres de Violette. C’est pourquoi on ne peut juger ces femmes qu’en fonction de leur propre système de jugement : les paramètres sociaux, et non en termes purement médicaux. Au fond, elles ne voient le mal nulle part, elles sont coupables à leur insu.

Section 5 : « Un grand destin », la culture du rêve

Dans le premier moment de mon étude, j’avais analysé l’ignorance de la femme ordinaire, son manque d’ouverture sur le monde et l’enfermement qui en découlait. Nous somme ici en présence d’héroïnes qui ne vivent pas dans des demeures princières, l’exemple de Marie est particulièrement flagrant au début du film : on ne peut cependant les définir comme des ignorantes ou des péronnelles comme pouvaient l’être Les Bonnes Femmes.

Elles ont toutes un univers imaginaire extrêmement développé et aspirent à une plus grande connaissance du monde, et particulièrement des arts. La culture est un exemple de leur volonté d’accéder à un autre ordre social : dans Une Affaire de femmes, Marie le dit au début du film à son amie Rachel et, jusqu’à la fin, à son avocat « Moi, j’veux être chanteuse », toujours au présent ; le premier salaire qu’elle reçoit après l’avortement de Ginette (Marie Bunel), sa voisine, est un phonographe ; par la suite, un des premiers luxes qu’elle se paiera seront ses cours de chant. C’est en sortant d’un de ces cours que la voix off annonce , « J’avais sept ans quand ils ont arrêté ma mère », comme si c’était sa relative réussite qui l’avait perdue, et non pas l’acte illégal lui-même, comme pour signifier l’imperméabilité entre les couches sociales.

Cet intérêt porté à la culture donne un caractère romantique à ces femmes : Violette rêve « d’aller aux Sables d’Olonne en Bugatti avec un homme qui lui parlerait d’amour » ; Jeanne, dans la Cérémonie, répond à Mélinda (Virginie Ledoyen, la fille des employeurs de Sophie) qui vient de tomber en panne d’essence : « J’aime pas la mécanique (…) moi c’est plutôt la poésie. ». De même, lorsqu’elle entre chez les Lelièvre, elle s’exclame : « Tous ces bouquins ! Moi qu’adore lire ! ». Mais ce rapport à la culture est ambigu : elle les attire et les rebute comme symbole du plus riche : ainsi, la lectrice Jeanne tirera son dernier coup de fusil dans la bibliothèque des Lelièvre.

Enfin, la plus grande faute d’Emma Bovary, « cette shampouineuse qui se prend pour la princesse de Clèves » (Daniel Toscan du Plantier, « La psychanalyse sauvage d’Isabelle Huppert », Le Figaro, 6 avril 1991) n’est pas, comme elle le pense, d’avoir fait des dettes, mais d’avoir vécu dans un monde imaginaire. Cette culture, profonde ou non, révèle aussi leur incapacité à accepter la réalité sensible.

Cet attachement à la culture n’en fait cependant pas, tant s’en faut, des intellectuelles. Rappelons la phrase de Nabokov à propos de l’auteur de Madame Bovary : « La bourgeoisie pour Flaubert, est ue état d’esprit, pas un état de finances. » (Vladimir Nabokov, Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Stock, 1999). C’est probablement cela que la marginale n’a pas compris : sa culture est parsemée de topoï, elle est un des éléments d’éloignement de la femme à la réalité. Comme l’écrit Joël Magny : « Au contraire d’Hitchcock , Chabrol ne vise pas à décrire les arcanes d’une mentalité en nous faisant pénétrer à l’intérieur des âmes. Il nous montre de l’extérieur les chocs provoqués par les consciences. » (Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Editions des Cahiers du Cinéma, 1987).

On perçoit même une certaine naïveté au milieu de ces tourbillons de force et de détermination. L’exemple le plus frappant est un réplique d’une Affaire de femmes ; Marie ne comprend pas l’arrestation de Rachel, son amie : « Pourquoi ? Elle est juive ? Mais elle a jamais été juive, elle me l’aurait dit. ». Sa détermination entraîne l’incompréhension devant les choses sur lesquelles elle n’a aucune prise, aucun pouvoir. Marie est bien trop engluée dans ses contradictions (elle se déclare pour la Résistance et a un amant maréchaliste) pour comprendre la petite comme la grande histoire. On pourrait définir toutes ces femmes par la phrase qu’un amant étudiant en médecine dit à Betty : « Tu veux tellement être une héroïne (…) que tu dégringoles encore plus bas. ».

Section 6 : Le fait divers

Si Claude Chabrol avait déjà transposé le fait divers dit des Amants du Bourganeuf dans Les Noces Rouges, les sujets des films qui comptent la présence d’Isabelle Huppert proviennent tous de faits divers. Même le personnage de Jeanne dans la Cérémonie, en complément de la mise en image de l’affaire Papin, a été écrit en référence à Aimée, une jeune postière paranoïaque (d’où les délires de Jeanne sur la patronne de Sophie) qui avait tenté d’assassiner une actrice en 1931 (Jacqueline Bisset, dans le film, est la maîtresse de maison et une actrice ).

Mais comment définir le fait divers ? J’emprunterai à cet effet les mots de Roland Barthes : «Catégorie au croisement de l’anecdotique et de l’aberration (…) c’est son immanence qui définit le fait divers (…)Les cas purs (et exemplaires) sont constitués par les troubles de ma causalité, comme si le spectacle (…) commençait là où la causalité, sans cesser d’être affirmée, contient déjà un germe de dégradation, comme si la causalité ne pouvait se consommer que lorsqu’elle commence à pourrir, à se défaire » ( Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964).

Ainsi, le fait divers existe et se suffit à lui-même : il n’a pas besoin de la transcendance d’un démiurge, qu’il soit dieu ou le réalisateur. C’est aussi l’inexplicable qui caractérise le fait divers : la part du mystère que constitue l’origine de l’action reste entière, bien que l’on connaisse les circonstances et la fin de celui-là. R. Barthes poursuit et conclut ainsi : « En vertu de certains stéréotypes, on attend une cause et c’est une autre qui apparaît.(…) Un dieu rôde derrière le fait divers, zone ambiguë où l’événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est incertain (…) son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationnel, de l’intelligible et de l’insondable ; et cette ambiguïté est historiquement nécessaire dans la mesure où il faut encore à l’homme des signes(ce qui le rassure) mais où il faut que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l’irresponsabilise) : il peut ainsi s’appuyer à travers le fait divers sur une certaine culture ; mais en même temps, il peut emplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu’il donne à la concomitance des faits échappe à l’artifice culturel en demeurant muet » ( Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964).

Nombre de films de Claude Chabrol correspondent à cette définition : une intrigue courte, des causes ténues, et des effets sociaux et historiques beaucoup plus importants. Violette Nozière est un exemple parfait de ces histoires à caractère d’exception historique qui lancent un défi à la logique. Le fait divers a vocation d’exemple car, de la particularité qui le définit, il devient universel et permet à une société de s’y reconnaître ou de le rejeter.

Comme tous les faits divers, les anecdotes de Violette Nozière, Une Affaire de femmes et La Cérémonie sont très courtes et indiscutables : Violette a empoisonné ses parents et tué son père, Marie a pratiqué des avortements clandestins entraînant la mort de deux personnes, Jeanne et Sophie se sont livrées au meurtre d’une famille bourgeoise (l’affaire Papin est un départ, mais ne constitue pas l’ensemble du scénario)… Ce n’est pas l’indiscutable qui intéresse le réalisateur, c’est cette part d’incompréhension qui entoure les agissements de ces femmes.

Et Claude Chabrol donne une multitude de réponses : le contexte historique (la montée du fascisme dans Violette Nozière ou l’Occupation pour Une Affaire de femmes), familial (l’inceste pour Violette, la haine de la famille dans la Cérémonie…), moral, psychologique, etc. Si le réalisateur se garde bien d’établir une hiérarchie et de donner une réponse précise, le poids de la société est un des facteurs les plus pesants : c’est par haine de leurs supérieurs, par désir de justice sociale que Jeanne et Marie les tuent, non par folie pathologique.

Et de même que « tout film est la preuve de la non-existence du chaos puisqu’il organise des éléments chaotiques » (Claude Chabrol, Cahiers du Cinéma, n°290-291, juillet-août 1978), la société empêche de rassembler les électrons libres dans le même monde, puisque cette organisation se fait toujours schématiquement.

Bien qu’elle soit posée fréquemment dans un cadre historique, cette femme est intemporelle : elle incarne une certaine résistance féminine face aux aléas d’une société stratifiée. Elle est exclue du monde par sa condition sociale (la misère par exemple), ou simplement culturelle (l’analphabétisme de Sophie l’empêchant d’entrer dans le monde par incapacité de communiquer autrement que par des « Je sais pas » ou des «j’ai compris ») : mais cette résistance est engluée dans une frustration qui la pousse au pire et l’empêche de se prêter à la moindre réflexion.

La marginale est caractérisée par une volonté : être autre, et être comme un autre qu’elle convoite. D’où la mythomanie de Violette, les secrets de Marie et de Jeanne, le rêve d’Emma et cette banalité (J’emprunte l’expression de « banalité du mal » à Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem…) qui caractérise le Mal dans les films de Claude Chabrol. « L’éthique humaine consiste à savoir qui l’on est. » a-t-il écrit (Entretien avec Claude Chabrol, Télérama, n°635). L’héroïne ne sait pas et est donc fatalement « en marge, aussi étrangère aux autres qu’à elle-même. » (D’après Anne Andreu, « Chabrolissime », L’événement du Jeudi, 20 février 1992).

Chapitre de conclusion

Quelle que soit sa figure, ordinaire, bourgeoise ou marginale, la femme est face à la société comme Don Quichotte l’était face aux moulins à vents : immobile ou combattive, son action semble vaine. On ne peut néanmoins regrouper toutes ces femmes sous la même coupe : il existe bel et bien une nette évolution dans les personnages féminins de Claude Chabrol. D’une femme sans essence, sans ressorts psychologiques, on passe à une manipulatrice puis à une idéaliste, dont les ressorts psychologiques sont les fondements.

Bernadette Lafont, Stéphane Audran et Isabelle Huppert n’ont ni la même apparence physique, ni la même voix, ni le même jeu. C’est donc logiquement qu’elles n’ont pas les mêmes rôles. C’est aussi logiquement que la vision de la femme dans les œuvres du réalisateur évolue sur les trente années qui ont passé entre les films étudiés. Il est pourtant une constante : la volonté de Claude Chabrol à dépeindre une société, qui évolue elle aussi, mais selon les mêmes critères matériels et humains que je me propose d’étudier à présent.

Partie 2 : La « comédie humaine » de Claude Chabrol

Chapitre 1 : Des choses et des femmes

A travers les quinze films de Claude Chabrol étudiés ici, on remarque que l’univers du réalisateur se fonde bien entendu sur des personnages, des dialogues, des effets de mise en scène mais aussi sur le décor entourant chaque lieu, chaque société et chaque personnage. Chaque détail a son importance, eu égard à la fondation de la société : « c’est un regard charnel, prêt à happer toutes les matières susceptibles d’exister et de satisfaire son esprit, comme son palais, son œil ou son oreille. » (D’après Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, Edition des Cahiers du Cinéma, 1987) écrit Joël Magny à propos de notre cinéaste.

Il faut donc être attentif à chacune des constructions, à chacun des détails de ses films. Ces éléments sont aussi bien des maisons, des objets de décoration que des vêtements, des accessoires purement féminins : ils contribuent au même titre que les paroles ou les actes à forger les caractères et à définir l’être de ces femmes.

Section 1 : Habillées pour l’hiver…

Dans tous les films étudiés, le vêtement porté par la femme nous renseigne qur ce qu’elle : il témoigne d’un caractère, façonne une personnalité (ou un manque de personnalité), renvoie à une classe sociale.

Le vêtement se porte, plus ou moins bien, dans des circonstances précises : il n’est pas choisi au hasard et constitue une métaphore de la personne. On doit ainsi prendre en compte sa forme, sa sobriété ou son exubérance, son luxe ou sa simplicité. Marie, dans Une Affaire de Femmes, est au début du film en fichu, avec une jupe bleue et des nattes : ses guenilles montre la misère sociale dans laquelle elle vit.

Bien plus qu’autre chose, puisque c’est son apparence vestimentaire qui nous est donnée en premier, celle-ci la place dans un certain contexte qui est celui du manque. On remarquera que la notion d’injustice sociale, beaucoup plus présente dans la période où Isabelle Huppert tient les rôles principaux, est révélée par l’habillement précisément dans ces films. Cependant, la blouse des Bonnes femmes est un symbole particulièrement fort : elles enfilent leur tenue de travail, sortent d’elles-mêmes, entrent dans un univers. Le vêtement rend compte là aussi de l’appartenance de ces femmes à un monde.

Si le vêtement porte en lui-même une distinction sociale, il est souvent utilisé comme élément de comparaison entre les personnages : dans Les Biches, le pont des Arts est le théâtre de la rencontre entre Why et Frédérique, et la supériorité de cette dernière est amplifiée par la différence vestimentaire. Alors que Frédérique arbore bourgeoisement son chapeau noir, sa fourrure et ses boucles d’oreilles, Why ressemble à une beatnick. Le décalage entre leurs deux mondes n’en est que plus saisissant.

Le vêtement est aussi témoin de l’évolution sociale de certaines femmes : on remarque ainsi le changement progressif des tenues de Marie. Elle commence, comme nous l’avons vu, le film en fichu ; et au fur et à mesure des scènes et des avortements lucratifs qu’elle pratique, ses habits deviennent de plus en plus coquets, son apparence se féminise : le fichu est remplacé par une fourrure, elle porte du rouge à lèvres et ses nattes enfantines se sont transformées en permanente. Il s’agit là de femmes d’apparence : en effet, avant son procès, elle se prépare, se maquille, soigne son allure, comme si tout en elle devait pouvoir se résumer à ce qu’elle porte, comme si elle voulait que l’autre ne regarde pas ce qu’elle est mais ce qu’elle paraît être.

On pourrait en dire autant de Madame Bovary, qui change de robes à chaque scène et qui se perd dans l’achat de ses tenues éblouissantes. Le bovarysme est la propension à se voir autrement que l’on est : et cet autrement est ici en grande partie le fait des robes qui habillent Emma.

En outre, on se doit d’étudier l’absence d’habits chez certaines : l’utilisation du sous-vêtement chez Claude Chabrol est rare et a une vocation particulière : elle démystifie le sexe. Au début d’A double Tour, Julie est en tenue légère, cheveux courts, et attise le regard du jardinier, comme il répugne celui de la « patronne ». Le sous-vêtement est ici l’image de la nudité, l’image du corps qui se sait corps séduisant et qui n’a pour finalité que son propre plaisir.

Un autre exemple illustre cela : celui de La Femme infidèle. Alors que Hélène Desvallées dort dans un lit séparé de celui de son mari, en chemise de nuit ; on la voit en sous-vêtements chez son amant. Victor Pégala (Maurice Ronet) dit ainsi à Charles lors de la scène, particulièrement originale, de leur rencontre : « Nous étions au cinéma (…) j’ai senti une sorte de disponibilité. » . Et la disponibilité de la femme se ressent avant tout dans sa liberté : le tailleur de Neuilly est remplacé ; et si Charles tue Victor, ce n’est pas tellement pour la faute qu’il a commise, mais plutôt pour avoir découvert une Hélène beaucoup plus sensuelle qu’elle ne le paraissait, capable de ne pas tout accepter.

Cette disponibilité est aussi reflétée dans la nudité même : Julie Wormser apparaît pour la première fois nue dans son jardin ; la rencontre avec son futur amant n’en est que plus évidente. Les vêtements que les amants des Noces Rouges s’arrachent frénétiquement sont aussi le signe d’une certaine liberté : ils se débarrassent d’un costume qui les définit socialement et familialement ; l’apparence tombe pour laisser place à leur réalité. Disponible en pensée, la femme l’est avant tout physiquement. Le vêtement est l’image de la femme, un reflet de caractère immédiat et visible.

Section 2 : Une seconde peau

J’ai étudié le vêtement comme définition sociale, comme repère de classe en quelque sorte ; il est à présent temps d’y voir un approfondissement quasiment systématique du personnage lui-même.

La tenue vestimentaire est pour une femme le reflet d’une élégance ou d’un mépris de l’apparence : mais chaque tenue portée a été choisie pour une femme en particulier, et doit être étudiée comme étant un reflet de son histoire. Le premier exemple est bien sûr donné par les rôles de Bernadette Lafont : qu’il s’agisse de Marie, frère du Beau Serge, de Jane ou des Bonnes Femmes, elles sont toutes habillées en noir, et en robe noire. Symboles de la féminité et de la séduction, la robe noire est aussi une robe d’enterrement : le noir dont elles sont affublées en permanence laisse cette impression de mort imminente.

La robe montre leur corps, leur seul outil utile et utilisable ici-bas : mais elle ne dévoile aucune personnalité (les films sont en noir et blanc, certes ; mais le blanc n’y est presque pas utilisé et la Julie d’A Double Tour n’est pas rayonnante de couleurs chaudes). Et lorsqu’elle est censée représenter une vedette, celle de Ginette évoquant une Gilda de pacotille, la robe ne fait que renforcer le grotesque de la situation et de son humiliation sur scène. Ces bonnes femmes sont en deuil d’elles-mêmes, elles attendent la mort ou ne peuvent être sauvées que par celle-ci.

L’habillement de Thérèse Marcoux (Madeleine Robinson) dans A double Tour est tout aussi parlant : elle est tout d’abord en noir -comme si elle était veuve d’un mariage en chute libre- puis en peignoir. Au cours du film, Julie, Léda et Thérèse sont toutes trois au moins une fois en peignoir blanc : elles ne le portent évidemment pas de la même façon ni avec la même élégance. Chez la première, il correspond à la volonté d’imiter la « patronne », d’accéder à son statut. Julie et Thérèse se renvoient alors dos à dos leur peur et leur jalousie mutuelles, l’une sociale, l’autre physique.

Quant à Léda, c’est sur elle que le peignoir prend une dimension véritablement esthétique : dans son salon orientalisant, elle est la Beauté elle-même, la Beauté sublimée que les deux autres n’atteindront jamais. Et les hommes ne s’y trompent pas, qu’il s’agisse du fils ou du père : le meurtre de Léda n’est pas celui d’une briseuse de ménage mais tout simplement l’assassinat de la Beauté. On ne verra d’ailleurs jamais son corps mort.

Si le vêtement met en valeur les femmes en général ou une femme par rapport à une autre, il est porteur d’une notion purement physique : la féminité ou l’absence de féminité. Si la robe noire de Bernadette Lafont correspond parfaitement à son univers cloisonné, on peut remarquer la présence d’un certain nombre de femmes qui n’en sont pas à proprement parler, qui font office de simples personnages : ainsi là où le vêtement marquait une féminité trop accrue ou trop discrète, il est aussi signe de l’asexualité des petits rôles.

La débauche des parures de Frédérique dans Les Biches rend invisibles les accoutrements de Violette, l’employée de maison de celle-ci, qui lie les personnages et les scènes mais n’existe jamais en tant que personnage à part entière : elle est au service de sa maîtresse comme à celui de l’évolution dramatique. Il en est de même pour Christine, la patronne du bar de Sardent dans Le Beau Serge : en chignon et en habits indéterminés, les autres femmes ne sont pour elle que des objets de méfiance.

Nous évoquions l’évolution sociale de Marie, l’avorteuse, au travers du vêtement : celui-ci caractérise une prospérité économique acquise mais aussi son accession au statut de femme indépendante. La recherche de l’argent est motivée par les avantages qu’il procure en termes matériels, et particulièrement à l’assouvissement de son besoin de soin. Elle ne cesse de le répéter : « Je suis jeune encore ». Prendre soin de soi, voilà le luxe ultime. Luxe qu’Yvonne , la femme de Serge, n’a pas non plus : méprisée par son mari, enceinte, elle n’est vêtue que pour les divers travaux ménagers qu’on lui inflige.

Sa féminité n’apparaîtra qu’à la fin et à la naissance de l’enfant du miracle. Enfin, la biche Frédérique, lors d’une partie de cartes avec Jean-Louis Trintignant, est habillée en homme, fume le cigare… c’est la seule scène où sa féminité vestimentaire est reniée, et c’est à ce moment précis que Why commence à la lui spolier. Le vêtement est aussi le signe de l’envie, reflète manque et névrose.

Enfin, l’habillement suit l’évolution intérieure des personnages : si la dernière robe d’Emma Bovary est noire, on ne peut que soupçonner sa fin proche. Mais l’exemple le plus caractéristique est celui de Why, l’une des Biches : Why prend progressivement la personnalité de Frédérique tout au long du film, par ses intonations de voix, son maquillage mais surtout ses vêtements. C’est elle qui prononce la phrase fatidique : « C’est très agréable les affaires des autres, on a l’impression de changer de peau. ». Et c’est exactement ce qu’elle fait : le vêtement est tout d’abord une seconde peau puis devient sa propre peau. Et lorsqu’elle tue Frédérique, c’est elle-même qu’elle tue.

Dans le registre du double, on retrouve aussi les deux femmes de La Cérémonie : Sophie (Sandrine Bonnaire) est habillée comme une enfant qu’elle est restée, ne pouvant évoluer intellectuellement à cause de son analphabétisme. Elle a des gants à motifs, des chemises roses de petite fille, des pulls à grands carreaux comme on n’ose en porter que lorsqu’on vous y oblige, des vêtements dépareillés qui mettent en relief sa puérilité. Elle attend d’être trouvée et le sera par Jeanne (Isabelle Huppert) : comme Why, elle porte peu à peu les mêmes tenues que sa camarade, se met aux tresses, renie son tablier et ses jeans trop grands. Elle devient sinon son double, du moins sa sœur. Comme souvent, l’élève dépasse le maître puisque c’est Sophie qui conduit au meurtre final, tout comme la frange derrière laquelle elle se cache dans les premières scènes laisse place à un visage lisse, convaincu et sûr de lui-même.

Le vêtement, miroir de la beauté ou tunique de Nessus, témoin de toutes les évolutions des personnages féminins, au même titre que l’action ou la parole, fait partie des données sensibles de la femme. Le cinéma de Claude Chabrol crée une société propre tout en critiquant la société existante : c’est une société d’images qui transparaît dans ses films, où tout ce qui est visible est pensé, interrogé et montré.

Section 3 : Le sens du lieu

L’étude d’un film ne pourrait évidemment pas se faire sans l’étude du scénario et des dialogues, mais il serait tout autant étrange d’oublier la vocation visuelle du cinéma et l’importance de ce qui frappe l’œil dans une œuvre cinématographique. Ainsi une lumière campe-t-elle un décor, pose-t-elle un personnage, crée-t-elle un monde à part entière. Une femme qui envie la condition d’une autre souhaite être enviée à son tour : ce désir se retrouve dans son apparence et, comme nous l’avons vu, c’est cette apparence qu’elle soigne en premier quand elle le peut. La question est de savoir si elle est ce que l’on voit ou non : on serait tenté de répondre positivement tant l’apparence physique, pour des raisons différentes, est omniprésente chez ses femmes.

Cependant, on ne peut étudier ce que François Truffaut appelait le « décor humain » sans s’intéresser à la chose sur laquelle tout repose, à la chose qui détermine le cadre : le lieu ou les lieux d’un film. On se rend compte que le lieu est facilement perverti par Claude Chabrol, ou utilisé à des fins diverses.

Nous pouvons tout d’abord étudier le lieu comme symbole social : si les personnages de Bernadette Lafont et d’Isabelle Huppert vivent dans des réduits, de petits appartements, où les inspecteurs de l’hygiène feraient un infarctus, ils appartiennent à une catégorie sociale que nous avons définie. Ginette et Jane, Les Bonnes Femmes, vivent toutes les deux dans un studio ; Marie, la faiseuse d’anges, dans une sorte de taudis. Cette étroitesse est en grande partie à l’origine du désir de changement, tout comme son apparence vestimentaire témoignait d’une transformation : « On vit comme des rats » se désole Marie.

La famille s’installe alors dans un plus grand appartement, dans lequel celle-ci pourra venir avec son amant, engager une bonne pour combler les désirs physiques de son mari… car si Claude Chabrol ne traite ni de la crise du logement ni des nouveaux ensembles, il est un problème quasiment constant chez lui : la promiscuité. En effet, elle est mère sinon de tous les vices, du moins d’un certain nombre de problèmes : elle ne permet aucune intimité, que ce soit pour la femme ou pour le couple (l’exemple d’une Affaire de Femmes est particulièrement probant sur le sujet), elle engendre des rancœurs, des haines.

Cette promiscuité est une des causes du meurtre final de Violette Nozière, une des raisons du passage de Marie dans l’illégalité , et certainement une des causes des si nombreuses sorties des Bonnes Femmes. Leur lieu d’habitation n’est pas un lieu de vie : celui-ci se déplace dans la rue, dans un lieu neutre où il n’y a ni propriété, ni espace privé. Je donnerai aussi l’exemple de La Cérémonie : lorsque « Madame » montre son espace à Sophie, qui n’est autre qu’une simple chambre de bonne et qui, contrairement à tout le reste de la demeure, n’a pas été refait, elle lui demande d’un ton assuré : « Ca vous va la chambre ? » , « Je sais pas, Madame, enfin si bien sûr, ça va. ».

Une simple question oratoire donc, puisque la réponse de Sophie est conditionnée et rendue obligatoire par sa position d’employée. Son premier réflexe est d’ailleurs de se priver du peu de liberté qu’elle a en fermant immédiatement la fenêtre et en allumant le poste de télévision. La réalité sociale est donc aussi visible dans l’espace lui-même, pas seulement dans ses apparences physiques.

Malgré tout, l’espace strictement privé reste le plus étudié et le plus utilisé dans l’œuvre de Claude Chabrol : il aime les grandes demeures, les maisons de campagne où les secrets de famille sont plus faciles à imaginer, et où la province prend toute sa dimension. En effet la maison bourgeoise est presque toujours personnifiée : elle est un actant du récit, participant au déroulement du fil dramatique, et s’interpose parfois entre les personnages.

Dans A double tour, chacune des maisons symbolise une femme : la grande maison aux alentours d’Aix, toujours bien entretenue mais froide de ses méandres, symbolise la chute progressive de Thérèse Marcoux. La maison, comme Thérèse, se trouve toujours entre Henri et Léda, à l’arrière-plan, apparaissant comme un donjon, une force obscure que le mistral ne pourra balayer. Juste en face se trouve la petite maison aérée, vivante et fleurie de Léda : les fleurs sont partout ici, dans un vase, sur le mur… chez les Marcoux, le jardinier les coupait. Le havre de paix de Léda ne résistera pourtant pas à la dégénérescence bourgeoise des Marcoux : cette décadence est, pour Claude Chabrol, insinueuse, puisqu’elle vient chasser sur les terres de la Beauté.

Il existe bien d’autres exemples, dans le cinéma de Claude Chabrol, de la maison de campagne, objet et symbole : dans La Femme Infidèle ou Les Noces Rouges, il s’agit de la demeure maritale. Mais comme la bourgeoisie se caractérise par l’amour du secret, la maison en devient le garant. Hélène Desvallées n’emmène jamais son amant chez elle, tout comme Lucienne : la demeure est l’image de la sclérose de cette bourgeoisie repliée sur elle-même. La liberté ne peut être alors dans l’espace privé, sauf quand celui-ci est finalement accepté, comme dans La Femme Infidèle et Les Innocents aux mains sales.

Enfin , la maison peut être le symbole de la lutte, comme dans Les Biches où la maison de Frédérique à Saint-Tropez est le champ de bataille des deux biches pour l’homme et pour l’identité, ou dans Madame Bovary où la maison de Rodolphe représente la forteresse des rêves d’Emma, qui se révèlera être un château en Espagne.

Section 4 : Entre public et privé

On peut de même faire une distinction entre ville et campagne, Paris et province… Si le Quartier Latin était le lieu incontournable des débuts de la Nouvelle Vague (en témoignent Les Cousins), Paris est assez peu utilisé par Claude Chabrol : Les Bonnes Femmes est , une fois de plus, un exemple à part. Comment montrer l’aliénation autre part que dans la plus grande ville française, la plus animée, agitée, bruyante ? La grande ville est donc peu utilisée, sauf Le Havre pour Une Affaire de femmes, néanmoins filmée comme une petite ville de province. Paris est donc la capitale du pays, et l’importance des centres financiers ne semblent pas être une muse pour Claude Chabrol. Mais Paris, et toutes les grandes villes, sont aussi synonymes d’anonymat, lieux où l’on peut se cacher derrière l’autre et où chacun peut rester dans son pré-carré.

La province, comme chez Balzac, est le théâtre de la plupart des arguments chabroliens : elle est un espace entre le privé et le public. On est chez soi mais jamais tout à fait : les murs ont des oreilles et les bruits courent. La petite bourgade n’est donc pas un endroit d’anonymat : il suffit de voir quelles précautions prennent Pierre et Lucienne pour se voir, en général la nuit. La campagne est un lieu (on pourrait évidemment débattre sur la véracité de l’image d’ Epinal) de ragots, de commérages : la parole se meurt dans le secret mais renaît dans la divulgation. Enfin la province est aussi une des composantes de l’enclos dans lequel est enfermée la bourgeoisie chabrolienne : elle est le retrait du monde qui se veut centre du monde.

Nous pouvons, dans un dernier temps, nous pencher sur quelques lieux au cours même des films, afin d’affiner les perspectives de concomitance entre lieux et femmes. Nous avons évoqué dans A Double Tour le champ qui sépare les deux maisons, telle le sillon de Romulus, mais c’est aussi dans un champ qu’a lieu la seule scène d’amour du film. C’est la scène topique par excellence, le champ de coquelicots, les cheveux au vent dans la voiture décapotable : mais il reste le seul espace du bonheur possible, en dehors du territoire de la maison comme de celui de la ville.

Dans Betty, Le Trou, restaurant dans lequel l’héroïne échoue au début comme à la fin du film, symbolise sa renaissance : il n’ y a qu’au milieu du désordre et de l’étrangeté que Betty peut se reconstruire, id est tout ce qu’elle a oublié depuis son mariage. Loin de l’enfoncer, Le Trou est le lieu sordide qui lui fera connaître Laure et Mario. En léger retrait de Versailles, c’est un endroit perdu non au milieu de nulle part mais au milieu d’une banlieue huppée. Elle va se réapproprier le lieu, le modeler, pour le faire sien et le rendre habitable.

Une fois n’est pas coutume, Les Bonnes Femmes nous offrent une belle panoplie de lieux divers : un choix s’est donc révélé indispensable. D’une part, il y a le music-hall que l’on peut apercevoir deux fois au cours du film : lieu à l’origine de divertissement et de rêve, il est ici perverti en révélateur de l’ennui et de l’échec. Lieu de l’humiliation de Ginette, seule bonne femme à vouloir sortir du cercle de vie moyen de ses collègues, le music-hall est aussi lieu de spectacle. Au milieu d’une foule hilare (pas forcément moins médiocre que Jane et les autres), Jane, Rita et Jacqueline sont les seules à ne pas profiter des divers numéros : même dans un endroit anonyme, elles ne peuvent s’intégrer. On prend alors conscience que le sujet du film est aussi la solitude permanente de ces femmes.

D’autre part, Claude Chabrol semble, comme beaucoup d’autres, absolument obsédé par un lieu présent dans tous ses films : l’escalier. Je pense que le visionnage de Vertigo n’y est pas pour rien. Lieu parfois de la crasse et de la saleté, il est avant tout l’apanage des grandes maisons bourgeoises : c’est presque toujours dans l’escalier que le secret se dévoile ou que la vérité apparaît d’elle-même. Dans A Double Tour, on comprend que Richard est le meurtrier lors d’un échange de regard avec sa sœur Elisabeth sous une lumière qui assombrit l’escalier.

Dans La Cérémonie, c’est aussi de l’escalier que Sophie dit « Allez, on y va ! » , le fusil à la main . Symbole de la supériorité de l’employeur mais aussi de l’assurance de Jeanne et de Sophie ; symbole de la séduction (comme dans Le Beau Serge) ; et bien entendu symbole de chute, comme celle d’Emma dans l’escalier de Rodolphe qui lui crie : « Le monde est cruel, Emma !» . L’escalier est une référence hitchcockienne et une image de l’ascension et de la chute, du haut et du bas, qui pose au centre d’un espace une représentation des méandres de l’esprit.

Les femmes chabroliennes cherchent une place dans le monde : et pour cela, il leur faut trouver un endroit pour vivre, alors que l’appartement de Mademoiselle Hélène dans Le Boucher, coincé entre le monument aux morts et l’église, n’est qu’un endroit pour mourir. C’est pourquoi le lieu, qui marque le personnage autant qu’il est marqué par lui, est une sorte de métaphore de la pensée de celui-ci, de sa volonté comme de ses contradictions.

Section 5 : L’être et l’avoir

Nous terminerons cette étude des choses et de leurs rapports à la femme par celle des objets en eux-mêmes, quelle que soit leur provenance et leur finalité.

On peut remarquer tout d’abord que les films de Claude Chabrol regorgent de petits détails, de minuscules ou plus imposants objets qui appartiennent aux personnages tout autant qu’ils les définissent. Au même titre que le vêtement ou que le lieu, l’objet matériel dévoile aussi un aspect de la femme, un reflet qu’il convient d’ajouter aux autres pour que la symphonie soit complète. L’appartement de Léda dans A Double Tour est pour cela particulièrement remarquable : c’est un monde où « mille objets, mille détails acquièrent une indéniable beauté plastique » (D’après « A Double tour », Lettres françaises, 10 octobre 1959). Léda est, d’une part, systématiquement reliée aux fleurs de la treille ou de l’intérieur ; d’autre part, tous les objets de sa maison ont une forme ronde : la table, les coussins, les bibelots… et le cercle est la forme de la perfection.

On a étudié les vêtements, on pourrait faire état des couleurs de chaque personnage : nous avons analysé précédemment l’importance et la signification de la couleur noire chez les femmes incarnées par Bernadette Lafont. De même Léda n’est environnée que de couleurs chaudes et chatoyantes au milieu d’un doux désordre qui contraste fortement avec la rigueur de la maison opposée: Léda serait le sujet idéal de la gaieté et du bonheur, si elle n’y avait pas la perspective de la maison des Marcoux, véritable forteresse bourgeoise. On distingue aussi une omniprésence de la couleur bleue (« le bleu, c’est la couleur de la folie », Claude-Jean Philippe entretien avec Claude Chabrol, Télérama, 7 avril 1968, a déclaré Claude Chabrol) chez Violette le jour, Marie et surtout chez Emma Bovary. Un certain nombre de choses contribuent donc à la définition de la femme.

Le rapprochement entre chose et femme que nous pouvons nommer réification de la femme est aussi intéressant : dans Le Beau Serge, Yvonne, la femme de celui-ci, n’est montrée qu’en possession d’un balai ou d’un fagot de bois ; sa position est celle d’une martyre. Méprisée, insultée, humiliée, c’est pourtant un objet qui lui donne toute sa dimension : l’horloge de la maison du couple, qui n’est remontée que par elle-même. Yvonne est dès le départ un élément régulateur (même si elle appartient à un temps social déterminé), et salvateur dans l’action. C’est enfin elle qui donnera naissance à l’enfant de la réconciliation. On peut aussi faire état de la réification de la femme par une autre femme : « Ce qui est prouvé, c’est la vocation de Why à être objet, disons sujet docile de qui voudra bien être son maître .» (D’après Henry Rabine, « Les Biches », La Croix, 4 avril 1968) écrit Henry Rabine. En effet, Why devient une sorte d’esclave, de chose, que l’on achète et que l’on possède.

Autre objet récurrent des films de Claude Chabrol : le miroir. Il conforte les êtres dans un monde d’apparence et d’imagination vaine : pour Thérèse, dans A double tour, il se fissure lors d’une violente dispute avec son mari et brise à jamais le pacte familial (tout comme le bouquet de mariage brûlé d’Emma) ; mais face à Léda, Henri déclare : « Je voudrais un miroir pour te détailler », comme s’il portait celle-ci sur un piédestal autant qu’il reniait sa femme.

Alors qu’il est insupportable aux autres, le miroir est le reflet de la magnificence pour Léda. Il est aussi l’emblème de la rivalité de Julie et de Thérèse : « Tu es bien plus belle que la patronne » se répète l’employée. Pour Emma Bovary, c’est le relais de tous ses fantasmes : elle lui parle comme à une autre, à voix haute : « Comme j’ai été sage ! » dit-elle après un voyage en ville ; mais c’est surtout l’admirable scène où elle répète « J’ai un amant, j’ai un amant ! » qui montre une Emma prête à n’écouter que les divagations de son esprit volage.

L’objet est aussi un symbole : dans La Femme Infidèle et dans Le Boucher, les deux Hélène offrent respectivement à Charles et à Popaul un briquet. Par ce geste, elles leur rendent leur virilité perdue dans la tromperie ou la violence de la guerre. L’ours en peluche d’Hélène Lançon dans Que la bête meure est l’image du fils mort, et lorsque Charles Thénier, père de l’enfant mort au début du film, le trouve, il est soudain pris d’un violent rejet. De même, l’escalope du Boucher est donnée comme une part de lui-même. L’objet est aussi un élément de distinction sociale : dans La Cérémonie, Madame Lelièvre fume des Royale. Il s’agit enfin du mouchoir sale rendu à Jeanne par Mélinda après une panne automobile : celle-ci le lui tend comme on donne un torchon à sa servante, alors que la postière le jette rageusement.

L’objet enferme ici tous les secrets, désirs, passions et certitude des personnages. En outre le fétiche, un mouchoir imbibé du sang d’un condamné à mort, de Mademoiselle Louise, la supérieure hiérarchique des Bonnes Femmes, annonce le meurtre de Jacqueline. Terminons par la galerie d’objets des Biches : en arrivant à Saint-Tropez, Frédérique présente à Why sa collection d’armes africaines, venant du Kenya ou du Mozambique. Elle affirme : « J’adore la chasse !». D’une part, elle étale les objets qu’elle possède comme des trophées de vainqueur susceptibles d’impressionner Why et de lui montrer qui tient les rênes. D’autre part, après la visite guidée de la petite boutique des horreurs de son hôtesse, Why s’empare d’un poignard. La véritable chasse, celle qui oppose les deux biches, est alors ouverte.

Elément d’analyse de la femme et du rapport entre les êtres, l’objet, par sa forme et sa finalité, s’insère dans le cadre psychologique comme dans le cadre purement social de la femme.

Section 6 : De la possession à la soumission

Le désir de l’objet vient tout d’abord combler un manque : si Marie pratique ses avortements et réclame son argent après qu’une de ses « patientes » a succombé à son intervention, ce n’est pas dans une optique d’épargne, c’est avant tout pour posséder. Le premier avortement pratiqué sur sa voisine Ginette (Marie Bunel) une fois achevé, elle lui demande : « Dis-moi, Ginette, le bout de savon qui reste, je pourrais le garder ? ». La chose s’obtient en luttant, et en transgressant. Le luxe ne se définit que par la transgression : on se souvient alors de la scène d’amour entre Lucienne et Pierre dans Les Noces Rouges.

Dans un château devenu musée depuis Prosper Mérimée, les deux amants batifolent dans des draps de soie, au milieu des tableaux de collection et des cadavres de champagne : pour Claude Chabrol, l’image de la décadence se trouve davantage dans l’univers cloisonné de la maison familiale ; la scène est l’image de la liberté absolue, amorale et donc vouée à l’échec. Les choses sont agréables et pourtant ne leur appartiennent pas. Si le désir d’avoir entraîne parfois la transgression, celle-ci n’est jamais exempte du concept de plaisir.

La fameuse scène du bal de Madame Bovary est assez exemplaire de ce désir funèbre : l’héroïne n’est pas intéressée par la soirée en elle-même mais par ce que les autres disent, par les voyages racontés. La fête pour Emma ne se situe pas dans le plaisir de la rencontre ou de la danse, mais dans la découverte de ce qu’elle désire malgré ses différences. Comme l’explique Hervé Balsé : « Pour Madame Bovary , ce bal est la révélation du luxe, de ce qui échappe, de ce qui appartient aux autres. » (D’après Emission télévisée de André Balsé, Gustave Flaubert, la Bovary au jour le jour, I.N.A., 1979).

Cet univers fascinant où l’on brise les fenêtres lorsqu’il fait trop chaud l’attriste aussi, puisqu’il dévoile ses faiblesses sociales : mais l’ivresse ne quittera Emma qu’au moment de sa mort. L’héroïne s’achètera entre-temps une vingtaine de robes. Elle est en quelque sorte « esclave d’un luxe qui lui colle à la peau comme le vice incrustait l’âme de Lorenzaccio. » (D’après Madeleine Garrigou-Lagrange, « Les Biches », La France Catholique, 4 avril 1968).

Nous évoquions il y a quelques lignes la réification de la femme : l’objet dépeint parfois un enfermement en lui-même. Le magasin des Bonnes Femmes est une image de la cage, tout comme la piscine qui est en fait leur aquarium, et l’omniprésence de la pendule amplifie l’ennui et la monotonie de leur existence. La première image de Violette Nozière, cette grille de l’appartement qui est en fait sa prison est assez comparable.

Cependant, le personnage de Florence (Juliette Mayniel) dans Les Cousins, est réellement enfermée. A la fin du film, elle est filmée derrière les barreaux de la fenêtre en sous-vêtements : elle est un objet de foire, certes, mais aussi une prisonnière. Prisonnière de Paul, prisonnière de son oisiveté et de sa superficialité, elle est l’image de la femme soumise, reniant sa liberté dans le frivole irréfléchi. Ce n’est évidemment pas tellement le frivole qui est condamné ici, bien plus l’irréfléchi.

Le poste de télévision est un objet plus tardif pour des raisons que l’on comprend aisément : il symbolise l’ennui des couples dans La Femme Infidèle et dans Les Noces Rouges. Mais c’est dans La Cérémonie qu’il prend une dimension toute particulière : en entrant dans sa chambre, Sophie allume immédiatement la télévision et entend « On ne peut être juste si l’on est humain ». Prélude au massacre final (Phrase qui montre l’ambiguïté du réalisateur face à ses deux meurtrières qu’il n’excuse ni ne juge.), cette phrase contient un début d’explication à celui-ci : le désir d’être reconnu en tant qu’humain pourrait alors balayer l’absence de justice ou de moralité.

C’est aussi au travers du petit écran que l’on entend dans la chambre de bonne une émission pour enfant et un credo : « Dites non, non, non, non ! ». L’écran apparaît alors comme l’image de la puérilité de Sophie et de son conditionnement par de faux appels à la révolte. Elle reste impassible, tel un animal qui ne comprend pas, happée par l’image qui défile, et cette scène revient périodiquement montrant qu’il s’agit de l’une des activités principales du personnage.

Claude Chabrol perçoit cet instrument non comme un outil d’information ou d’apprentissage mais comme une formidable négation des consciences . Cet écran est le seul à pouvoir être regardé sans réflexion, sans compréhension : les autres choses qui nécessitent un savoir sont bannies par Sophie qui déclare : « J’aime pas les machines ». L’objet est alors presque vivant et doit se combattre comme une ennemi de taille, un ennemi auquel elle ne peut avoir accès, comme elle combat ses ennemis de classe.

L’objet est ainsi un élément capital du monde de Claude Chabrol : d’une part parce que la bourgeoisie dénoncée dans ses films tout comme le désir malsain d’y appartenir composent une société de possession et donc d’apparence. On le voit bien lorsque Sophie et Jeanne déchirent avec violence les vêtements de Madame Lelièvre : l’apparence est en quelque sorte la première nature de cette sphère sociale. Pour trouver leur être, il suffirait de les regarder. D’autre part, la soumission à l’objet entraîne la perte du jugement, qui interdit toute liberté. C’est d’ailleurs lorsqu’elle n’a plus rien, et qu’elle a refusé de revenir dans le monde de la propriété, que Betty revit.

Chapitre 2 : La femme dans les rapports sociaux

Claude Chabrol voulait « être à la fois Renoir et Lang »(D’après André S. Labarthe, Claude Chabrol l’entomologiste, collection Cinéma de notre temps, 1991). Comme de nombreux cinéastes de sa génération, il a revendiqué la référence balzacienne : faire une « comédie humaine », traquer les personnages avec un certain expressionnisme, voilà l’objectif des films de Claude Chabrol. Nous avons vu que la « reconstitution du réel » se traduisait par l’amour du fait divers, le soin du détail : « si chacun porte sa croix, et (que) cette croix, c’est les autres » (Entretien avec Joël Magny, 4 mars 1987 in Joël Magny, Claude Chabrol, op. cit.), qu’en est-il de cette société construite au fil des œuvres étudiées ? Et qu’en est-il de la place de la femme au sein de ces univers ?

Section 1 : La bourgeoisie est un vilain défaut

L’origine bourgeoise du réalisateur est le point de départ de sa réflexion : né à Paris dans une famille aisée, il ne prendra jamais, tant s’en faut, la pente glissante de la délinquance scolaire, bien qu’il abandonne assez vite ses études de droit puis de pharmacie pour assouvir sa passion du cinéma. Claude Chabrol connaît donc bien le milieu qu’il mettra en film si souvent. Cette bourgeoisie n’est pourtant pas étudiée dans son œuvre en un seul et même bloc : tel un peintre, il pose par petites touches, des jalons, des indices, qui peuvent aujourd’hui nous aider à définir une société particulière.

La bourgeoisie se distingue en premier lieu par sa condition financière : elle est cette grande maison, cette soubrette, cette tranquillité apparente… il n’est ici fait état d’aucune pingrerie, ni même d’un intérêt particulier pour l’argent lui-même. Dans La Cérémonie, un invité des Lelièvre cite Nietzsche : « Il y a chez les gens de bien beaucoup de choses qui me répugnent et certes non le mal qui est en eux. ».

Ce ne sont pas tellement les vices que peut engendrer la possession de l’argent mais beaucoup plus son utilisation ou son sens social que Claude Chabrol fustige. Sans doute cette catégorie sociale se définit-elle justement par l’absence de manque, et donc l’absence de préoccupation prosaïque. Elle ne plane pas dans les hautes sphères de l’intellect pour autant : nous verrons que son apparente culture est systématiquement tournée en ridicule.

Qu’elle soit grande, moyenne ou petite, la bourgeoisie se caractérise par l’enfermement dans un certain nombre de valeurs comme la famille, valeurs qu’elle pervertit par sa superficialité. On constate par ailleurs que les personnes se libérant de ces valeurs bourgeoises en conservent toujours un tantinet : dans Les Noces Rouges, on entend ainsi Lucienne s’écrier « Tu te rends compte, si on nous découvrait, quelle horreur ! ». Enfin, le dernier dialogue clôt cette analyse.

Lucienne– Ailleurs ?
Pierre– Nous n’avons jamais cherché à partir. (Ce n’est pas l’amour en soi qui est jouissif, c’est l’amour au milieu des maris, des épouses et des chuchotements, milieu qu’ils ne quitteront jamais.)

Car si les femmes chabroliennes sont des femmes d’apparence, la bourgeoisie est une sorte de concentré d’apparence : elle n’existe que par et pour le regard des autres, et ne se développe que pour amplifier l’envie qu’autrui éprouve à son égard. Tous les éléments ne correspondant pas à cette définition sont immédiatement rejetés : ainsi, dans A Double tour, le personnage de Lazlo (Jean-Paul Belmondo), mène une vie décousue et s’en contente ; pire, il en est heureux. Comble d’insolence, il appelle Thérèse « belle-maman », comme pour railler la position de celle-ci au sein d’une famille en décomposition.

La différence n’existe pas dans la bourgeoisie : c’est un monde d’uniformité et souvent de solitude, puisque cet univers ne permet ni l’éclosion d’une véritable identité, ni une quelconque ouverture sur le monde qui l’entoure. Louis Marcorelles écrit : « La misère du monde est représentée pour ce qu’elle est : une erreur, un refus d’ouvrir les yeux tout grands sur le réel. » (D’après Louis Marcorelles, « L’artiste en jeune chien », Cahiers du cinéma, n°103, janvier 1960, p. 58). C’est cette distance à la réalité, cette incapacité de voir l’évolution des mœurs et des sentiments et de l’accepter qui précipite la bourgeoisie vers sa chute.

Ainsi la première caractéristique de cette bourgeoisie est-elle le conformisme : tous les personnages ont un lieu de vie présentable et, fort souvent, une résidence secondaire. La propriété a fondé cette classe, elle seule la maintient. Nous avons étudié le culte de l’apparence et donc de la superficialité dont elle fait l’objet, nous pouvons en analyser à présent le vide intellectuel : la bourgeoisie ne soutient pas vraiment une « politique des hauteurs » (Expression de Claude Chabrol dans le livre déjà cité de Joël Magny qui n’en donne pas les références.).

Le plus bel exemple de cette fausse culture est sans doute la scène cruelle du dîner de Que la Bête meure : chez la sœur d’Hélène Lançon, mariée à Paul Decourt (Jean Yanne), l’apéritif commence par un faux débat sur le Nouveau Roman. La scène est d’ailleurs filmée en plan d’ensemble, comme si les paroles des convives étaient de vulgaires bruits de fond. Au moment de passer à table, Paul lit le poème de sa femme qu’il a volé dans les tiroirs de celle-ci : se targuant d’une capacité critique et d’une connaissance de la langue, il humilie son épouse par sa lecture à voix haute, sous l’hilarité quasi générale. Même le personnage d’Hélène Lançon est un produit de la sous-culture médiatique utilisé par Charles pour parvenir à ses fins. Nous avons ici l’exemple de la vulgarité se voulant intelligente, de la grossièreté se voulant vérité suprême.

La bourgeoisie est aussi le lieu du renversement de la culture : qu’il s’agisse des voyages de la biche Frédérique, des lectures de Madame Bovary, ces actes ne mènent la première qu’au désir de supériorité et la seconde au sentimentalisme béat. De même Que la Bête meure est un film sur le refus de la culture qui nie sa nature.

Mais c’est sans doute l’exemple de Mademoiselle Hélène dans Le Boucher qu’il faut retenir : elle entre dans la grotte préhistorique comme pour y apporter la culture (au sens lévy-straussien du terme) où « il respirait un sentiment profond par lequel l’âme la plus grossière devait être impressionnée. » (Phrase balzacienne venant d’une dictée de Mademoiselle Hélène à ses élèves.). Elle représente, en tant que maîtresse d’école venant de la grande ville, affichant des œuvres d’art contemporain dans ses pénates, adepte du yoga, cette culture auquel chacun n’a pas forcément accès : mais une fois n’est pas coutume, elle en fait un instrument de pouvoir afin d’affirmer sa supériorité sur Popaul. Ainsi de facto, la nature de Popaul, refoulée un temps par la culture, se retourne d’abord contre la société, puis contre lui-même.

En outre, le désir (ou la croyance) de supériorité est aussi un des drames de cette bourgeoisie : c’est parce qu’elle ne doute pas de sa position que Frédérique laisse Why s’enfoncer dans le tourbillon qui mène au meurtre. La Cérémonie offre un bel exemple de cette hypocrisie , de cette fausse gentillesse : les Lelièvre ne sont pas vraiment antipathiques, ils n’ont rien de bourreaux sadiques. Leur attitude laisse pourtant penser qu’ils ont bien en tête le rapport de domination qui existe entre Sophie (et donc Jeanne) et eux-mêmes.

Cette fausse supériorité se déploie aussi sur les valeurs morales : Claude Chabrol utilise cet ordre moral avec humour lorsque la mère de Guy, dans Betty, déclare en sortant du cinéma : « C’était une histoire d’avortement, ça ne m’a pas plu du tout ! ». On peut penser qu’elle est allée voir Une Affaire de Femmes quand on connaît l’amour du réalisateur à insérer d’anciens films dans les nouveaux.

C’est surtout dans le personnage de Mélinda (décidément, les bourgeoises ne sont pas à l’honneur) que s’incarne ce politiquement correct cherchant à masquer un profond mépris : elle demande à ses parents d’appeler Sophie par son prénom parce que « bonne, c’est humiliant » et que « c’est un être humain, pas un robot. » ; elle traite son père de « fasciste », mimant une fausse rébellion contre l’ordre établi qui la protège et qu’elle a parfaitement adopté. Elle est née le même jour que Sophie et cherche même une certaine connivence avec elle : mais le dimanche de son anniversaire où Sophie part malgré les ordres des Lelièvre, son opinion change soudainement.

Lorsqu’il s’agit d’elle-même, elle ne peut accepter le moindre manquement à la règle. Les événement s’accélèrent d’ailleurs après que Mélinda a donné une petite tape sur l’épaule de Sophie. Enfin, elle est en quelques sorte à l’origine du drame, puisque c’est elle qui découvre l’analphabétisme de Sophie et est la cause du chantage funeste. Celle-ci tuera Mélinda (avec l’enfant qu’elle porte, symbole de la reproduction d’une catégorie sociale) en premier.

Claude Chabrol écrit : « Ce qui caractérise, pour moi, la bourgeoisie, outre le goût de le possession, c’est le refoulement de la bestialité sous des dehors policés. » (Claude Chabrol, La Fleur du Mal, Paris, Albin Michel, 2003). Dans cette sphère sociale, la règle n’est pas une valeur morale, elle est un socle de survie et d’enfermement, un moyen de cadrer des âmes qui ne peuvent qu’imploser ou exploser.

Section 2 : Dieu est-il mort ?

Nous venons de voir que la notion d’éthique chabrolienne était plus que floue. Nous allons nous pencher maintenant sur la vision de la religion dans ces films. Loin d’être un ferment social, elle appartient à un monde ancien (particulièrement à celui de la bourgeoisie que je viens d’étudier) et plus précisément à un monde de superstitions. On retrouve ainsi plusieurs thèmes au fil de son œuvre à consonance catholique.

En premier lieu, la pratique religieuse est en général le fait d’une certaine classe sociale : A Double Tour commence par le départ des Marcoux à la messe du dimanche. La religion apparaît alors comme un faux-semblant destiné à préserver une apparence, très éloignée de la réalité du pourrissement familial : on voit d’ailleurs que la haine du divorce de Thérèse n’est pas causée par le caractère sacré du mariage religieux mais par la déchéance qui en découle pour elle. On pourrait en dire autant du Boucher qui assiste à tous les offices religieux de ses victimes, et dont on peut douter qu’il ait réellement la foi comme on peut douter de celles de Jeanne et Sophie qui n’aident le curé de leur paroisse que pour avoir le sentiment d’être utile à la collectivité. Elles ont tant besoin que l’on ait besoin d’elles.

Les personnages de Claude Chabrol sont le reflet de la déchristianisation progressive des familles, déchristianisation plus lente en province qu’à Paris, où il n’est bien souvent pas même fait état d’une quelconque vie religieuse.

Le cas du Beau Serge est quelque peu particulier : c’est le premier et le seul film où se croisent une figure christique (François) et une sainte martyre (Yvonne). Cette dernière est systématiquement rapprochée de la Vierge dans l’église de Sardent : la rédemption finale est le fait de la mère. Yvonne apparaît ainsi comme l’ange salvateur qui permet à Serge d’avoir un enfant normal et de retrouver une vie d’homme. Il n’y a pas de sacrifice à proprement parler, simplement un don de soi, une pureté que seule la femme semble porter en elle.

L’utilisation de la religion ne fait que révéler la solitude ou l’irresponsabilité des personnages. On en trouve un exemple parfait dans Une Affaire de Femmes : après la mort de Yasmine, la sœur de celle-ci vient donner son dû à Marie en ajoutant « C’est le Seigneur qui m’envoie cette épreuve .» La question du mal se pose alors : je ne crois pas que l’on puisse considérer Marie comme l’antéchrist. Elle est simplement sans aucune croyance, d’ordre religieux ou non. Lorsque sa voisine de cellule lui donne une médaille, c’est un porte-bonheur, rien de plus, certainement pas le début d’une repentance.

Il suffit pour argumenter cette thèse de retranscrire le peu conventionnel « Je vous salue Marie » que Marie prononce : « Je vous salue Marie, pleine de merde ; le fruit de vos entrailles est pourri. ». Cette prière apocryphe avait provoqué à l’époque la colère des traditionalistes catholiques qui avaient lancé une bombe fumigène au cinéma Le Miramar, entraînant la mort d’un homme par crise cardiaque… En jetant la médaille à terre, elle montre que, jusque dans la mort, elle n’a pas conscience de ses actes et ne voit que l’injustice dont elle est victime. Elle s’appelle Marie, c’est une prière qu’elle s’adresse à elle-même, pas à un Dieu de foi. Lorsqu’elle demande avant son exécution : « Si on demande pardon, on va peut-être pas en enfer ? », elle prouve une dernière fois cette désarmante naïveté doublée d’une combativité toute aussi désarmante qui la définit.

La religion n’est pas conçue comme un culte, mais comme un témoin social : chez les Marcoux témoin de l’hypocrisie bourgeoise, chez Marie, témoin d’une énergie du désespoir. Prenant Dostoïevski à contre-pied, Claude Chabrol déclare : « Si Dieu n’existe pas, rien n’est permis, et tout doit se conquérir. » (D’après André S. Labarthe, Claude Chabrol l’entomologiste, émission citée). L’homme doit alors être responsable et être le seul sujet de sa liberté. La conquête n’est ni le rachat des péchés, ni le pardon divin : pour le réalisateur, la conquête doit se faire au sein de la société, et les éléments régulateurs de celle-ci doivent exister et donc perdurer sans transcendance. On pense alors à la réplique de Claude Chabrol à propos La Décade prodigieuse (Entretien avec Guy Braucourt, Ecran 77, n°55, 15 février 1977): « Le capitalisme intégral revient à assimiler la puissance de l’argent à celle de Dieu. ».

Section 3 : Les liens du sang

Si on peut comparer l’environnement des premiers personnages féminins à une famille, choisie ou non, la « vraie » famille, celle de sang, tient une place particulière. Elle est tout d’abord l’apanage de cette bourgeoisie dont nous venons de tracer les principaux traits : c’est un noyau dont la bourgeoisie ne peut se défaire simplement, au prix parfois de sa survie (physique ou sociale).

En effet, la famille conserve dans cette frange de la société un caractère sacré : elle doit être préservée, ce qui explique par exemple la résignation de Jeanne Decour dans Que la Bête meure à rester dans le cercle familial malgré l’humiliation constante que son mari lui fait subir. La famille est la pierre angulaire de leur manoir : en témoigne cette réplique de Thérèse Marcoux dans A Double Tour à son mari qui vient de lui annoncer officiellement son départ avec Léda , « Je suis la mère de tes enfants (…) Le divorce est exclu »

La cellule familiale est donc une instance que l’on doit préserver à tout prix : d’une part, la question de l’apparence et de l’honneur est toujours en jeu, d’autre part, le double jeu constant dans cette bourgeoisie est un moyen de cacher son échec. La pierre angulaire ne doit pas devenir une pierre d’achoppement.

Claude Chabrol étudie ainsi la bourgeoisie des années 1960 et 1970, avant le divorce par consentement mutuel, avant la détérioration du système familial et l’apparition des familles éclatées : cette classe sociale est caractérisée par un certain refus du progrès ou du moins de l’évolution des mœurs. Sa sclérose provient de cet attachement désespéré à des constructions obsolètes. C’est une des raisons de sa décadence : les seuls personnages qui se sauvent sont des personnages qui osent sortir du système huilé et oppressant de la « bonne société », comme la fille de Thérèse Marcoux, qui ne suit pas l’exemple maternel en refusant de quitter Lazlo Kovacs (Jean-Pamant. La belle-famille de Betty est encore pire : après qu’elle a été découverte dans les bras d’un jeune esthète par son mari et sa belle-mère, Betty passe devant un véritable tribunal familial.

Tout le monde est au courant de sa faute et assiste au jugement : le beau-frère, la belle-sœur, la belle-mère, le mari… La famille est une sorte d’institution dans cette bourgeoisie où l’individu n’a pas de droits devant la collectivité : c’est aussi ce fonctionnement d’humiliation et de répression systématique que le réalisateur dénonce.

Ce lien du sang est néanmoins extrêmement important dans la mesure où c’est souvent sa perversion qui est en cause : Violette n’a pas de vrai père ; la fille de Lucienne, Hélène, dans Les Noces Rouges, refuse la présence de son beau-père dans la mesure où son étrangeté lui donne le droit à l’indifférence ; bien qu’il ne s’agisse pas d’un milieu bourgeois, on explique aussi le trouble de Marie dans Le Beau Serge par la présence du beau-père…ce manque de stabilité est une des origines de la névrose. La famille chabrolienne n’a rien à envier aux Atrides. Elle est le lieu de prédilection du mal, le point de départ d’une situation critique.

Qu’il s’agisse du couple ou de la cellule familiale elle-même, ces instances ne représentent ni l’accomplissement ni le bien-être. La femme est quasiment par définition insatisfaite de son état conjugal. L’omniprésence de l’amant en est un témoignage : le mariage est chez Claude Chabrol une institution caduque, il n’est en tous les cas pas le lieu de l’amour. Les films du réalisateur suivent pour cela l’évolution de la société, où le mariage devient de plus en plus un objet de représentation.

Ainsi la famille a-t-elle constitué un entraînement pour les personnages : Jeanne et Sophie se rapprochent l’une de l’autre en se contant leurs respectives «erreurs de jeunesse». Bien que l’ «on ait rien pu prouver », on sait que Jeanne a tué sa fille anormale et que Sophie a assassiné son père au gaz. La famille est toujours un lieu de manque, manque d’amour principalement. C’est au sein de la famille que naissent les rancoeurs sociales ou affectives. Violette Nozière tue son père qu’elle méprise et est condamnée par la société pour avoir tranché le « nœud de vipère » (Expression de Paul Eluard : en son temps, Violette Nozière avait été célébrée par les surréalistes pour ce crime interprété comme une révolte sociale.) du lien familial.

L’univers familial possède donc une dualité : l’absence de réelle affection dans celui-ci est à l’origine de bien des malheurs, mais la famille en tant que concept semble décadente. Elle semble être aussi une limite, dans la mesure où elle représente la tradition et un passé révolu : lorsque Paul dit à Charles dans Les Cousins, « Ton père et ma mère sont des cons », il démontre que ces deux personnes ne font pas partie du même monde, sont les tenants d’une ancienne époque aujourd’hui rejetée. Enfin, A Double Tour s’achève sur ces mots : « Personne. Elle n’avait ni parent ni ami. ». Léda ne fait pas partie de ce monde en ruine, celui où la famille dépasse l’individu : elle existe en elle-même, ce qui ne sera jamais le cas de Thérèse.

Les valeurs sociales réelles relèvent alors beaucoup plus de l’amitié (rare chez Claude Chabrol), de l’amour extraconjugal ou de l’amour maternel, que du cercle familial qui semble imposé, mourrant, ne subsistant que par la volonté irréaliste et désespérée d’un certain monde ou ne servant que d’organe de transmission du malheur.

Section 4 : Clytemnestre, Médée et Octavie

Au milieu des turpitudes familiales, mon étude se doit de mettre en valeur une figure récurrente, variée et essentielle qui est celle de la mère. Qu’elle soit aimante, indigne ou meurtrière, sa fonction de mère est toujours centrale dans son personnage. Comme l’écrit Joël Magny : « L’enfant n’occupe qu’exceptionnellement une place centrale (…) mais sa présence est toujours capitale et significative.» (Joël Magny, Claude Chabrol, op. cit., p. 60) On serait tenté d’ajouter : son absence aussi.

Nous pouvons faire tout d’abord état de l’absence de la mère dans certains cas : dans La Cérémonie, il est fait référence au père de Sophie, jamais à sa mère. Ainsi Sophie n’est-elle pas devenue adulte. Il est vrai que son analphabétisme y contribue lourdement, mais sa puérilité et son asexualité viennent aussi de cette absence d’amour maternel, de cette absence d’origine. Comment progresser sans avoir de références ni de point de départ ? On trouve dans le même registre des Bonnes Femmes qui n’ont absolument aucun désir maternel : on ne peut évidemment affirmer qu’une vraie femme est une mère, mais cette absence d’instinct maternel comme de refus catégorique est aussi le signe d’une absolue stagnation, d’un rejet de toute progression et de toute projection dans l’avenir.

Même absente physiquement du film, la mère tient parfois une place de la plus haute importance : dans Les Cousins, Charles arrive seul dans la capitale, ville où il finira par se perdre. Mais par une correspondance épistolaire soutenue qui nous est rapportée en voix off, c’est à sa mère que Charles confie ses attentes et ses doutes (« Oh ma mère, je suis seul ! » lui écrit-il). Ces moments d’écriture sont finalement ses seuls instants de repos, de retour sur lui-même. La mère est ici un symbole extérieur (comme nous l’avons dit, elle est la tenante d’un autre monde) mais aussi un repère, une épaule.

Si elle n’est pas mère, la femme le devient parfois par procuration. Deux exemples principaux illustrent cette situation : Frédérique des Biches et Mademoiselle Hélène du Boucher. La première, après qu’elle a rencontré Paul, est tentée par la création d’une famille : elle trouve dans Why, qui a été son amante, cette enfant qui fonderait la famille. Elle l’appelle « ma petite chérie », lui donne de l’argent de poche, puisque l’argent remplace le sentiment dans ce monde. De même, Why parle de plus en plus puérilement, et multiplie les caprices : « Je veux rester ici avec toi et Paul », « Je ne veux plus vivre sans eux, sans toi et Paul. ». Why tue à la fois la femme et la mère, celle qui l’a remplacée aux côtés de Paul et celle qui l’a élevée en quelque sorte, qui l’a mise au monde ; la situation est tout à fait comparable à celle de Betty et de Laure.

Le cas de Mademoiselle Hélène est différent dans la mesure où elle s’occupe d’enfants en tant qu’institutrice : la ribambelle d’élèves est la sienne. Elle loge d’ailleurs dans l’école où elle travaille, comme s’il existait un véritable prolongement entre la salle de classe et le salon. Si c’est Popaul qui prononce, « Les enfants, ce sont un peu les miens. », il en est de même pour Hélène qui en invite quelques-uns chez elle. Il y a donc chez la femme un réel besoin de maternité : l’absence d’enfant entraîne une crise (on reparlera notamment du Beau Serge). L’enfant est alors, comme pour le couple de « Fenêtre sur Cour » d’Alfred Hitchcock qui pleure leur chien comme l’enfant qu’ils n’ont pas, un ersatz qui ne peut pour autant combler ce manque.

La mère, cette héroïne au sourire si doux, est par définition une femme capable, voire désireuse de donner la vie : au milieu de tant de meurtres et de tant de morts, il est tout de même important de le souligner. On peut séparer les naissances en deux catégories : d’une part les naissances salvatrices et d’autre part les naissances maudites. La première catégorie aurait presque pu s’intituler « les enfants réussis » : dans Le Beau Serge, la naissance du fils d’Yvonne et de Serge a deux conséquences principales. Elle réhabilite totalement aux yeux des autres le personnage de la mère qui non seulement apporte la vie normale (après la mort du premier enfant mongolien) mais amorce de plus la renaissance de Serge. La mère est alors l’ange créateur par excellence. Mais ce cas est tout à fait particulier et entre dans la veine mystique du réalisateur débutant.

La mère n’est pas, tant s’en faut, automatiquement une marâtre humiliant toutes les Cendrillon de passage : on remarque que le lien particulier entre mère et fille est souvent mis en relief. Dans Les Noces Rouges, la fille de Lucienne, Hélène, est aussi proche de sa mère qu’elle est distante de son beau-père : mais une fois de plus, les liens du sang se défont à la fin de film. Pour innocenter la mère qu’elle imagine et qu’elle voudrait irréprochable, Hélène envoie une lettre d’explication à la police : loin de la blanchir, elle l’accuse. C’est parce qu’elle ne la supporterait pas imparfaite et menteuse qu’Hélène donne sur un plateau la vérité à la police. Il est assez curieux de voir que le rapport mère/fille, s’il est privilégié, n’est pas pour autant au-dessus des lois du drame. L’exemple d’Une Affaire de Femmes est tout aussi parlant : on peut retranscrire un des premiers dialogues.

Marie (en regardant sa fille)
– Si j’ai réussi quelque chose, c’est ce petit bout-là !
Fils– Et toi, quand je suis née, t’étais contente ?
Marie– Toi t’es un garçon, c’est déjà une réussite !

Le garçon est considéré comme un futur travailleur, donc un futur salaire : bien au contraire, la fille est une sorte de luxe qui pourra éventuellement réussir ce que sa mère a raté. En effet, le rapport de la mère au fils, s’il n’est pas toujours de cet acabit, est différent. La complicité, si elle existe, est toujours tacite et annonce un drame : après l’arrestation de Marie, c’est son fils qui prononce la sentence : « J’avais sept ans quand ils ont arrêté ma mère. ».

Dans Que la Bête meure, la femme de Paul Decour est humiliée lors d’un dîner par celui-ci : on ne la voit qu’à ce moment-là, on entendra parler d’elle un peu après, mais elle n’existerait que par son mari sans la présence de son fils. Ce dernier se prend de haine pour un père qui martyrise sa mère : en témoigne son dégoût lors du fameux dîner, et surtout le fait qu’il s’accuse du meurtre de Paul (alors que l’écrivain Charles Thénier en est l’auteur), pour montrer à sa mère qu’il est capable de laver son honneur. Nous avons affaire ici à des fils protecteurs.

Les relations passionnelles entre mère et fils sont aussi développées dans A Double Tour : Richard, le fils de Thérèse Marcoux, est un fou notoire ; ce n’est pas tellement le meurtre en lui-même qui permet de l’affirmer, il en faut plus pour Claude Chabrol pour être fou, mais plutôt ce qui suit. En premier lieu, Richard apparaît comme le prototype du fils dégénéré, « une sorte d’ectoplasme efféminé poussé au meurtre par une mère abusive » (D’après Michel Aubriant, « A Double Tour », France-Soir, 4 septembre 1959),il fait hurler la Tétralogie, sa voix est légèrement aiguë comme si elle cherchait à devenir plus féminine, sa démarche est rigide, ses remarques aussi.

Thérèse est ainsi l’image de la mère castratrice (comme celle des Cousins) : elle l’a empêché de devenir homme et d’en avoir les caractéristiques. On comprend que sa haine de la Beauté rejoigne sa propre laideur. Ses paroles, prononcées dans l’appartement de Léda avant le meurtre de celle-ci sont ainsi particulièrement marquantes : « Quand on vous voit, on comprend que le fait d’être contre vous est une erreur (…) ma mère (…) quand je vous vois, je réalise qu’elle n’est pas très belle, pas très bonne, pas très généreuse, pas très brillante (…) je vous déteste. Quand je m’observe, ce n’est pas moi que je vois, c’est ma mère (…) je suis hideux, tout est ignoble dans ce visage, il n’y a rien pour le sauver, c’est le visage d’un mort vivant, la négation, la laideur. »

Richard est le produit d’une mère castratrice et d’une société où la liberté n’existe pas, où les êtres ne peuvent se développer sans le ministère d’un représentant de cette société : et la mère, symbole du pouvoir établi et de l’immobilisme, enferme cet enfant tout autant qu’elle s’est elle-même enfermée.

On remarque que la mère indigne n’est pas vraiment présente dans le cinéma de Claude Chabrol : certes, on ne peut voir Emma Bovary comme une mère modèle, ou Marie, l’avorteuse, comme un parangon d’éducatrice. La première a un enfant parce que cela se fait : la petite Berthe (prénom qu’elle avait entendu au bal) est immédiatement mise chez sa nourrice. Elle est un jouet, un objet du monde onirique qu’Emma s’est construit : et lorsque Berthe n’est plus à la hauteur des étoffes, elle lui assène un « Laisse-moi donc (…) c’est une chose étrange comme cette enfant est laide ! » en la repoussant vivement.

De même, Marie laisse ses enfants en bas âge seuls, pendant qu’elle oublie le prosaïque de l’existence sur l’épaule de son amant. Mais ce ne sont pas des Madame Lepic (Madame Lepic est la mère de Poil de Carotte.); elles sont juste d’un égoïsme qui est explicable s’il n’est excusable.

On peut conclure sur les mères abandonnées : Yasmine, une des avortées de Marie qui en mourra, se justifie : « Je les aime pas mes enfants, six en sept ans, j’me fais l’impression d’être une vache, j’me dégoûte. ». Enfin Betty dit avoir vendu ses enfants après qu’elle a accepté le chèque de la famille Etamble ; « J’ai l’impression qu’ils n’ont jamais été à moi . » dit-elle. En effet, elle est passée du statut d’épouse à celui de mère : ses enfants lui ont été quasiment retirés pour être élevés dans les bras d’une nourrice. On lui refuse le statut de femme libre pour ne lui accorder que celui de maillon d’un système : n’étant elle-même pas libre en tant que femme, comment pourrait-elle l’être en tant que mère ?

L’image d’une mère aussi aimante qu’Octavie n’est donc pas rare chez Claude Chabrol : quelle qu’elle soit par ailleurs, Clythemnestre passionnée ou Médée follement exclusive, la mère est le moteur ou la sclérose de ses enfants et de son entourage. Le réalisateur ne fait pas de la femme un simple ventre, mais souligne cette caractéristique essentielle de la femme qu’est sa capacité à créer du vivant si elle crée tout autant du mort.

Section 5 : L’affaire des femmes

Nous avons étudié la place, souvent centrale, de la femme au sein des sociétés diverses et variées de l’univers de Claude Chabrol, et nous nous pencherons ultérieurement sur ses rapports avec les hommes. Mais on ne peut analyser l’image que renvoie la femme dans ces films, sans prendre compte les seconds rôles (ou même les troisièmes), ainsi que les nombreux liens qui unissent les femmes entre elles.

En premier lieu, on remarque la forte propension du réalisateur à constituer des binômes féminins : les femmes vont par deux, symboliquement ou physiquement. Cette récurrence est frappante lorsque l’on établit un bilan. Non qu’une femme ne soit capable de réfléchir ou d’agir sans l’aide d’une petite camarade : mais la classe féminine semble plus soudée que le monde masculin. La femme est toujours entourée d’autres femmes (nous verrons que l’entourage masculin n’est souvent pas très glorieux), l’homme semble plus solitaire ou plus seul. Ainsi la « comédie humaine » de Claude Chabrol place les femmes au centre des mécanismes sociaux.

On observe ainsi que derrière une femme s’en cache souvent une autre, témoin de plusieurs sentiments. Tout d’abord, on retrouve fréquemment le thème du double : dans Les Biches, Why est tour à tour l’amante, la sœur confidente, la fille et enfin la reproduction de Frédérique. Elle est l’image de la réification de la femme (son prénom n’en est d’ailleurs pas un, il n’est qu’une question), et de l’impossibilité de faire éclore une personnalité dans un monde aussi réglé : s’il n’est très vite plus question de jalousie, le film est en revanche un bel exemple de la dualité d’une personnalité. L’entité Why/Frédérique est composée d’une partie bohème vide et d’une partie bourgeoise affirmée : c’est la confusion des deux qui empêche chacune de s’affranchir de l’autre. On retrouve alors le problème de l’inhumanité de Why, retracée avec ironie par le dialoguiste :

Why– Je n’aime pas qu’on me voit nue !
Frédérique– Allons, entre femmes…
Why– Justement, je n’aime pas ce mot.

Cette impossibilité de cohabitation et de choix entraîne la mort des deux, puisque aucune n’a su faire ressortir son individualité. C’est aussi le cas de Betty, pour lequel Marcel Martin écrit : « La fin jettera une étrange lumière sur les relations des deux femmes, dont Chabrol évoque le côté « chrétien », Laure prenant sur elle les fautes de Betty. » (D’après Marcel Martin, « Des histoires d’alcooliques sous l’œil de Chabrol et Beauvois », Révolution, 20 février 1992). Betty tue sa mère, dès que celle-ci a terminé son éducation. On pourrait évoquer le proverbe espagnol : « Cria cuervos y te sacaron los ojos ». (Elève des corbeaux, ils te crèveront les yeux). On retrouve enfin parfois le thème du double dans une seule et même personne comme pour Violette Nozière, Emma Bovary et tant d’autres.

L’exemple de La Cérémonie est quelque peu différent : Jeanne est la grande sœur de Sophie. Au début, la première prend l’escalier familial, l’autre l’escalier de service. Au fur et à mesure que cette dernière se crée une personnalité, elle prend l’apparence de Jeanne. Mais, au contraire de Why, ce mimétisme en fait une personne indépendante : Sophie ne se laisse pas entraîner au meurtre final, elle y participe activement. C’est elle qui nettoie les fusils après le carnage et prend soin de ne pas laisser d’indices : elle aussi est capable de calcul froid et de réflexion, même si celle-ci n’est que le fruit d’un désir de revanche. En témoigne ce dialogue :

Jeanne– Ils t’exploitent.
Sophie– Mais je vais pas obéir.
Dans ce monde où la rébellion se conjugue au pluriel, c’est ce double qui permet à Sophie de s’émanciper. La place est pour elles deux.

Comme s’il fallait remplacer les hommes, en général d’une médiocrité peu enviable, le couple est généralement féminin : Les Bonnes Femmes sont très clairement partagées entre Ginette et Jane d’un côté, et Rita et Jacqueline de l’autre. Marie, l’avorteuse, ne forme pas un vrai couple avec son mari. C’est avec la prostituée jouée par Marie Trintignant qu’a lieu un véritable contrat (au sens propre du terme par la location d’une chambre comme au sens figuré par la protection amicale qu’elles se donnent).

Mais il ne s’agit pas vraiment d’amitié : on peut parler d’entraide ou d’émulation. Florence dit à ce propos dans Les Cousins : « Je n’y crois pas beaucoup aux copains. ». Elles ne sont pas étrangères, comme l’écrit fort justement Isabelle Danel à propos de Betty : « Si Laure et Betty se rencontrent dans ce bar où ni l’une ni l’autre n’a logiquement sa place, c’est qu’elles se ressemblent. » (Isabelle Danel, « Betty », Télérama, 19 février 1992).

Le couple féminin peut aussi être bâti sur l’opposition : dans les Noces Rouges, Lucienne, vive, aspirant à une liberté totale et à un amour sans limite, est l’exacte contraire de Clothilde, la femme aphasique de Pierre (Michel Piccoli). A Double Tour est une longue déclinaison de la cruelle différence entre Thérèse et Léda. Au sein de la société chabrolienne, société qui a bien souvent la femme pour noyau, se crée donc une autre société qui est celle des femmes. Il ne s’agit fort heureusement pas de radier de la surface du globe la présence masculine, mais de montrer que la société est par nature féminine, bien que les femmes vivent dans un monde d’hommes.

Chapitre 3 : Des femmes et des hommes

Cette étude concerne la femme, mais il serait bien difficile d’analyser celle-ci sans prendre en compte ses rapports avec son partenaire : comment faire une analyse complète de la gent féminine sans définir sa place dans les relations amoureuses (qui ne concernent pas exclusivement les relations hétérosexuelles), les relations de domination, et sans comparer les personnages masculins et féminins dans la société de Claude Chabrol ? C’est à cela que je vais maintenant m’attacher.

Section 1 : On prend les mêmes…

Chez Claude Chabrol, la question du nom a une grande importance : en effet, les mêmes prénoms reviennent souvent ; on serait tenté alors d’ajouter que les mêmes duels entre hommes et femmes se déclinent au fil des films.

Caroline Eliacheff écrit : « Claude Chabrol accorde une importance symbolique aux prénoms et aux noms des personnages. Il les choisit avec soin : une Huguette n’aura pas la même personnalité qu’une Victoire. Why n’est pas un prénom. C’est une question qui hante les films de Chabrol. » (D’après Caroline Eliacheff , « Qui est criminelle ? » in Claude Chabrol, La Fleur du Mal, Paris, Albin Michel, 2003).

On ne peut ainsi sous-estimer l’importance et la signification des prénoms donnés aux héroïnes. Etudions tout d’abord les prénoms disparates avant la grande figure de Stéphane Audran. Les prénoms portés par Bernadette Lafont sont à son image : ordinaires. Julie, Marie et la fausse originale Jane sont des femmes qui portent en elles la simplicité et le manque d’ambition. Nul ne sait pourquoi, mais elles sont là.

Le prénom de Marie est certes un peu plus porteur de sens : celle du Beau Serge, quoique simpliste, est la seule qui ne s’enferme pas dans le secret de Sardent, et tente de fuir le petit village creusois, si ce n’est de fuir sa condition. Celle d’Une Affaire de Femmes a une consonance plus religieuse comme nous l’avons évoqué : ni vierge ni sainte, elle est candide au premier sens latin du terme. Elle est coupable, mais malgré elle : elle est irresponsable. Elle est la seule personne à pouvoir se perdre et se sauver.

Je me dois d’évoquer avec Caroline Eliacheff (D’après Caroline Eliacheff, « Qui est criminelle ? » in Claude Chabrol, La Fleur du Mal, op. cit.) le prénom de Why (« pourquoi » en anglais) dans Les Biches : effectivement, s’il a un sens, ce n’est pas un mot qui pourrait servir de reconnaissance humaine. On peut y voir un nouvel argument au vide total du personnage : incapable d’être femme, elle ne peut pas non plus être humaine, et est condamnée à rester objet. On peut dès lors penser que les prénoms masculins reflètent aussi un caractère : les deux compagnons des Bonnes Femmes, Marcel et Albert, ont des noms tout aussi banals qui vont comme un gant à leur vulgarité et leur grossièreté.

On peut évoquer aussi les Robègue et Riais des Biches qui évoquent d’une part la figure de proue du Nouveau Roman avec ironie, et d’autre part leurs singeries ridicules et la même réification que celle de Why . Enfin on peut compter quelques prénoms exotiques comme celui de Léda, le cygne ayant séduit Zeus, qui fait du personnage une surhumaine, une sorte de prosopopée.

Mais on retient surtout l’affrontement permanent entre Hélène et Paul. C’est sans doute le personnage de Stéphane Audran qui reste le plus synthétique, en compagnie de Jean Yanne ou de Michel Bouquet (le second étant le monstre froid, le premier le grossier personnage) : l’utilisation quasi systématique du prénom d’Hélène apporte un touche supplémentaire à la figure emblématique de la « période pompidolienne ». Pourquoi Hélène et Paul? Claude Chabrol lui-même donne un élément de réponse :

« Paul et Charles viennent des Cousins. J’avais choisi Hélène parce que c’était le seul prénom absolument féminin que je connaissais qui ne peut être masculinisé.(…) C’est l’antagonisme entre Charles et Paul, et c’est pour Hélène qu’ils se battent. » (François Guérif, Conversations avec Claude Chabrol, un jardin bien à moi, Paris, Denoël, 1999).

C’est Hélène de Troie qui provoque la guerre, et c’est pour elle que Paul ou Charles affrontent la société humaine. Qu’il s’agisse de La Femme Infidèle, du Boucher… (Mais aussi d’autres films comme La Rupture et Juste avant la nuit.) La lutte pour la femme est omniprésente : celle-ci est supérieure mais pas inaccessible . Elle existe en elle-même mais ne pourrait s’épanouir ni s’affirmer sans la présence de l’homme qui lui donne, en la subissant, sa valeur.

Hélène et Paul/Charles sont donc complémentaires : La Femme Infidèle en est un exemple parfait. Pour Claude Chabrol, Hélène représente donc l’éternel féminin : elle n’est pas homme et ne cherche pas à le devenir. Ses armes ne se trouvent pas dans la puissance physique. Il est pour cela fort dommage que la Julie des Innocents aux mains sales ne s’appelle pas Hélène. L’homme en face, Paul ou Charles, est présent dans tous les films où une Hélène officie. Claude Chabrol a réellement bâti un système autour de figures mères qui se déclinent, progressent, mais ont comme nous l’avons vu un terreau commun : Hélène de Troie est source de drames, elle est monstrueuse stricto sensu, id est littéralement : que l’on montre, que l’on met en scène. Les mots de Christian Blanchet sonnent comme une parfaite conclusion :

« Hélène se laisse désirer, et trompe son mari. Ambiguë, silencieuse, elle dévoile peu ses secrets. Sa personnalité mystérieuse culmine avec la période « pompidolienne » où l’entourage masculin se perd en conjectures sur cette femme impénétrable qu’il convoite, déteste, ou aime à la folie (…) le mystère est d’autant plus profond qu’Hélène est presque toujours incarnée par Stéphane Audran. » (D’après Christian Blanchet, Claude Chabrol, Marseille, Editions Rivages, 1989, pp.122-123)

Section 2 : L’amour à mort

Dans les films de Claude Chabrol, quand on aime, on tue. Sa définition, fort particulière au demeurant, exclut la romance ou le sentimentalisme : il n’est ici pas question de promenades sur les plages de France ou de baisers passionnés au coin du feu. L’amour entraîne toujours le dépassement d’une limite, sociale ou morale, il n’est jamais simple, limpide ou niais.

On assiste donc souvent à la lutte de l’amour contre la société ou contre un tiers, l’amour de soi comme l’amour de l’autre. Dans A Double Tour, Henri doit surmonter la pesanteur sociale représentée par son épouse pour vivre avec Léda : celle-ci meurt de cette pesanteur. La Femme Infidèle ne retrouve son mari Charles qu’après le meurtre de l’amant Victor : c’est par le meurtre que l’amour retrouve toute son essence.

C’est dans la violence que l’amour s’exprime et qu’il trouve son aboutissement : il ne vient pas à l’idée de Lucienne et Pierre de prendre un avion et d’aller vivre en paix leurs Noces Rouges ; il n’y a pour eux que le meurtre du mari qui puisse les libérer. L’amour est un exemple de cette soif de liberté qui enferme les personnages dans un étau, de leur propre chef. On pourrait y voir une définition de la passion qui égare les sens et fait perdre la raison. Mais l’amour paraît impossible dès le départ.

Il est rendu impossible par le poids de la société ou du drame. Sur la lettre que Charles Thénier écrit à Hélène à la fin de Que la Bête meure, on peut lire : « Hélène, crois-moi, si nous n’avions pas été emportés par tout ça, je t’aurais aimée. ». Effectivement, les amoureux de Claude Chabrol sont incroyablement malchanceux. Cet échec systématique de l’amour (On peut exclure La Femme Infidèle, en convenant que le triomphe de l’amour se fait au prix d’une amoralité parfaite.) surgit aussi dans les topoï qui entourent chez certains personnages l’idée de l’amour : pour Violette, comme pour Emma, Rita (une des Bonnes Femmes), Marie et les autres , l’amour est justement ce sentiment qui se vit au coin du feu en musique rimbaldienne.

Emma n’aime pas Rodolphe, elle envie l’amour végétal de Paul et Virginie qu’elle a trouvé dans des romans. Lorsque Rita est présentée aux parents de son promis, elle apprend par cœur des réponses toutes faites pour faire bonne figure. Elle a de l’ambition, dit-elle, et accepte de se faire sermonner par son prétendant : « C’est un garçon distingué…il m’aime. » dit-elle. Vrai ou faux, l’amour n’a pas tous les droits, et s’il les prend, il est automatiquement condamné. Il n’est pas l’échange de deux fantaisies, il se veut réalisation. Il est en revanche le contact entre deux épidermes.

On ne peut étudier l’amour sans en analyser une des caractéristiques : le sexe. L’amour physique est très souvent évoqué (il est peu montré) dans ces films, pour la bonne raison qu’il est la réalisation première de la violence. On le voit dans Les Noces Rouges où Lucienne et Pierre s’arrachent, tels deux animaux, leurs vêtements en se répétant « Je t’aime. ». Le sexe donne aussi un pouvoir sur l’autre : la supériorité de Frédérique sur Why vient aussi de la virginité de celle-ci , Frédérique devenant une sorte d’initiatrice aux plaisirs de la chair. Le sexe a une importance toute particulière dans Le Boucher. Commençons par ces répliques :

Popaul– Jamais faire l’amour, ça rend dingue.

Hélène– Le faire, ça rend dingue aussi.

L’acte sexuel est directement relié à la guerre pour Popaul ; il viole d’ailleurs la plupart de ses victimes : il a cette obsession du sang qu’il a vu couler en Indochine, elle a en tête ce chagrin d’amour qui l’a fait émigrer. L’amour physique est la plus grande violence qui existe pour lui, puisqu’il est le don de soi par excellence tout autant que l’acceptation de l’autre. Le refus de son baiser par Mademoiselle Hélène revient à le refuser, lui : le jeu qu’elle a organisé autour de lui n’est pas la cause de sa folie, mais l’origine de sa mort.

La frustration est bien souvent à l’origine du trouble : la pudeur de Charles Desvallées entraîne sa femme à prendre un amant. Le pouvoir sexuel du mari lui est rendu après le meurtre de celui-ci. De même, Lucienne justifie sa tromperie à Paul : « Surtout que j’aime beaucoup faire l’amour avec lui… il faut bien que quelqu’un me le fasse ! ». Et la robe de Lucienne est une seconde fois déchirée pour les besoins du meurtre, comme si leur amour menait inéluctablement à la mort.

Le Boucher meurt des interdits que la représentante des institutions et d’une espèce de sagesse orientale pose. Les structures sentimentales du monde chabrolien se révèlent alors d’un pessimisme noir. Mais le sexe est aussi l’activité de la bourgeoisie chabrolienne. Réfoulé ou éxalté, il en constitue un des centres nerveux, comme l’explique le réalisateur : « C’est une société en dérive qui se fabrique des problèmes de cul, car elle n’a pas de problèmes de fric. ».

De plus, Marie, dans Une Affaire de Femmes, a bien conscience de ce besoin, et engage une bonne pour assouvir les besoins de son mari : et c’est cette impuissance sexuelle face à elle (« Tu es une p…ierre » lui dit-il), ce refus de sa personne, qui le pousse à dénoncer sa propre femme. Le sexe est donc bien plus souvent pensé comme un besoin et un problème que comme un objet de plaisir, excepté pour les hommes libres, comme Lazlo Kovacs, qui peuvent se permettre de dire : « C’est bien agréable le rapport des sexes. ».

Section 3 : La femme brisée, martyrisée, humiliée…

J’ai déjà évoqué le mariage comme institution caduque, comme aspect de la sclérose bourgeoise : en outre, si l’homme n’est pas réellement un enjeu entre les femmes (sauf dans les Biches, et encore, l’enjeu est plus la survie que l’homme), il est présent dans tous les films. Sandrine Bonnaire a déclaré à propos du réalisateur : « Chabrol adore les femmes. A ses yeux, elles sont des victimes, donc des héroïnes. » (Entretien avec Sandrine Bonnaire, L’Humanité, 30 août 1995). Sans parler des schémas traditionnels, on retrouve les personnages du mari, de l’amant… mais comment la femme est-elle traitée par l’homme ?

On peut tout d’abord faire une sorte d’inventaire des tâches que la femme accomplit, sans que l’homme mette jamais la main à la pâte : Yvonne, dans Le Beau Serge, est une Cendrillon qui ne sort jamais sans son balai ou son panier. De même, les premières femmes que l’on voit dans ce film sont les blanchisseuses accomplissant leurs tâches au lavoir du village. Marie, l’avorteuse, fait la cuisine, le ménage, jusqu’à l’apparition de la servante.

On peut bien sûr remarquer que Jeanne et Sophie sont des femmes. La femme est donc toujours à son poste ; l’homme semble attendre que le poulet se découpe, les pieds sous la table. Bien entendu, ces films correspondent à une époque où la gent masculine n’avait pas encore pris conscience qu’aider une femme à accomplir les travaux ménagers n’a rien de dégradant. La question est de savoir si ce fait sociologique a réellement évolué. Le réalisateur s’évertue en fait à démonter le point de vue de certains hommes, relayé par le patron des Bonnes Femmes dans cette réplique qu’il dit à Jacqueline : « Vous travaillez maintenant…vous êtes une femme. ».

Mais déjà, on sent que Claude Chabrol ne veut pas démontrer une infériorité féminine : car la femme sort grandie de ces tâches. Son courage et sa ténacité ne peuvent qu’être reconnus. Dans cette optique, le réalisateur place systématiquement la femme au centre de l’écran ou du groupe d’hommes, le cas échéant. Par exemple, outre le fait qu’elle sauve spirituellement son mari, Yvonne passe son temps à lui servir du pain et du vin (autre référence christique) : elle sert mais elle est au centre, et se tient debout, comme si elle veillait sur Serge. Dans Les Cousins, Paul s’écrie « Tu te rends compte, elle ne nous a même pas préparé le petit-déjeuner ! » : Florence est totalement asservie parce qu’elle le veut. C’est même sa seule volonté.

Plus généralement, la femme n’est pas réellement asservie. Elle accepte comme fatalité certaines conditions, mais s’en libère assez vite par le rêve pour Marie, le mensonge pour Violette, l’illumination pour Yvonne… elle n’est pourtant pas toujours traitée avec douceur et bienveillance. Il est temps à présent de nous pencher sur les atrocités ou les injures qu’ont pu proférer la gent masculine à l’égard des femmes chabroliennes. Il faut le lui reconnaître, l’homme n’insulte pas gratuitement : il a ses raison, plus ou moins valables. L’insulte grossière n’est pas vraiment utilisée, il s’agirait plutôt d’humiliation, de méchanceté pure.

Nous avons déjà évoqué la scène d’humiliation d’Anouck Ferjac par Jean Yanne dans Que la Bête meure. Prenons d’autres exemples. Dans Le Beau Serge, celui-ci s’adresse avec une gentillesse infinie à sa femme enceinte : « Bon Dieu, t’es grosse, t’es moche ! ». Dans Les Cousins, c’est Paul qui censure toute velléité de changement de Florence par ce « Est-ce que t’as une gueule à le rendre heureux ? ». Dans A Double Tour, la scène de dispute entre Thérèse et Henri est pour cela d’une violence particulière ; Henri Marcoux prend sa femme par les cheveux, la force à se regarder dans un miroir et lui dit : « Tu es ce que je vomis ; je te trouve ignoble, mal bâtie, hypocrite, lâche, vieille, oh, vieille, je te hais !(…) Ma pauvre Thérèse, ton règne est fini ! ».

Bien que Thérèse ne soit pas vraiment sympathique, c’est tout de même un peu dur à entendre! L’homme sait parfaitement où il doit frapper, bien qu’il ne frappe physiquement que très rarement. Dans Les Innocents aux mains sales, Lois réapparaît après son meurtre raté : alors qu’il ne faisait plus l’amour à sa femme depuis un certain temps (Voici un autre cas où le sexe est un aussi grand manque que peut l’être l’argent.), il y parvient lorsque celle-ci est en position d’accusée. Mais il lui laisse au matin quelques billets, pour lui signifier qu’elle n’a été qu’une chose, qu’un objet à manipuler le temps d’une nuit.

Comme le dit Paul à Marie dans Une Affaire de Femmes, la femme est parfois une pierre, mais il faut alors prendre en compte la médiocrité de son entourage.

Section 4 : Les taureaux blessés

Il faut bien avouer que les hommes qui entourent les femmes avec, certes, un grand courage et parfois une belle abnégation, ne sont ni de la plus grande finesse, ni de la plus grande intelligence, même s’ils ne sont pas foncièrement mauvais. Lorsque Jacqueline, une des Bonnes Femmes se demande : « Est-ce que les hommes nous espèrent autant que nous ? », on serait tenté de lui répondre qu’ils ne l’espèrent pas, qu’ils la veulent.

La femme doit maintes fois faire face à la médiocrité absolue de la gent masculine. Dans Les Bonnes Femmes, on ne pourrait recenser toutes les grossièretés prononcées par Albert et Marcel qui hurlent par exemple sur le Boulevard Richard Lenoir : « A nos quéquettes, petites Parisiennes ! », puis le très emblématique « Pardon, on oublie parfois qu’on est avec une fille » du motard. Le mari de Lucienne ne trouve qu’à lui dire : « Je veux que ma femme m’attende », avant de monter dans une chambre séparée de la sienne.

On comprend presque pourquoi elles sont si volages !

Dans une Affaire de Femmes, Paul est sans cesse repoussé par Marie qui dit « n’aimer que la peau propre .». Il ne comprend pas les désirs de sa femme, aussi ridicules soient-ils, et ne fait donc aucun effort pour la combler. L’effort ne doit pas venir de lui. Il devient d’abord aigri :

Marie– Moi je suis pour les résistants.
Paul– Mais ma pauv’fille, t’es pour rien, t’es juste contre moi !

Puis il transforme cette amertume en délation puisque c’est lui qui est à l’origine de sa condamnation : il est jaloux et incapable de pardonner (nous avions vu que le pardon était chez Claude Chabrol l’apanage des femmes) : il est étroit.

Le plus bel exemple de cette médiocrité reste le personnage de Charles Bovary : il a épousé une femme qui « au couvent faisait semblant de s’évanouir pour se faire dorloter. », une femme qui porte sur son front ses rêves romantiques. Lorsqu’il apprend à Emma qu’ils sont invités à un bal dans le grand monde de la région, il lui précise « tu sais, celui qui avait un abcès à la bouche. ». On mesure alors le fossé infranchissable entre les deux époux, l’une porté sur l’onirisme, l’autre ayant le quotidien pour seul métier.

Il serait cependant malhonnête de faire de ces femmes des saintes qui supportent avec courage la bassesse de leurs maris : elles ne sont pas tendres non plus. Emma, Lucienne, Marie et toutes les Hélène se jouent de leur mari ou des hommes qui les entourent. Elles les repoussent : Marie et Emma ne cessent de leur répéter « Laisse-moi ! ». Il est certain que les femmes se vengent à leur manière de la médiocrité de leur conjoint.

On retiendra cette phrase de Marie au retour de son guerrier de mari : « Les hommes qui perdent la guerre, ça devient méchant comme un taureau blessé. ». Il ne faut pas oublier non plus que la femme (même si elle a ses raisons) pousse au meurtre, si elle n’en commet pas elle-même. Les hommes ne sont pas martyrisés par les femmes : mais étant légèrement impulsives, elles ne peuvent se contenter d’un statu quo, ou d’une petite vie. Soit elles les changent (comme Paul dans Les Biches et surtout Charles dans La Femme Infidèle), soit elles les tuent.

Peut-on dire que dans les films de Claude Chabrol, la femme est l’avenir de l’homme ? « Entourée d’hommes trop riches, trop bêtes, trop prétentieux, trop vides » (D’après Claude Choublier, « Les Bonnes Femmes », France Observateur, 28 avril 1960), elle se crée un chemin particulier, parfois en dehors des sentiers battus, mais elle ressort toujours au milieu d’une foule masculine.

Section 5 : Un monde d’hommes

Si la femme est au centre de l’image, au centre de l’action dramatique, et parfois au centre des critiques et autres caricatures du réalisateur, il faut étudier ce qu’il y a autour.

Il est vrai que l’homme représente souvent l’obstacle principal de la femme en tant que mari, amant ou père. Nous avons vu que l’homme était sa victime ou son compagnon de débauche, mais il est tout autant à l’origine du mal qui la ronge : le père (ou son remplaçant) est pour cela une figure emblématique de l’origine du mal. Marie, la sœur du Beau Serge, n’est pas la fille de celui qui l’a élevée et elle est fréquemment violentée par ce beau-père. « Il est entré comme un serpent ! » déclare-t-elle à François. La violence que son corps a subie l’amène à ne pas tenir compte de sa valeur : elle le brade donc, pensant qu’elle est sans doute née pour cela et que son seul mérite se situe dans le plaisir charnel qu’elle peut donner aux autres.

C’est aussi la finalité de Lois Wormser, un des Innocents aux mains sales, lorsqu’il achète le plaisir de sa femme : la soumettre à la supériorité de l’homme. C’est évidemment sans compter celle de la femme qui semble être l’héroïne du cinéma de Claude Chabrol.

L’exemple de Betty offre quelques différences et quelques approfondissements : elle a été élevée par son oncle et sa tante, en province, dans le décor d’un bistrot de village. Elle n’a pas été elle-même violée par son oncle mais a assisté au viol de la serveuse Thérèse : l’origine de son penchant pour la tromperie systématique, l’accumulation des amants puis l’alcool, est là.

Lors de nombreux flash-back qui démontrent bien l’entremêlement entre passé et présent, on voit Betty en compagnie de sa tante qui lui répète : « Betty, mets pas tes doigts dans ton nez, c’est sale. », « C’est encore tes saloperies ! », « Ecris cinquante fois, je suis une petite sale »… sa vie de patachon est à la fois une réaction contre sa tante, contre cette éducation de secret, de silence et d’autoritarisme et contre la vie d’épouse bourgeoise que son mari Guy lui fait mener. Il ne s’agit pas d’une mauvaise nature stricto sensu ou du déroulement d’une malédiction : cette saleté qui la dégoûte et dans laquelle elle s’engouffre est son mode d’irresponsabilité.

La longue tirade qu’elle déclame à Laure montre que l’homme l’a détruite (même si elle se complait dans cette destruction) :

« Je pensais qu’être une femme, c’était souffrir, c’était être une victime (…) mais ça me tentait (…) A Thérèse, je voulais lui demander : montre-moi ta blessure… j’ai tout raté, tout sali, j’ai passé ma vie à me salir, j’ai vendu mes enfants, je suis une ivrogne et une putain ! ».

Son entourage l’a salie en ne lui accordant que le statut de corps. Et lorsqu’elle est prise en charge par Laure en tant que femme, elle revit. C’est un ange, mais un ange destructeur puisque sa liberté s’achète au prix de celle de Laure.

Alors que la femme lutte en permanence contre les pesanteurs sociales ou la misère, les hommes ne sont jamais dans une posture de combat. Ils semblent être les tenants d’un monde de répression, comme le démontre la satire de la justice. Aux vues de leurs actes, plusieurs personnages féminins ont affaire à la justice, toujours gouvernée par un monde d’hommes, fatalement incapables de comprendre leurs motivations.

Dans Une Affaire de Femmes, la codétenue de Marie lui dit : « et puis y’a que des hommes là-dedans, comment veux-tu qu’ils nous comprennent ? » En effet, au tribunal comme devant la guillotine, ce sont uniquement des hommes qui entourent Marie : d’une part le film offre un aperçu de la justice expéditive de Vichy ; d’autre part, il montre que le mauvais jugement est celui de l’homme, non de la femme. Le fait qu’on lui coupe les cheveux avant de la décapiter est aussi un symbole terrible : en annihilant sa fierté physique, c’est avant tout en tant que femme qu’on la condamne.

On observait déjà cette mainmise des hommes sur la justice dans Les Innocents aux mains sales. Après qu’elle a été arrêtée une seconde fois, Julie peste face à son avocat (Jean Rochefort) contre l’incohérence du système judiciaire :

L’avocat– Oh ! L’inconséquence des femmes !
Julie– Quand j’ai voulu tuer mon mari, on ne m’a rien fait, et quand j’ai tout fait pour le sauver, on va me punir !
L’avocat– Ce sont les méandres de la justice. (…) La vérité, c’est ce que les gens veulent croire, et n’oubliez pas que c’est la justice faite par les hommes, pour les hommes.

La lutte de la femme prend alors une tout autre tournure, puisqu’elle combat aussi l’incompréhension et l’injustice. Alors que les premières femmes semblent abattues par la dérision masculine, les suivantes sont vouées à l’échec par leur autoritarisme. « Elles étaient dans le bain, on essaie de leur enfoncer la tête sous l’eau (…) l’idée de l’aquarium est une idée qui m’obsède beaucoup ; c’est la plus juste représentation de la vie humaine. » (André S. Labarthe, Claude Chabrol l’entomologiste, émission citée : on peut facilement relier cette citation à la piscine des Bonnes Femmes, à l’aquarium de Betty, et à d’autres objets et personnages.). La femme chabrolienne serait-elle alors une sorte de représentante de la condition féminine ?

Chapitre de conclusion

Peut-on vraiment donner aux films de Claude Chabrol une dimension révolutionnaire ? Il déclare : « J’ai toujours essayé de faire des films qui, dans mon esprit, correspondaient aux points intéressants et aux points faibles de l’époque. » (D’après Claude Chabrol, propos recueillis en Anjou par Wilfrid Alexandre, mai 2002).Il est certain que les films de Claude Chabrol sont parsemés de satire sociale, politique et culturelle : maintes fois l’homme se pose en garant d’un système voué à l’échec ou en plein effondrement. On retrouve aussi le « thème de l’asphyxie de la pureté au contact de la société » (D’après Jean Domarchi, « Paul ou les ambiguïtés », Cahiers du Cinéma, n°94, avril 1959) et celui du désordre social.

De même, le réalisateur explique que la lutte des classes est sans doute la continuation de l’éternel combat entre bien et mal : La Cérémonie est-il pour autant un film révolutionnaire ? Cela est discutable : la révolution supposerait un engagement de la part du réalisateur. Or ce film est l’exemple même de la neutralité du créateur. Il ne juge pas, et laisse au spectateur (un peu mal à l’aise) le soin de se faire son propre jugement.

Il est tout aussi certain que la femme se pose tout d’abord en victime de cette société (au temps des Bonnes Femmes) pour laisser place progressivement à la figure d’une véritable combattante. Si son combat échoue, elle ne peut lui survivre, comme l’explique Isabelle Huppert à propos de Madame Bovary : « C’est un personnage dont le destin est une métaphore de certaine condition féminine et de son indignation (…) elle n’a pas les moyens de s’affranchir, et c’est pour cela qu’elle en meurt . » (Propos d’Isabelle Huppert in Ex-Libris, réalisation Renaud Le Van Kim, TF1, 1991). Cela ne fait pas de Claude Chabrol un féministe : il place la femme au centre de la société, la fait évoluer avec son temps, mais elle garde sa particularité, sa féminité. Comme le réalisateur le dit lui même avec humour : « Je ne comprends pas le M.L.F. qui voudrait que les femmes soient les égales des hommes. Je ne comprends pas qu’on ait envie de devenir l’égale d’un porc ! » (Guy Teisseire, entretien avec Claude Chabrol, « Ces noces que Chabrol a voulu sanglantes et scandaleuses », L’Aurore, 12 avril 1973).

Partie 3 : Les femmes filmées et le monde réel : étude des supports de réception et de critique

Chapitre 1 : L’image incisive et publicitaire, les seuils du récit

Section 1 : La question de la réception

La sortie d’un film se traduit avant tout par le visionnage de celui-ci, par l’enthousiasme ou les critiques qu’il engendre, par le sentiment qu’il donne au spectateur et la réflexion qu’il peut entraîner. Mais nous sommes aujourd’hui (comme nous l’étions hier d’une manière différente) entourés d’images de toutes sortes ayant de nombreuses finalités. Il en est une particulièrement prégnante : celle d’attirer l’attention. C’est pourquoi on ne peut étudier les films de Claude Chabrol sans s’attacher à leur environnement.

Plusieurs critiques littéraires ont conceptualisé ce que Hans Robert Jauss nomme « une esthétique de la réception », celle-ci se fondant sur « l’horizon d’attente » du lecteur, pour nous du spectateur. Un film est un avant tout un récit : on peut dès lors utiliser la théorie littéraire pour analyser la réception cinématographique. Cet « horizon d’attente » regroupe toutes les règles et références avec lesquelles le spectateur s’est familiarisé au fil des œuvres antérieures. Nous avons ainsi comme premier palier de la réception l’expérience personnelle et artistique du spectateur. Mais nous avons convenu que, si l’œuvre elle-même était objet de réception, le spectateur était aussi conditionné par un certain nombre d’éléments extérieurs.

On constate alors la présence de mots, d’images ou d’objets qui habillent un film nu et préparent le spectateur dans sa réception et son interprétation. Selon Gérard Genette, un récit se présente avec

« le renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui, en tous cas, l’entourent, le prolongent, précisément pour le présenter » (Daprès Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 198).

Le critique a inventé le concept de paratexte pour définir tous ces supports qui appuient l’œuvre étudiée. Il distingue plus profondément le péritexte, id est tout ce qui se trouve à l’intérieur d’un récit comme le nom d’auteur, le titre, les notes, et l’ épitexte qui consiste en des éléments se rapportant au récit comme les critiques, les entretiens et la publicité. Ces deux ensembles permettent aussi d’expliquer, de commenter, d’éclairer les œuvres étudiées : comment aurais-je vu Que la Bête meure si ce film s’était intitulé Le Bon, La Brute et l’Enfant ? On pourrait alors donner le nom de parafilm à cet ensemble de matériaux qui viennent s’ajouter à l’œuvre cinématographique : comment celui-là influence-t-il le phénomène de réception ?

Section 2 : Une vision concise : la bande-annonce

Pour des raisons que vous comprendrez, je n’ai pu visionner toutes les bandes-annonces qui auraient pu m’être utiles à l’étude de ce parafilm particulier : d’une part, les plus anciens n’en ont pas nécessairement ; et d’autre part, il est assez difficile de retrouver celles qui ont existé. Je rends donc grâce à ce grandiose instrument qu’est le DVD et n’étudierai en conséquence que deux d’entre elles.
Madame Bovary

Il est sans doute inutile de rappeler que Madame Bovary est à l’origine un roman de Gustave Flaubert, publié en 1863, et qui a fait l’objet d’un procès particulièrement violent. Il n’avait pas eu à l’époque le succès que l’on pourrait lui attribuer eu égard à celui qu’il a obtenu par la suite. Cependant la bande-annonce du film de Claude Chabrol montre que le réalisateur n’a pas voulu témoigner de l’histoire du roman ni de celle de son auteur, il a voulu s’attacher à la lettre de l’œuvre de Flaubert.

Commençons tout d’abord par la description de cette bande-annonce : elle est constituée d’un seul extrait, tiré de la fameuse scène du bal. Alors qu’Emma danse à corps perdu, on entend une voix-off commenter : « Ardente, romanesque, naïve, rêveuse, amoureuse, passionnée, exaltée, secrète, provocante, audacieuse, c’est Emma Bovary. ». On peut alors affirmer qu’ici, la bande-annonce remplit parfaitement son rôle : résumer et donner envie, car il ne faut pas oublier la vocation publicitaire d’un tel support.

En effet, Claude Chabrol a choisi la scène centrale du film (celle du bal) pour présenter Madame Bovary : c’est au bal qu’Emma rencontre Rodolphe, c’est encore chez cet ancien patient de Charles qu’elle prend conscience de tout ce qu’elle n’a pas, et c’est ainsi dans cette scène que naît le sentiment qui la fait vivre et la mènera à sa perte : l’envie. Le choix de l’extrait rappelle bien évidemment au spectateur qu’au-delà de la satire de la bourgeoisie de province, c’est bien Emma qui est le centre du récit et le moteur de celui-ci.

En outre, on remarque une parfaite adéquation entre l’image et la voix off : Emma danse au milieu des autres couples, dans une robe brillant de mille feux, tandis qu’une voix convaincue et convaincante nous résume son caractère. Les adjectifs utilisés font alors écho à cette femme insouciante qui se perd dans une musique légère. Ils soulignent à la fois le caractère romantique d’Emma, autant que sa singularité : « provocante, audacieuse …». Apparaît ainsi l’héroïne qui va tenter de sortir d’un monde sans relief et pétri de conventions. Elle est là, supérieure, différente.

Cette bande-annonce réussit donc à montrer le point central du film. Le ton aussi vendeur qu’exalté montre que la bande-annonce s’adresse à deux publics : d’une part à celui des films sentimentaux, en montrant une héroïne passionnée qui va sans doute se perdre dans les méandres de ses fantasmes (la suite d’adjectifs donne par ailleurs un aspect quasi hollywoodien) ; et d’autre part à des spectateurs qui ont lu le roman de Flaubert, et attendent d’en voir l’adaptation cinématographique.

Enfin, on remarque qu’il n’est fait aucune allusion à d’autres personnages, ni moins encore, à son auteur original. Ce qui m’entraînerai à penser que Claude Chabrol a voulu s’approprier cette Emma, bien qu’il soit d’une fidélité totale au roman, et a eu le projet de filmer l’histoire d’un personnage intemporel (les mots de « provocatrice » et « audacieuse » pourraient d’ailleurs en faire un porte-drapeau de la condition féminine), bien plus qu’une grande fresque historique.
Une Affaires de Femmes

Nous avons ici affaire à une tout autre forme de bande-annonce, composée de l’image brute du film, sans le commentaire d’un réalisateur omniscient ou d’une voix lambda : elle est en plusieurs temps (contrairement à celle de Madame Bovary) et ne contient pas de voix-off. Elle s’ouvre sur l’arrestation de Marie, entourée d’hommes, se poursuit sur le « Je vous salue Marie » blasphématoire du personnage pour se refermer sur l’image de l’héroïne, marchant dans la rue, élégante et soignée, qui se rend à son cours de chant. Tous les plans se déroulent avec une musique de foire en fond sonore.

Ici encore, il n’y a aucune référence au fait historique sur lequel Une Affaire de Femmes s’appuie. Le film est tiré de l’histoire de Marie-Louise Giraud, guillotinée le 30 juillet 1943 pour avoir pratiqué quarante-huit avortements clandestins, après avoir tenté en vain de commuer sa peine en prison à vie. Elle est l’image de l’intransigeance du régime de Vichy, et de la volonté politique d’en faire un exemple du retour à l’ordre moral. Mais ce n’est pas le versant historique du film qui est mis en relief : c’est le parcours d’une femme.

La bande-annonce exhibe tout d’abord les contradictions de Marie : la musique de fête foraine contraste amplement avec les images d’arrestation et d’emprisonnement qui nous sont données à voir. Les seules paroles que l’on entend de sa bouche sont celles de la prière originale qui oscille entre désir de repentance naïve et soif de révolte. Elle marche, insouciante, vers son cours de chant : c’est la dernière image de la bande-annonce, comme si elle définissait bien plus le personnage de Marie que les événements dont elle est l’actrice.

Comme Emma, elle est bien au centre du film, et le résume à elle seule : mais la première image, celle qui frappe le plus avec la dernière, est celle de la femme arrêtée entre deux hommes qui ne sont ni particulièrement brutaux, ni particulièrement sympathiques, simplement neutres et incapables du moindre jugement, donc de la moindre compréhension.

Ainsi l’ étude de ces deux bandes-annonces permet, d’une part, de cerner rapidement les intentions du réalisateur et d’en retirer la substantifique moelle, le centre nerveux ; d’autre part, sans résumer leur histoire, elles présentent les personnages principaux, en l’occurrence les deux héroïnes, au public, le fait rentrer dans un univers, pour qu’il n’en sorte pas avant d’en avoir vu tous les aspects.

Section 3 : Les titres

J’ai choisi pour l’étude des titres le même procédé que pour celle des bandes-annonces et, ultérieurement, des affiches : j’ai préféré analyser chaque titre indépendamment, ce qui ne signifie pas qu’il faille gommer toute ressemblance ou toute concordance éventuelles. J’ai simplement voulu éviter l’écueil de la systématicité et du regroupement abusif pour mettre en valeur la signification propre de chacun des titres.

On pourrait définir le titre comme premier seuil du récit dans la mesure où il est la première définition du film : c’est son titre qui présente un film au spectateur. Il est souvent premier objet du jugement. Il est certain que le film intitulé « Eh mec, elle est où ma caisse ?» (Film américain a été réalisé en 2001 par Danny Leiner.) n’attire pas le même public que La Cérémonie : non seulement le titre renvoie à un système référentiel élaboré, dont l’exemple le plus évident est celui de l’adaptation (Madame Bovary), et de plus, répond, ou non, à une certaine attente du spectateur ; mais avant toute chose, il définit le film, le représente, le résume.

A Double Tour

Ce titre évoque immédiatement la fermeture d’une porte et la rigidité d’une serrure : on conçoit alors aisément que le monde qui va nous être donné en spectacle est un monde fermé. Le titre reflète le conformisme des tenants de cette bourgeoisie aixoise : la rouille n’est pas très loin sur ce verrou usé par le temps et les tourments d’un univers qui refuse systématiquement la réalité. Car s’il est fermé à autrui, à tout être différent, chacun des personnages de la famille Marcoux est fermé intérieurement, comme Thérèse, incapable de sortir de son rôle d’épouse pour être vraiment femme.

En outre, A Double Tour évoque la dualité permanente qui sert de socle au film : sur cet espace, il y a deux maisons, deux femmes rivales, deux hommes, et hors de celui-là, deux milieux différents, l’autre étant représenté par Lazlo ; les duos (et duels) comme le couple sont des concepts porteurs chez Claude Chabrol. Ce titre ne décrit ni un lieu, ni un personnage, il fait état d’une situation (d’autres titres sont beaucoup plus descriptifs comme La Femme Infidèle ou Violette Nozière). C’est donc l’exemple du titre évocateur, qui laisse justement présager un certain nombre de fermetures.

Les Biches

Au premier abord, nous avons affaire à un titre purement descriptif : Frédérique rencontre Why sur le pont des Arts qui dessine des biches ; elle est alors en position de faiblesse. Mais durant l’épilogue, lorsque Paul leur dit « Vous êtes charmantes, mes biches ! », il inclut Why dans le monde de Frédérique et est ainsi un élement déclencheur : c’est la chasseuse du prologue qui devient biche.

Le mot de biche évoque en lui-même la tendresse, la douceur, la grâce d’un Bambi… On remarque d’ailleurs que Why comme Frédérique ont des yeux de biches, voilés de bleu : elles sont ainsi animalisées dans leur quête et leur chasse. Car une biche est fatalement chassée : Claude Chabrol s’intéresse donc en apparence beaucoup plus au statut de victime. Dans un article intitulé « L’Evangile selon Saint Chabrol », il écrit : « Dans le chapitre 2, que j’ai intitulé « Fred », on a pitié de Why, et dans le chapitre 3 que j’ai intitulé « Why », on a pitié de Fred. » (Claude Chabrol, « L’Evangile selon Saint Chabrol », Le Nouvel Observateur, 13 avril 1968). Cependant, elle sont deux, et les rôles de victime et de chasseur s’interchangent au cours du film. Elles sont en fait victimes l’une de l’autre, et d’elles-mêmes, chacune à leur tour.

Le titre n’est plus évocateur mais trompeur : même si la traduction italienne signifie « lesbiennes », le spectateur français pourrait s’attendre à autre chose que l’histoire qui va lui être présentée. Nous verrons ultérieurement la complémentarité du titre et de l’affiche.

Que la Bête Meure

Le titre de ce film est emprunté à une citation de L’Ecclésiaste : « Il faut que la bête meure, mais l’homme aussi. ». Il fait partie des titres explicites (comme Les Innocents aux mains sales ou Les Noces Rouges) qui contiennent en eux-mêmes l’essence du film, et, s’il n’est absolument pas question d’idéologie, son message. Si le titre du film insiste sur une des parties de la citation, il contient en lui-même la citation entière.

C’est bien de la bestialité de Paul Decourt (Jean Yanne) qu’il s’agit : il refuse toute culture, au sens propre comme au sens figuré, pour revendiquer sa nature profonde. Il n’est qu’instinct (on le voit à son appétit de chère et de chair…et à son incapacité à le mesurer), alors que Charles, qui recherche l’assassin de son fils est essentiellement un homme de culture. Cependant, pour parvenir à ses fins, il doit assouvir son instinct, par essence irrationnel, de vengeance.

La citation de l’Ecclésiaste (sur un air de Brahms) possède alors une dichotomie : il faut que la bête meure pour détruire la nature qui s’est muée en injustice ; mais, prenant la forme de la vengeance, la culture se fourvoie et échoue, épousant le mouvement circulaire du film. C’est pour cela que Charles, ne voulant pas entraîner Hélène et Philippe (le fils de Paul) dans le même chaos, décide de disparaître. La mort de la bête ne peut alors qu’engendrer celle de l’homme.

Betty

Ce titre paraît d’une simplicité presque banale : il possède pourtant une dynamique que les titres tels que Violette Nozière n’ont pas. Tout d’abord, Betty n’est pas un prénom, c’est un diminutif : surnommée ainsi dès sa plus tendre enfance, le personnage conservera du début à la fin du film cette puérilité qui la caractérise. Le film se ferme sur l’acte qu’on lui fait signer afin qu’elle ne puisse revoir ses enfants et les couvrir de sa « honte ». La belle-sœur interrompt le procès familial pour que Betty signe de son prénom Elisabeth : « Elle avait écrit Betty ! » s’écrie-t-elle.

D’une part, le titre révèle l’importance de l’enfance dans le personnage féminin incarné par Marie Trintignant ; d’autre part, il révèle le caractère enfantin et mutin de l’adulte qu’elle est devenue. En outre, lorsque le titre apparaît au générique, le nom de Betty est écrit à la main, comme pour amplifier cette impression.

La Cérémonie

Le mot évoque un rituel, une danse macabre, une action progressive et soutenue que rien ne pourra empêcher : il s’agit de cette inéluctable évolution des deux personnages féminins, Jeanne et Sophie, vers le massacre final. Une cérémonie a une début et une fin, quelles qu’en soient les modalités. Elle a aussi une logique, une raison d’être et une progression. Tout au long du film, on assiste à l’imparable montée du désir de revanche sociale chez les deux comparses : en premier lieu, on assiste au changement de Sophie qui se rapproche de Jeanne et en épouse les idées ; puis vient le temps de la désobéissance de Sophie, jusqu’à la tape sur l’épaule que lui donne Mélinda qui entraîne l’accélération du processus.

La Cérémonie renvoie donc aux enchaînements événementiels de l’ensemble du film, mais aussi à la scène du meurtre final. Claude Chabrol déclare : « J’ai pensé à La Cérémonie parce que les deux femmes considèrent cet acte comme une exécution capitale, c’est-à-dire la punition d’une faute dans une société déterminée. » (D’après François Guérif, Conversations avec Claude Chabrol, un jardin bien à moi, Paris, Denoël, 1999).

En effet, comme on coupait les cheveux des femmes ou le col de veste des condamnés, elles déchirent tout d’abord les vêtements des Lelièvre, puis arrosent leur lit de chocolat chaud, comme pour salir le symbole de la reproduction d’une société. La prise en main des fusils, le meurtre puis le nettoyage des armes, correspondent aussi à un rituel. En somme, elles les exécutent en bonne et due forme, ce qui prouve qu’il ne s’agit pas du résultat d’une démence passagère, mais bien d’un acte construit et maîtrisé.

Section 4 : Les affiches

Ter repetita placent : ne prétendant aucunement à une étude exhaustive des seuils du récit, je n’étudierai qu’une partie des affiches des films étudiés.

Les Biches

L’affiche est nettement séparée en deux parties, une bleue et une jaune, toutes deux délimitées par un cadre noir. La partie jaune de l’affiche est la plus colorée et ne montrent que les personnages féminins : Frédérique est en rouge (la couleur parle d’elle-même) alors que Why est en noir : c’est d’elle que viendra la tragédie. La main de Frédérique est protectrice, et place celle-ci en position de supériorité : on ne peut pourtant faire fi de son air craintif.

Nous avons ici les premiers éléments du dédoublement de personnalité, à travers notamment cette main qui caresse les cheveux de Why : nous savons que la chevelure sera la première étape de la transformation de Why en Frédérique. Ainsi la partie inférieure de l’affiche entre-t-elle en contradiction avec la partie supérieure qui donne l’image d’une famille, tandis que celle-là pose une rivalité entre les deux femmes.

Dans la partie bleue, les trois acteurs sont en noir et blanc, et l’on peut noter que seule Why a une dominante noire. Cependant elle est la seule à porter des chaussures blanches. Ils possèdent donc tous cette dichotomie bien/mal, mais ne vont pas la vivre de la même façon. Le titre est d’ailleurs lui aussi en noir et blanc, comme pour amplifier le mélange des deux couleurs et la confusion des frontières morales : les biches sont blanches mais leur fond est noir ; elles sont en quelque sorte des « innocentes aux mains sales ».

En outre, seule Frédérique porte un bijou (dans la partie inférieure aussi), un collier long et voyant dans la mesure où sa couleur noire ressort sur le chemisier blanc : on peut considérer l’objet comme un signe d’appartenance sociale. La couleur bleue a, quant à elle, deux significations : elle tapisse les paupières des yeux de ces biches, mais elle est aussi chez Claude Chabrol la couleur de la folie.

La plus féminine est Frédérique, dont on voit une partie des jambes, tandis que Why est emmitouflée dans un pantalon large et un gilet de première communiante : la position de la tête de cette dernière comme le bras de Frédérique sur son épaule pourraient laisser penser qu’elles sont mère et fille. La présence de Paul dans le rôle du père n’en est que plus intéressante : il n’est pas entre les deux femmes, il est à côté. Il figure dans la construction de l’image mais reste en dehors du couple féminin.

Les Biches est un film sur la notion de double : et tout est double dans cette affiche. En ce sens, il est intéressant de constater que la suite des noms d’acteurs n’est pas dans l’ordre des personnages sur la photo : après Jean-Louis Trintignant, c’est Jacqueline Sassard qui est présentée, non Stéphane Audran. Une façon comme une autre d’envisager leurs transformations respectives au cours du film.

La Femme Infidèle

Comme la précédente, cette affiche se divise en deux parties : mais là où la première engendrait une dualité, celle-ci montre une opposition entre les deux fragments malgré le fond noir uniforme.

La partie supérieure montre Hélène, allongée sur un lit en nuisette blanche : c’est l’aspect féminin et sensuel du personnage qui est mis en relief. C’est d’ailleurs cette sensualité qui déclenche le meurtre et rapproche les époux Desvallées. Tout est blanc sur et autour d’elle, ce qui pourrait la désigner comme une parfaite innocente. En outre, elle est au-dessus des hommes, règne en maître sur eux, elle est le centre du film.

Le titre et le générique sont de son côté : elle est le sujet du film et l’objet du désir des hommes. C’est ainsi en jaune que le mot « femme » est coloré, reliant son destin aux hommes eux aussi en jaunes (ce qui ne signifie pas l’inféodant à leurs actes, puisqu’elle apparaît comme supérieure), alors que le mot « infidèle » est quasiment attaché à Hélène qui l’est effectivement envers son mari. On peut remarquer la note d’humour que le réalisateur et mari de Stéphane Audran a voulu ajouter en inscrivant dans l’alignement du titre son propre nom.

De l’autre côté de la ligne de partage se trouvent les deux hommes du film : le mari et l’amant, tous deux en jaune comme nous l’avons vu. Charles est en costume et cravate, plus soigné et plus rigide en apparence que Victor, dont la chemise est ouverte. Cependant, ce dernier regarde dans le vide, inquiet, tandis que Charles regarde en coin son rival, puisant toute sa force dans l’assurance qui va le caractériser. Ils vont donc se battre pour cette Hélène de Troie, sorte de déesse supérieure. Le trio est ainsi déconstruit: la femme est au-dessus mais on sent une inégalité entre les deux hommes, bien qu’ils soient mis sur le même plan.

Les Innocents aux mains sales

On ne peut que souligner la couleur rouge du titre qui annonce la mort d’un des protagonistes : le rouge s’oppose au fond blanc, alors que le titre annonce d’ores et déjà un paradoxe. Dans la partie inférieure, Julie est allongée et nue, comme elle l’est au début du film : on décèle là l’importance du corps et donc du sexe, omniprésente dans le film. Elle seule est rattachée au fond blanc et ne se noircit qu’avec l’apparition des personnages masculins, à leur contact pourrait-on dire. Son corps est donc l’enjeu et la cause du déroulement de l’action.

Dans la partie supérieure de l’affiche qui, cette fois, n’est pas indépendante de la partie inférieure, on voit Julie dans les bras de son amant : elle est blonde, lumineuse, alors que les deux hommes sont bruns ; elle est aussi entre son mari et son amant. Tous trois sont vêtus de noir. Deux objets entrent alors en jeu : d’une part, Jef tient un revolver dans la main droite, ce qui en ferait le véritable meurtrier, et donc le seul coupable. C’est Julie qu’il menace, non le mari. Celui-ci, qui se tient derrière sa femme, apparaît alors comme le véritable compagnon, le protecteur. D’autre part, on

remarque la montre de Julie : c’est elle qui mène la danse et qui, dans son hésitation entre les deux représentants de la gent masculine, va provoquer le drame.

Dans une affiche comme celle-ci, entièrement fondée sur le contraste, il faut distinguer toutes les sources de lumière : les visages de Julie et de Lois sont éclairés, on les voit de face ; à l’opposé, celui de Jef est de profil, dans la pénombre. De même, le col blanc de Lois nuance l’impression de noirceur que donne son chapeau. Seul Jef n’entre pas dans le contraste du tableau : sa main est éclairée, certes, mais c’est elle qui donne la mort en tenant l’arme. La femme est donc tiraillée entre les deux, mais elle est aussi prise au piège.

On retient de cette affiche son obscurité : par exemple, on n’y trouve pas le bleu de la folie et de l’illusion. En outre, la femme y semble physiquement libre et mentalement enfermée dans le jeu de l’amour et du regard : son corps est nu mais parsemé d’ombres ; son visage est lumineux mais menacé par une arme ; elle regarde un homme mais elle est protégée par un autre. Tout est contraste, comme en témoigne cette dernière pirouette : les noms du générique, Romy Schneider, Rod Steiger et Jean Rochefort sont blancs, sur un fond noir, comme pour montrer la dualité permanente de ces Innocents aux mains sales.

Une Affaire de Femmes

En premier lieu, on remarque que le titre est particulièrement mis en valeur : cette affaire est celle des femmes. Les hommes n’en sont pas proscrits, ils y sont naturellement étrangers. Toute l’affiche se décline sur ce thème.

Marie est au milieu, objet et sujet des événements, comme très fréquemment dans les films de Claude Chabrol : elle est parée d’une fourrure bleue, coiffée comme une femme du monde, et elle porte du rouge à lèvres. Elle est la seule note colorée, lumineuse et vivante de l’image. Cependant, son visage n’exprime pas vraiment la joie : on pencherait plutôt pour l’incompréhension ou le désespoir.

Centrale, elle est pourtant enfermée entre le titre et les deux formes masculines que l’on distingue : en gabardines et chapeaux noirs, elles représentent la police de Vichy et le monde impitoyable des hommes qui ne peuvent la comprendre. Ces hommes ne possèdent d’ailleurs aucun caractère puisqu’ils n’ont pas de visages : ils sont des exécutants qui s’opposent au seul visage proprement humain qu’est celui de Marie.

Cette affiche peut se concevoir comme un récit, ou comme le résumé du film : on y trouve les thèmes de la solitude féminine et de l’emprisonnement. Le cadre à l’arrière-plan est ainsi composé des portes de la prison où Marie sera enfermée. A chacune des deux formes masculines, plus fortes et grandes que la femme, correspond une porte de la prison.

Dès lors, on constate un paradoxe qui renforce le caractère illusoire du parcours de Marie : bien habillée, elle se dirige pourtant vers sa geôle. L’inconscience côtoie alors la revendication. Ainsi Marie apparaît-elle beaucoup plus comme une victime que comme une coupable : elle est au centre mais impuissante.

Marie regarde droit devant elle, comme pour implorer et prendre à témoin ceux qui la regardent, c’est-à-dire les spectateurs qui se transforment en juges. Les trois noms que l’on voit apparaître au bas de l’affiche sont ceux d’Isabelle Huppert, de François Cluzet et de Claude Chabrol, comme si ce dernier se considérait comme l’un d’eux et s’interdisait de juger ses personnages, pour laisser à chacun le soin de le faire.

Comme on le constate, l’étude des seuils du récit permet d’éclairer d’emblée une œuvre : elle n’est pas l’étude d’un récit mais y renvoie systématiquement. En effet, on peut affirmer que les bandes-annonces, les titres et les affiches remplissent leur rôle principal qui est celui d’attirer l’attention sur des couleurs, des personnages et des thèmes aussi essentiels que précis. L’analyse de ces seuils corrobore ainsi l’analyse des films eux-mêmes.

Chapitre 2 : Claude, bernadette, Stéphane, Isabelle et les autres

Section 1: Le panthéon de Claude Chabrol

Nous avons pu constater la complexité des personnages féminins de Claude Chabrol, dans leurs êtres profonds et leurs rapports sociaux. Ils renvoient tantôt à une réalité sensible, tantôt à un système référentiel. Avant d’étudier les ressemblances de la femme chabrolienne et de la femme réelle des diverses époques, je vais donc reconstituer en partie l’arbre généalogique culturel de notre réalisateur.

En premier lieu, les deux incontournables références de Claude Chabrol sont Alfred Hitchcock et Fritz Lang : ses débuts de carrière se placent donc sous le double signe du cinéma réaliste et d’un cinéma « illusionniste ». En effet, lorsqu’il était critique aux Cahiers du Cinéma, Claude Chabrol considérait le maître du suspens comme un moraliste. Il écrivait ainsi : « la leçon d’Hitchcock appartient au domaine de l’Ethique ; je veux dire que ses conceptions morales finissent par s’intégrer à une métaphysique. » (D’après Claude Chabrol, « Hitchcock devant le Mal », Cahiers du Cinéma, n°39, octobre 1954). On reconnaît l’ascendance chrétienne des débuts du réalisateur (souvenons-nous du Beau Serge), pimentée d’un soupçon dostoïevskien qui consiste à faire de chacun de nous un coupable potentiel : il existe dans son cinéma un va-et-vient constant entre innocence et culpabilité.

Claude Chabrol et Eric Rohmer avaient par ailleurs qualifié Vertigo( en français Sueurs Froides) et Fenêtre sur Cour de « figures-mères » : on retrouve dans le cinéma chabrolien ce recours automatique au miroirs, aux vitres, aux fenêtres qui se révèlent comme des projections mentales de soi ou comme une appropriation de l’autre. Le regard d’autrui est lui-même un miroir qui reconnaît ou rejette le masque affiché en société. On retrouve alors le thème du double, central chez Claude Chabrol.

Revenons un instant au genre policier : les réalisateurs de la Nouvelle Vague ont beaucoup utilisé ce genre populaire, comme François Truffaut qui a adapté un roman de David Goodis, Tirez sur le pianiste, ou Jean-Luc Godard l’oeuvre de Lionel White pour Pierrot le Fou. Claude Chabrol attache donc une affection toute particulière au roman policier : alors critique, il déclare que celui-ci est mort et qu’il faudrait non pas le faire revivre, mais le dépasser en valorisant les thèmes principaux que sont la mort, le crime et le mensonge.

Ainsi va-t-il se laisser porter par ses obsessions personnelles sans totalement oublier les lois du genre : on le voit dans ses adaptations de Simenon, comme Betty. Si le réalisateur le nie, l’intrigue garde une place prépondérante, notamment à travers l’importance du crime : les différentes parties du scénario se reflètent, se croisent et se complètent. Tout comme le crime absorbe la figure de l’être chabrolien jusqu’à en devenir sa représentation.

On retrouve aussi la référence hitchcockienne dans l’humour noir, l’interrogation sur le libre arbitre et l’utilisation des symboles. De plus, il n’y a jamais vraiment de point final chez Claude Chabrol, comme si la fin était un leurre, comme s’il s’agissait toujours du passage du réel à l’imaginaire, passage que le réalisateur se plaît à brouiller. Le film de Claude Chabrol, L’Enfer, se ferme ainsi sur un sans Fin. Pourtant, selon lui, le cinéma hitchcockien « n’obéit qu’aux lois du monde mental » : il faut lui ajouter une exigence d’authenticité et l’amour des belles constructions scénaristiques que lui donnent Lang et, dans une moindre mesure, Murnau. Il invente alors le concept d’ « hitchlangisme » pour souligner la dualité de ses influences majeures, devant celles de Raoul Walsh, de Jean Renoir, de John Ford, d’Ernst Lubitsch ou d’Orson Welles…

Le réalisateur déclare ainsi dans un entretien avec Joël Magny : « Quiconque fait de la dramatisation de personnages ne peut pas ne pas avoir été influencé par la dramatisation shakespearienne. » : on se souvient dès lors de Betty se grattant les mains telle Lady Macbeth tentant d’effacer les tâches de sang qui maculent sa peau. En effet, c’est la précision de la construction dramatique, doublée de l’accumulation des objets et des personnages, qui fascine le réalisateur. Ainsi, Claude Chabrol s’est nourri de références littéraires et cinématographiques afin de créer son propre mélange, son propre cinéma.

Section 2 : Des femmes de leur temps ?

Claude Chabrol a déclaré lors d’un entretien sur Violette Nozière : « La fiction ne m’intéresse pas et j’ai horreur du reportage » (D’après Claude Chabrol dans un entretien de Colette Boillon, « Violette Nozière », La Croix, 23 mai 1978). Car s’il place le réel au centre de ses préoccupations, il n’a aucune vocation de documentariste. Ces personnages sont des reflets, mais seulement des reflets : on ne peut parler ni d’incarnations, ni de symboles.

S’il ne sont pas à l’image de la société dans son ensemble, les films de Claude Chabrol sont surtout les reflets d’une certaine société : la bourgeoisie. Claude Chabrol rend peu compte des autres classes sociales, comme les classes défavorisées, même si elles sont parfois évoquées.

Ainsi, on retrouve tous les éléments de la bourgeoisie traditionnelle : la maison trône au milieu d’un jardin ; on se souvient de son importance dans certains films. La chambre conjugale est aussi déterminante, avec ses tables de chevet et son armoire à glace : on retrouve tous ses objets dans La Femme Infidèle, Les Noces Rouges et bien d’autres. La salle à manger occupe toujours une place dominante : la scène de la réunion familiale d’ A Double Tour en témoigne.

Mais en réutilisant toutes ces choses qui collent à la peau de la bourgeoisie, Claude Chabrol évoque son évolution ou plutôt sa décadence : en effet, la bourgeoisie patrimoniale est en crise depuis les années 1930 pour avoir refusé de participer ou même d’accepter un certain nombre d’évolutions sociales comme le droit de grève. Le réalisateur s’intéresse particulièrement au déclin des bourgeoisies provinciales qui sont, d’une part, dépossédées de leur pouvoir par la progressive centralisation parisienne, et qui, d’autre part, agonisent dans la léthargie et la tradition sclérosée. On voit, dans des films comme A Double Tour, que la bourgeoisie tente de se maintenir par la famille avant tout. C’est cette vieille France, aux valeurs morales anciennes et refusant toute mutation qu’elle prendrait pour une usurpation de pouvoir, que le réalisateur étudie avec un réalisme certain.

Si les femmes chabroliennes ne sont pas des symboles d’une époque (les actrices ont pu l’être mais pas leurs personnages), leurs évolutions suivent celles de la société réelle. D’une part, on remarque qu’elles sont de moins en moins tenantes du modèle familial traditionnel ; elles s’affranchissent du rôle exclusif de mère et vivent un célibat de plus en plus affirmé et revendiqué : prenons les exemples de Mademoiselle Hélène et de Frédérique, qui sont financièrement autonomes et n’ont pas d’enfant… Si la « femme pompidolienne » a un enfant, il représente un bonheur comme dans La Femme Infidèle ou Les Noces Rouges, non un poids financier. On perçoit donc dans ces films l’éclatement progressif des valeurs anciennes et la prise d’autonomie de la femme.

En outre, on note que l’importance grandissante de la femme dans la société est reconnue, puisqu’elle est fort souvent au centre des films de Claude Chabrol. La femme laborieuse est, elle aussi, de plus en plus présente. C’est en effet au début des années 1960 que le travail de la femme commence à être valorisé et à devenir un moteur de son autonomie. Cependant, Les Bonnes Femmes rendent compte du travail répétitif et socialement marqué des couches les plus basses. Dans des films comme Une Affaire de Femmes ou La Cérémonie, les personnages féminins gagnent leur vie et nourrissent leur famille, pour peu qu’elles en aient une. Bien que le travail ne soit pas toujours positif, il existe et permet à la femme de s’assumer.

Ainsi, les films de Claude Chabrol rendent compte d’une certaine évolution sociale, notamment de celle de la place de l’enfant ou de celle de la sexualité (il faut garder en mémoire les aguichantes positions de Bernadette Laffont qui cherche, comme la jeunesse de l’époque, à vivre sa sexualité en dehors du giron parental), On pourrait ajouter à cela le traitement de certains tabous comme l’inceste dans Le Beau Serge., : on pourrait lui reprocher de n’avoir pas dressé un tableau complet de la société, n’évoquant les classes moyennes que pour souligner la possibilité d’une ascension sociale ; mais il ne s’agit pas pour le réalisateur de faire une œuvre sociologique ou encore moins documentaire : ces films mettent quasiment en scène une seule et unique classe, mais l’étudient avec précision et pourrait-on dire, objectivité.

Section 3 : Un critique nommé Chabrol

Après avoir étudié le rapport des femmes chabroliennes à la réalité sensible, je me dois d’étudier la réception par les professionnels des films de Claude Chabrol. Mais avant tout, il faut rappeler que le réalisateur a lui même été critique de cinéma. On se souvient beaucoup plus des écrits d’Eric Rohmer ou de François Truffaut : c’est pourtant par la porte de la critique que Claude Chabrol est lui aussi entré dans le monde du cinéma.

Il entre aux Cahiers du Cinéma en 1953 sur les recommandations de ses amis François Truffaut et Jacques Rivette, rencontrés à la Cinémathèque (qui, à l’époque, était dirigée par Henri Langlois) et dans les ciné-clubs du Quartier Latin ; il ne collaborera qu’exceptionnellement à la rubrique de la revue Art,s dont François Truffaut reste le principal pilier d’insolence. Claude Chabrol participe ainsi à la nouvelle politique éditoriale offensive dénommée « politique des auteurs », bien qu’il l’ait reniée dès les mois suivants.

En accord avec les critiques de ses camarades à l’encontre des scénaristes installés comme Jean Aurenche, il va promouvoir les « petits films » et les nouveaux réalisateurs. Ainsi son premier article publié (dans le numéro 28) s’intitule-t-il « Que ma joie demeure » et porte sur la comédie musicale de Gene Kelly et Stanley Donen Chantons sous la pluie. L’article est un éloge de ce « film d’auteur » qui marie comédie musicale et style personnel, contraintes de production et technique soignée. On peut donc, selon lui, imposer un style au sein du carcan hollywoodien.

On retrouve dans ses articles (qu’ils signent parfois sous des pseudonymes tels que Jean-Yves Goute) le ton d’un polémiste qui n’hésite pas à égratigner Le Voyage de la peur d’Ida Lupino ou à vanter la mise en scène d’Anthony Pelissier dans Une Affaire troublante. Ces premières armes critiques lui permettent de faire la connaissance cinématographique et personnelle du futur maître : Alfred Hitchcock. S’ensuit une conférence de presse, puis une entrevue en tête-à-tête lors de laquelle Claude Chabrol défend Les Amants du Capricorne contre son auteur, et enfin une série d’articles sur le réalisateur anglo-américain dont le fameux « Hitchcock devant le Mal ».

Ses collègues le laisseront par la suite encenser Rebecca (dans le numéro 45 de mars 1955) et Fenêtre sur Cour. Notre critique profite de ses publications pour défendre Hitchcock envers et contre tous, notamment dans l’article sur Fenêtre sur Cour où ils citent les détracteurs (comme Sadoul) de son idole pour mieux les moquer : « Rear Window me procure la satisfaction d’accueillir le piteux aveuglement des sceptiques avec une douce et miséricordieuse hilarité. »(Claude Chabrol, « Les choses sérieuses », Cahiers du Cinéma, n°46, avril 1955)

De son passage aux Cahiers du Cinéma, entre 1953 et 1958, avant qu’il se marie et tourne Le Beau Serge grâce à un héritage, nous retiendrons ses plaidoyers en faveur des cinéastes américains tels que Frank Capra, Orson Welles et évidemment Alfred Hitchcock, mais aussi d’un certain cinéma européen défendu par la revue et représenté par des réalisateurs de talent comme Ingmar Bergman et Carl Dreyer. Si elle lui a permis de se fonder une esthétique personnelle, la critique ne peut constituer pour Claude Chabrol une fin en soi : il passe donc rapidement à la réalisation, afin d’éprouver matériellement et esthétiquement cette « métaphysique de la virtuosité » (L’expression est de Joël Magny) qu’il n’avait que pensée jusque là.

Section 4 : Claude Chabrol face aux critiques

Comme nous l’avons vu, Claude Chabrol a tout d’abord participé au renouvellement de la critique, amorcé par André Bazin, « le seul critique qui l’ait été complètement » selon Jean-Luc Godard, qui est le premier à concevoir la critique cinématographique comme un véritable outil pédagogique. Claude Chabrol fait donc partie des Jeunes Turcs hitchcocko-hawksiens qui ont lancé cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Mais qu’en est-il de l’appréciation des œuvres de Claude Chabrol par cette critique ?

Il faut tout d’abord souligner la différence entre la critique des quotidiens qui, dans l’ensemble, exprime son sentiment film par film, et celle des revues spécialisées qui entre de plus en plus nettement à l’époque dans un système référentiel élaboré. Il faut de même noter les divergences politiques de certains journaux, ainsi que le contexte dans lequel les articles ont paru. Bien qu’il y ait une évolution parfois parallèle sinon commune entre les différents pôles critiques, il n’y a donc pas une seule critique à prendre dans son ensemble mais un réseau entier de critiques diverses et variées.
L’adéquation temporelle entre les films et les critiques

J’exclue momentanément les paramètres politiques de la critique pour m’attacher aux différents points de vue que prennent les critiques et à l’évolution de l’analyse des films elle-même.

Dans un premier temps, on remarque que les critiques s’attachent essentiellement à décrire les actrices physiquement : témoins du vide psychologique des personnages, ils font de nombreuses remarques sur les corps de nos personnages. Ainsi on note beaucoup de louanges sur la silhouette svelte et élancée de Bernadette Lafont , sur les yeux de Juliette Mayniel ou la grâce d’Antonella Lualdi. On renvoie systématiquement l’analyse des personnages à l’analyse de la société, sans développer les personnages eux-mêmes mais leur signification sociale.

Les transformations de la critique se situent donc principalement sur le terrain psychologique : à mesure que les personnages féminins de Claude Chabrol prennent du caractère et obtiennent une véritable dimension humaine, on perçoit l’évolution des observateurs. Les références commencent à pleuvoir : on voit en Frédérique une nouvelle Marquise de Merteuil, en Hélène Desvallées une Emma Bovary .

Si la beauté de Stéphane Audran n’échappe pas aux yeux avertis, on s’intéresse de plus en plus à la structure narrative des films : la vocation pédagogique de la critique prend alors toute sa mesure. Il ne s’agit pas seulement d’aimer ou de détester, de départager le bon du mauvais, mais aussi d’analyser techniquement, esthétiquement et scénaristiquement les œuvres visionnées.

Les années 1980 et 1990 constituent l’apogée de cette évolution psychologisante des personnages : on donne tout d’abord de plus en plus la parole aux actrices, et les questions ne portent pas seulement sur leurs goûts ou leurs projets. On interroge ainsi Isabelle Huppert sur sa définition du métier de comédienne, sur le travail de l’acteur, mais aussi et surtout sur ses personnages.

On cherche à mettre en parallèle le personnage féminin et l’actrice, comme pour donner une dimension de réalité à un personnage filmé et joué. De nos jours, on demande à une actrice non seulement de témoigner d’une expérience mais aussi et surtout d’être à son tour critique, comme le montrent ces mots de Sandrine Bonnaire à propos de La Cérémonie :

« Sophie, c’est le vide, elle n’a aucune passion, n’aime que le repassage, regarde la télé comme une vache regarde passer un train. Elle ne dit rien ou presque, ne pense pas. Elle n’éprouve ni envie ni jalousie. Le seul sentiment qui l’habite, c’est la honte de ne pas savoir lire. Une honte qui la submerge, qui l’isole, l’anasthésie. Au début, Sophie est voûtée, corsetée, soumise. Puis, elle se tient de plus en plus droite, bombe le torse, lève la tête, regarde ses patrons droit dans les yeux. » (Sandrine Bonnaire, entretien avec Isabelle Girard, L’Evénement du Jeudi, 24 août 1995).

Isabelle Huppert analyse elle aussi le personnage d’Emma Bovary dans de nombreux entretiens : « C’est un personnage dont le destin est une métaphore d’une certaine condition féminine et de son aliénation, (…) qui n’a pas les moyens de s’affranchir et qui en meurt. » (Op. Cit.).

D’une part, la critique suit logiquement les évolutions narratives des œuvres de Claude Chabrol qui étoffent de plus en plus les personnages ; d’autre part, on trouve dans les écrits critiques une volonté accrue de coller à la réalité.
Des débuts placés sous le signe de la polémique

Lors des premières sorties en salles des films de Claude Chabrol, le ton était sec ou élogieux, mais on ne faisait pas vraiment dans la demi-mesure. C’est la période de la guerre des revues : Positif a été crée en 1952, un an après les Cahiers du Cinéma. Elle accueille des critiques comme Georges Sadoul, et est, au départ, vivement encouragée par sa future rivale. Dès 1955, les accrochages sont de plus en plus nombreux et agressifs, et consomment la rupture : les idoles des Cahiers deviennent les bêtes noires de Positif, la « politique des auteurs » son meilleur terrain de combat. C’est donc dans ce contexte passionné que sort le Beau Serge en 1958, alors que les réalisateurs de la Nouvelle Vague viennent principalement des Cahiers.

Le Beau Serge est un des premiers films de la Nouvelle Vague : cette époque de guerre entre critiques donnent lieu à diverses violences (écrites) et à quelques scandales. Après la sortie des Cousins, on accuse très vite Claude Chabrol de misogynie. Celui-ci répond ainsi dans les Cahiers : « Je ne suis pas misogyne. Je crois, par contre, que ceux qui en parlent n’aiment pas les femmes : ils aiment des sortes de déesses qu’ils se fabriquent, alors qu’en réalité une femme, c’est une femme. » (Claude Chabrol, « Entretiens », Cahiers du Cinéma, n°138, décembre 1962) Il tente ainsi d’imposer sa volonté d’authenticité contre une certaine « Tradition de Qualité ».

Mais c’est sans doute avec Les Bonnes Femmes que le réalisateur déclenche sa plus grande « bataille d’Hernani ». Les seules bonnes critiques se trouvent dans Libération et les Cahiers du Cinéma : « Sous couvert de comédie, Chabrol brosse un tableau terriblement cruel, terriblement triste, sur une « certaine catégorie » d’humbles petits employés qui cherchent refuge dans le rêve et manquent de plomb dans la cervelle.

Chabrol a braqué sa caméra sans s’apitoyer, avec lucidité et une pointe de tendresse cachée qui apparaît dans le regard des bonnes femmes : les quatre vendeuses d’ampoules électriques ont toujours les yeux tristes, même lorsqu’elles rient à gorge déployée… » (D’après Jacqueline Fabre, « Les Bonnes Femmes à l’ombre de Fellini », Libération, 30 avril 196).

L’article souligne cette tristesse du vide, donne les thèmes du film (la passivité et l’illusion) et suscite le regard du créateur (la tendresse, non le mépris) : c’est justement à propos de la place du réalisateur dans le film qu’a surgi la polémique la polémique. La plupart des critiques ont vu dans Les Bonnes Femmes un film idéologique dont Claude Chabrol serait le créateur omniscient : le malentendu porte alors sur la transcendance qu’exercerait le réalisateur sur ses personnages. Or il n’en est rien : il s’agit simplement d’une œuvre sur le vide et, si le réalisateur avoue sa fascination, il ne le juge pas.

On peut à peu près tout lire sur ce film : il est parfois marxiste, parfois, comme dans la revue Premier Plan, il est « le premier film ouvertement fasciste ». En témoigne cet article extrêmement violent de Paule Sengissen : « Par ailleurs, on me dira que la mise en scène de Claude Chabrol est éblouissante. Durant la guerre, bien des gens regardaient les soldats SS et disaient : « Ils sont si bien habillés, si bien disciplinés, si polis ! » .» (Paule Sengissen, « Les Bonnes Femmes », Radio-Cinéma-Télévision, 8 avril 1960).

Je ne rentrerai pas dans un débat stérile dans la mesure où les accusations de fascisme ne sont ni argumentées ni même acceptables : elles reflètent une violence qui n’existe plus aujourd’hui (dans la critique, j’entends). Cependant il n’est pas innocent que l’on traite un tel film de fasciste à la fin des années 1950, époque qui n’est pas si éloignée de la guerre : il y a dans ces allusions le trouble d’un pays qui n’a pas encore digéré son passé. En effet, le film montre l’incapacité des personnages à penser et à combler leur vide profond. Mais cela ne signifie pas que le réalisateur les érigent en symbole féminin, encore moins en symbole politique ; ni qu’ils les condamnent : elles sont prisonnières de leur condition, et non l’inverse. C’est pourquoi la question posée par Albert Cerroni, me semble une bonne conclusion : « En quoi le fait de montrer des jeunes filles littéralement aliénées dans la servitude à un travail purement mécanique, sans aucune responsabilité, en quoi le fait de montrer ces filles captées par les schémas imaginatifs de la presse du cœur pouvait-il bien constituer une attitude de droite ? » (Albert Cervoni, « Chabrol de A à Z », France Nouvelle, 17 novembre 1965).

Montrer n’est ni dénoncer, ni absoudre. Le film sera d’ailleurs reconnu à sa juste valeur quelques années plus tard, particulièrement dans les années post-soixante-huitardes.

Enfin, Claude Chabrol, reconnu comme un des réalisateurs principaux de cette Nouvelle Vague qui déferle sur le cinéma français, est aussi attaqué comme tel : les bonnes critiques se réfèrent souvent aux Tricheurs à la sortie des Cousins, comme pour nier la nouveauté de ce cinéma et le relier indéfiniment au « cinéma de papa ». Mais la confusion devient rapidement hors de propos : les détracteurs de Claude Chabrol trouve en la Nouvelle Vague un de leurs sujets favoris. Par exemple, les (mauvaises dans l’ensemble) critiques d’ A Double Tour s’accordent pour dire que ce film sonne le glas de la carrière de Claude Chabrol et de la Nouvelle Vague dans son ensemble.
Les temps changent…les critiques aussi

On remarque que la critique se dépolitise au fur et à mesure des trente années qui séparent Le Beau Serge de La Cérémonie : les débats sont agités dans les années 1960 et 1970 pour s’assagir par la suite. Mais on retrouve dans les écrits critiques de chaque époque un reflet de celle-ci : on a vu avec Les Bonnes Femmes la teneur idéologique des débats.

D’autres critiques révèlent les préoccupations politiques de leur temps, comme cet article publié en 1958 : « Bien sûr, ce Beau Serge est un ivrogne (…), mais le gros rouge qu’il absorbe nous apparaît comme cent fois plus sain que le moindre verre de Coca-Cola. »(« Le Beau Serge », Lettres Françaises, 11 février 1959) Si l’on peut rire aujourd’hui d’une telle ferveur anti-américaine, elle a un sens profond dans la France des années 1960, où le général de Gaulle tient les rênes du gouvernement afin de rendre son rang à la France, et où on lutte ardemment contre l’impérialisme américain et la « coca-colonisation ».

Dans le même registre, l’analyse de la bourgeoisie filmée par Claude Chabrol dans sa « période pompidolienne » correspond aussi à une analyse d’époque, où marxisme et libéralisme se combattent : ainsi voit-on surtout l’importance de l’argent au détriment des rapports humains. C’était aussi un temps où l’on brandissait le drapeau de la Révolution Culturelle contre la montée du capitalisme rue Soufflot. On ne peut lire les articles sans rappeler que ces années sont celles des mutations politiques, sociales et culturelles qui ont suivi Mai 68.

Mais les préoccupations politiques et les débats idéologiques se changent progressivement en préoccupations sociales : dans les années 1970, alors que le Mouvement de Libération de la Femme fleurit, on remarque que les personnages féminins de Claude Chabrol deviennent pour la critique des emblèmes du féminisme. On retrouve alors dans les colonnes les partisans et les opposants du Mouvement , comme en témoigne cet article sur Violette Nozière, dont l’agressivité ne fait que révéler la bêtise : « Car ce n’est pas du simple « fait divers » qu’il s’agit aujourd’hui mais bel et bien de la destruction de la cellule familiale, du rôle du père tant désavoué depuis que la « chienlit » a prouvé qu’elle pouvait faire la loi dans la rue et que les « féministes » bouffent du mâle à tous les repas(…). » (Jean-Pierre Montespan, « Le drapeau noir flotte sur la marmite de Cannes », Minute, 24 mai 1978).

Bien entendu, ce genre d’article se range plus dans les billets d’humeur de l’extrême droite que dans la véritable critique cinématographique. Mais, une fois de plus, il est le reflet de son époque.

La plupart des critiques acceptent les progrès du statut de la femme, et ont ainsi tendance à voir des femmes libérées un peu partout.

Qu’il s’agisse de Julie Wormser, de Violette Nozière ou d’Emma Bovary, elles sont toutes des « pasionarias libertaires » (« Violette Nozière », Le Nouvel Observateur, 29 mai 1978) : Violette Nozière devient ainsi selon Jean-Louis Bory « une Jeanne d’Arc brandissant la bannière noire, fleurdelisée de sang, de la résistance morale et familiale ». En outre, on ne parle pas tellement de la France de 1943 pour Une Affaire de Femmes ou de la fin du XIXème pour Madame Bovary. On calque systématiquement les héroïnes historiques sur les femmes de la fin du XXème siècle : il est vrai que le réalisateur en a fait des femmes modernes ; mais il est intéressant de constater que la critique a besoin d’actualiser ces personnages, tout comme une époque a besoin de se penser, de s’étudier pour mieux se comprendre. Et la critique dévoile une société qui se pense de plus en plus.

Les critiques témoignent ainsi de l’évolution de ses préoccupations sociales : dans les années 1990, il n’est plus question des querelles féministes mais des problèmes d’intégration et d’exclusion. Ainsi un certain nombre des articles analysant La Cérémonie prennent la position du réalisateur et ne jugent pas l’acte pour se concentrer sur les raisons de celui-ci : « C’est l’idée maîtresse du film qui s’affirme ici : l’incapacité de lire est présentée comme une souffrance du regard, la douleur viscérale de Sophie, exclue du monde, de ceux qui peuvent maîtriser, dominer, ce qu’ils voient. » (Frédéric Strauss, « Lesdits commendements », Cahiers du Cinéma, n°494, septembre 1995, pp. 24-26).

« On est aussi terrifié par l’état de solitude de ces deux petites bonnes femmes, Jeanne et Sophie, dans notre monde d’aujourd’hui .» (Annie Coppermann, « La bonne et la postière », Les Echos, 30 août 1995).

Je n’ai personnellement trouvé aucun article qui condamne explicitement les meurtrières : la critique sociale est bien plus présente et explicite. Elles n’apparaissent alors pas comme véritablement coupables, mais plutôt comme des prisonnières d’une condition dont le réalisateur et les critiques se sont faits les échos.

Le monde de la critique est donc passé du foisonnement et de la violence se voulant libertaire des années 1960 à une certaine installation intellectuelle : les duels politiques ou esthétiques entre revues ou critiques se font de plus en plus rares. On ressent alors le besoin prégnant de la critique à faire des personnages féminins des « filles de notre époque » (L’expression est tirée d’un article de Jacques Chastel, dans le Combat du 15 mars 1959, qui définit ainsi le personnage de Florence dans Les Cousins.), comme si toute fiction devait traduire une certaine réalité, comme si tout acte était condamné à devenir un fait de société : si le cinéma est un des miroirs de celle-ci, les critiques en sont tout autant le relais et le reflet.

Conclusion

Claude Chabrol est un entomologiste : Il étudie avec précision les sociétés et les époques dans lesquelles il vit. S’il les juge et en dresse de temps à autre un portait au vitriol, c’est toujours l’observation qui prime sur l’humeur personnelle. Le réalisateur n’est en effet ni un moralisateur (peut-être un moraliste…) ni un illusionniste complet : son but n’est pas d’exercer une transcendance créatrice mais de montrer. Ses personnages ne sont ni le jouet de leur auteur ni celui du Mal : ils sont , pour leur plus grand malheur, leur propre jouet et le jouet de l’autre, cet autre étant souvent féminin.

Ainsi Claude Chabrol est-il un maître de la mise en scène stricto sensu : non seulement il parvient à nouer des intrigues, oserai-je prononcer le mot fatal, divertissantes, mais il réussit surtout à faire penser le spectateur, à le faire douter, à le manipuler aussi, en somme à aiguiser son jugement. Il n’impose jamais sa présence lorsqu’un poignard enlève une vie, il ne juge pas les crimes passionnels ou sociaux : Le cinéaste laisse ainsi le soin au spectateur de se forger sa propre opinion.

Mais la société ne peut être seulement un objet d’étude. Elle est aussi un reflet des transformations culturelles (vestimentaires, linguistiques…), des inégalités sociales, des évolutions des consciences. Dans l’univers de Claude Chabrol, les femmes prennent une place toute particulière : elles vivent au milieu des autres, maris, amants, enfants, mais ne se fondent jamais dans le même moule qu’eux. Le réalisateur n’en fait pourtant pas, tant s’en faut, des héroïnes au cœur pur. Elles aussi sont malmenées : elles sont supérieures mais dominatrices, courageuses mais égoïstes.

Tout au long des quinze films qui constituaient le socle de cette étude, elles sont aussi les actrices d’une évolution.

Cependant ces changements n’ont rien d’optimistes et ne montrent pas réellement d’amélioration. Le fait que Claude Chabrol choisisse comme cadre le monde bourgeois, un monde en plein marasme moral et culturel, en pleine décomposition, n’était déjà pas un signe de bienveillance béate. Le regard du cinéaste ne varie pas réellement, ce sont les points de vue sociaux et psychologiques qui changent et se développent, comme si le poids de la société était de plus en plus lourd dans les films du réalisateur.

La première raison d’une telle évolution entre les personnages incarnés par Benadette Lafont, puis par Stéphane Audran, enfin par Isabelle Huppert, est justement ce changement d’époque et ce changement d’actrice. Bernadette Lafont a été une sorte d’égérie pour un certain nombre de réalisateurs de la Nouvelle Vague : elle représentait une jeunesse particulière . Stéphane Audran a été la femme du réalisateur : Elle n’avait ni le physique, ni les intonations de voix de la gouailleuse parisienne. Les rôles de « bourgeoises pompidoliennes » semblaient donc destinés à cette versaillaise. Enfin, Isabelle Huppert est le modèle de l’actrice cérébrale : c’est avec elle que Claude Chabrol va donner plus de ressorts psychologiques à ses personnages et qu’il va privilégier de manière croissante le personnage par rapport à l’intrigue.

On ne fait évidemment pas jouer n’importe quel rôle à une actrice : tout dépend de son apparence physique (surtout dans l’œuvre d’un cinéaste où l’apparence est la réalité), de son âge, des films qu’elle a tournés précedemment. Un ensemble de paramètres professionnels et personnels permet donc d’expliquer ces changements de personnes et de personnages.

L’évolution est aussi sociale : un réalisateur jeune et néophyte se penche sur la société de son époque avec toute la bonne volonté et l’immaturité professionnelle qui le caractérisent. On trouve ainsi dans les premiers films de Claude Chabrol une débauche de symboles, qu’ils soient catholiques dans Le Beau Serge, ou historiques dans Les Cousins. Bernadette Lafont n’est pas seulement l’incarnation d’une certaine jeunesse, elle en dévoile aussi les principales caractéristiques : la femme ordinaire est enfermée dans un monde (représenté par la campagne sardentaise ou le magasin d’électroménager), souhaite en sortir, mais toute tentative est dérisoire dans la mesure où elle n’est jamais accompagnée de réflexion ou de jugement raisonnable. Ce personnage pourrait être la métaphore d’une génération qui tente d’échapper aux travers de celle qui l’a précédée, mais n’y parvient pas encore.

Stéphane Audran fut, quant à elle, la représentante de la bourgeoisie des années 1960 et 1970 : la décomposition morale est alors réelle dans une bourgeoisie de province dont les vices sont plus flagrants que les vertus. Nous sommes juste avant ou juste après les événements de Mai 1968. Pourtant cette société qui nous est montrée est bel et bien « bloquée ». Il n’y a ni révolte, ni tentative de soulèvements : on assiste à l’enlisement des personnages dans un monde d’antan.

Après que Claude Chabrol a eu l’impression d’avoir traité aussi profondément que possible le thème de la femme symbole et arbitre qu’est l’Hélène incarnée par l’ex-femme du réalisateur, Isabelle Huppert est arrivée dans son univers cinématographique. La figure de la marginale qu’elle développe est en contact direct avec son époque : même s’il s’agit parfois de personnages historiques comme la Marie d’Une Affaire de Femmes ou Madame Bovary, leurs caractères, leurs épreuves et leurs fins résonnent comme des échos de la société actuelle. L’apparition de figures selon les époques est incontestable, mais il ne s’agit pas non plus de nier l’individualité de chaque personnage féminin.

Si l’étude de la société est au centre de l’œuvre de Claude Chabrol, on peut noter que la femme est au centre de cette société . Comme nous l’avons vu dans l’analyse des seuils du récit, elle est toujours présentée d’emblée comme telle. Mais elle n’est pas centrale seulement en tant que mère, ou agent de renouvellement des générations, elle est aussi et surtout au centre des rapports sociaux. C’est elle qui choisit l’homme, non l’inverse, et celui-ci en meurt assez souvent.

C’est elle qui organise son existence même si elle n’est pas toujours indépendante financièrement. C’est aussi elle qui lutte, lorsqu’elle est dans le besoin, pour survivre et nourrir sa progéniture. Elle est si indispensable qu’elle tire bien souvent les ficelles des structures narratives : qu’il s’agisse d’A Double Tour, de La Femme Infidèle, du Boucher ou de Madame Bovary, le malheur vient d’elles, de façon plus ou moins voulue, ou plus ou moins consciente.

La femme prend donc bien souvent la figure d’une combattante, y compris, dans une certaine mesure, la femme ordinaire qui cherche à sortir de son quotidien, bien que son rêve soit rendu illusoire par la prégnance de son vide profond. Cependant, chez Claude Chabrol, la lutte n’est jamais réellement politique : la femme ordinaire lutte pour un ailleurs, la bourgeoise lutte pour son bonheur et la marginale pour sa survie psychologique et physique. Elle revendique parfois, mais ne milite pas. La politique n’est d’ailleurs pas vraiment traitée par ces scénarii : on constate les effets des changements politiques ou des régimes sur les personnages , mais on n’en parle pas. Mis à part Les Noces Rouges où le mari de Lucienne, député, est corrompu et Une Affaire de Femmes qui représente le régime de Vichy (et, plus récemment, La Fleur du Mal), on ne parle en effet jamais de politique, et il serait bien difficile de déterminer les opinions personnelles du réalisateur. On peut dire que l’art de Claude Chabrol est un art de constat.

Si on considère souvent que la bourgeoisie est l’apanage de Claude Chabrol, on sous-estime fréquemment la peinture qu’il a faite des autres classes sociales : elle est laborieuse (et dangereuse) dans Les Bonnes Femmes ou La Cérémonie, mais la faute en incombe plutôt aux inégalités de classe et de comportement qu’aux femmes elles-mêmes.

L’univers social est médiocre dans Madame Bovary ou dans Violette Nozière ; il est évidemment aisé dans la « période pompidolienne » ou dans Betty. La peinture d’une même classe est aussi marquée par une évolution, comme en témoigne le grand écart entre les péronnelles des Bonnes Femmes, et les calculatrices de La Cérémonie. Les désirs et les œuvres du réalisateur sont ainsi en accord avec les transformations de la société . L’œuvre de Claude Chabrol n’est pas comparable au Boléro : elle ne se fonde pas toujours sur les mêmes ressorts, change souvent de perspective, de genre, de ton, de rythme, et se renouvelle constamment.

La meilleure preuve de la puissance de la « comédie humaine » de Claude Chabrol, et de sa force satirique, est sa variété, et parfois l’extrémisme des réactions qu’elle a provoquées. Honni par une certaine partie des critiques, adulé par l’autre, le cinéaste déchaîne les passions. On se souvient du scandale, qui avait suivi la sortie des Bonnes Femmes, et des diverses conjectures sur son avenir après quelques échecs commerciaux et critiques. Si le débat cinématographique s’est aujourd’hui, sinon affadi, du moins assagi, les mentalités ont elles aussi évolué. A chaque rediffusion télévisuelle, on retrouve Les Bonnes Femmes dans le rang des chefs-d’œuvre du cinéma français. Les temps changent, tout comme les opinions. Une période historique a ses préoccupations particulières et ses besoins propres : les films de Claude Chabrol, dans leur discours interne et dans leur réception externe, sont marqués par ces transformations successives.

L’intérêt de ses films, et donc le bien-fondé de leur analyse, tient à la volonté du réalisateur d’éviter le réalisme clinique comme la fiction abstraite : son cinéma est celui des apparences, mais celles-ci deviennent, dans l’ordre social, une réalité à part entière. Il a donc banni tout sentimentalisme, toute mièvrerie ou naïveté dans la représentation pour ne conserver que le réel mis en forme. Les mots qui suivent en sont une parfaite explication : « Découvrir une réalité sublime, cela me paraît improbable. J’ai rarement vu des choses sublimes cachées…Evidemment, on peut aussi faire des films d’exaltation. Mais c’est un mauvais service à rendre. Les gens sont prêts à s’en gargariser. Ce qui est beau, c’est montrer l’épine, la couronne d’épines, si vous voulez… » (Entretien avec Claude Chabrol, Télérama, n°635,)

L’œuvre de Claude Chabrol forme donc un tout : bien qu’elle rende compte des différentes évolutions que nous venons d’évoquer, on y trouve une certaine permanence de thèmes comme la lutte morale constitutive de chaque être humain, la mort, le mensonge, l’argent… Tous ces thèmes seraient par ailleurs intéressants à étudier indépendamment : chacun d’entre eux constitue un moteur de l’action et des rapports sociaux. Par exemple, un travail d’analyse développée de l’importance de l’argent dans nos sociétés au travers du miroir chabrolien ne serait pas inutile.

On pourrait ajouter à ces potentielles études l’intérêt que comporterait une étude plus approfondie de chaque période : en effet, il serait judicieux de se pencher sur la représentation de la jeunesse dans les premiers films de Claude Chabrol, en la comparant avec la jeune génération des années 1960. De même, l’image des différents âges de la vie dans l’œuvre du réalisateur serait un sujet particulièrement prolifique. Prendre comme fondement l’étude des vingt-deux films que Stéphane Audran a tournés avec le cinéaste permettrait de mettre en relief l’évolution de son personnage propre selon les différentes époques : car le passage du temps est perceptible physiuement et intellectuellement dans les sociétés filmées comme dans les sociétés réelles. Il serait ainsi intéressant de voir si les personnages incarnés par Stéphane Audran changent en vieillissant.

Il reste aussi à analyser la place de Claude Chabrol dans le cinéma français actuel : si l’on connaît ses premières amours, et son appartenance initiale à la Nouvelle Vague, son œuvre a emprunté depuis bien d’autres chemins. Et les réalisateurs des années 1960 ont prouvé depuis leur extraordinaire diversité. Il conviendrait alors de se pencher sur le système indépendamment des références qu’il a constituées : l’adaptation de Madame Bovary, après avoir été vivement décriée lors de sa sortie, fait aujourd’hui office de référence en la matière. Il serait de même tout à fait fondé de se poser la question de l’influence du cinéaste sur les nouvelles générations de réalisateurs, si influence il y a.

Enfin, Claude Chabrol, étoffant presque tous les ans son œuvre d’un film, nous donne lui même matière à de nouvelles études sur son travail, et nous offre ainsi de nombreuses perspectives en histoire sociale et en histoire des représentations.

Bibliographie

Généralités

1.Claude Chabrol, Et pourtant, je tourne, Paris, Editions Robert Laffont, 1976.
2.Claude Chabrol, Pensées, répliques et anecdotes, Paris, Le Cherche Midi, 2002
3.Claude Chabrol (en collaboration avec F. Guérif), Comment faire un film, Paris, Payot, 2000
4.François Guérif, Conversations avec Claude Chabrol, Un jardin bien à moi, Paris, Denoël, 1989.

Les films de Claude Chabrol

Le Beau Serge (1957), Les Cousins (1958), A Double Tour (1959), Les Bonnes Femmes (1959), Les Biches (1967), La Femme Infidèle (1968), Le Boucher (1969), Que la Bête Meure (1969), Les Noces rouges (1972), Les Innocents aux mains sales (1974), Violette Nozière (1978), Une Affaire de Femmes (1988), Madame Bovary (1990), Betty (1991), La Cérémonie (1995)

1.J. Tulard, Dictionnaire des réalisateurs, Paris, Editions Robert Laffont, 2003
2.Tome 1 Les réalisateurs de J. Tulard
3.Tome 2 Les acteurs de J. Tulard
4. Tome 3 Les films de J. Lourcelles
5. Sous la direction de J.-Loup Passek, Dictionnaire du cinéma, Paris, Larousse, 1995, 2 vol.

Ouvrages généraux sur le cinéma

1.J.-M. Frodon, L’Age moderne du cinéma français, Paris, Flammarion, 1995, 1er vol.
2.J.-P. Jeancolas, Le cinéma français. La Vème République (1958-78), Paris, Stock, 1979
3.M. Martin, Le cinéma français depuis la guerre, Paris, Edilig, 1984
4.R. Pradal, 50 ans de cinéma français, Paris, Nathan, 1996

Sur claude chabrol

1.W. Alexandre, Claude Chabrol, La Traversée des apparences, Paris, Editions du Félin, 2003
2.C. Blanchet, Claude Chabrol, Marseille, Editions Rivages, 1989
3.G. Brancourt, Claude Chabrol, Paris, Seghers, 1971
4.G. Brancourt, « Claude Chabrol » dans La Nouvelle Vague, 25 ans après (sous la direction de J.-L. Douin), Paris, Ed. du Cerf, 1983
5.C. Eliacheff, « Qui est criminelle ? », dans La Fleur du Mal, Paris, Albin Michel, 2003
6.A. S. Labarthe, Claude Chabrol, l’entomologiste, collection vidéo Cinéma de notre temps, 1991
7.J. Magny, Claude Chabrol, Paris, Edition des Cahiers du cinéma, 1987
8.R. Wood et M. Walker, Claude Chabrol, England, Editions Studio Vista, 1970

Sur les actrices

1.J.-L. Douin, Comédiennes aujourd’hui, Paris, Editions P. Lherminier, 1980
2.M. Esposito, Acteurs au travail, Paris, Editions du Monde, 1981
3.B. Lafont, Bernadette Lafont, la fiancée du cinéma, Paris, Editions Olivier Orban, 1978
4.B. Lafont, Le roman de ma vie, Souvenirs, Paris, Flammarion, 1997
5.M. Ruscart, Isabelle vue par…, Quimper, Calligrammes, 1989
6.H.-J. Servat, Vénus de mélos, les belles actrices du cinéma français des années 60, Paris, Editions H. Veyrier, 1987
7.J. Valot et G. Grandmaire, Stars deuxième, Paris, Edilig, 1989

Histoire des femmes

1.C. Bard, Les femmes dans la société française au XXème siècle, Paris, Editions Armand Colin, 2000
2.sous la direction de G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991-92
3.sous la direction de C. Fauré, L’Encyclopédie politique et historique, Paris, PUF, 1997
4.F. Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Paris, ENS Editions, 1998

Ouvrages de psychanalyse

1.E. Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993
2.D. Vasse, Le temps du désir, Paris, Le Seuil, 1969
3.D. Vasse, Inceste et Jalousie, La question de l’homme, Paris, Le Seuil, 1995

Sur la nouvelle vague

1.A.de Baecque, La Nouvelle Vague, Portrait d’une jeunesse, Paris, Flammarion, 1998
2.J. Collet, Le cinéma en question, Paris, Editions du Cerf, 1972
3.J. Douchet, Nouvelle Vague, Paris, Editions Hazan, 1998
4.J.-L. Douin, La Nouvelle Vague, vingt-cinq ans après, Paris, Editions du Cerf, 1983
5.A. S. Labarthe, Essai sur le jeune cinéma français, Paris, Le Terrain Vague, 1960
6.M. Marie, La Nouvelle Vague, Paris, Nathan, 1998
7.J. Siclier, La Nouvelle Vague, Paris, Editions du Cerf, 1961
8.J. Siclier, Nouvelle Vague ?, Paris, Editions du Cerf, 1983

Sur la pensee du cinema et la sémiologie

1.J. Aumont, L’image, Paris, Nathan cinéma, 1999
2.R. Barthes, « Eléments de sémiologie », dans Communication n°4, Paris, Le Seuil, 1964
3.R. Barthes, Essais, Paris, Le Seuil, 1964
4.G. Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983
5.G. Deleuze, L’image-temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985
6.E. Fulchignoni, La civilisation de l’image, Lausanne, Payot, 1972
7.G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972
8.G. Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987
9.M. Joly, L’image et les signes, Paris, Nathan, 2002
10.S. Liandrat-Guigues et J.-L. Leutrat, Penser le cinéma, Paris, Klincksieck Etudes, 2001

Articles de Claude Chabrol

1.« Que ma joie demeure », Cahiers du Cinéma, n°28, novembre 1953
2.« Hitchcock devant le Mal », Cahiers du Cinéma, n°39, octobre 1954
3.« Histoire d’une interview », Cahiers du Cinéma, n°39, octobre 1954
4.« Cine psychopathia sexualis », Cahiers du Cinéma, n°42, décembre 1954
5.« Entretien avec Alfred Hitchcock », Cahiers du Cinéma, n°44, février 1955
6.« Un calvaire », Cahiers du Cinéma, n°44, février 1955
7.« Petits poissons deviendront grands », Cahiers du Cinéma, n°45, mars 1955
8.« Sans tambour ni trompette », Cahiers du Cinéma, n°45, mars 1955
9.« Clé pour la comtesse », Cahiers du Cinéma, n°49, juillet 1955
10.« Les choses sérieuses », Cahiers du Cinéma, n°53, décembre 1955
11.« Evolution du film policier », Cahiers du Cinéma, n°54, noël 1955
12.« Soixante metteurs en scène français », Cahiers du Cinéma, numéro spécial n°71, mai 1957
13.« La peau, l’air et le subconscient », Cahiers du Cinéma, n°83, mai 1958
14.« Les petits sujets », Cahiers du Cinéma, n°100, octobre 1959
15.« Conférence de presse » avec J.-L. Godard, J. Rivette, J. Renoir…,Cahiers du Cinéma, n°199, mars 1968
16.« Avec ses lunettes et son nœud pap’ », Cahiers du Cinéma, n°366, décembre 1984

Articles sur Claude Chabrol

1.C. Beylie, « Clinquant et vérité du jeune cinéma français », Etudes Cinématographiques, n°5, printemps-été 1961
2.J. Collet, « Claude Chabrol », Cahiers du Cinéma, spécial n°138, décembre 1962
3.J.-C. Biette, « Claude Chabrol, l’homme centre », Cahiers du Cinéma, n°323-324, mai 1981
4.S. Toubiana, « Isabelle Huppert : retour à la bien-aimée », Cahiers du Cinéma, n°407-408, mai 1988
5.J. Magny, « Chabrol, l’indépendant de la Nouvelle Vague », Cahiers du Cinéma, n°485, novembre 1994
6.T. Jousse, « Cinq motifs pour Claude Chabrol », Cahiers du Cinéma, n°494, septembre 1995
7.J. Magny, « Claude Chabrol : marxiste tendance Groucho », Cahiers du Cinéma, hors série, 1998
8.J. Magny, « Vingt minutes dans la vie de Claude Chabrol », Cahiers du Cinéma, n°554, février 2001
9.« Chabrol, Cinquantième : Moteur ! », Cahiers du Cinéma, hors série, octobre 1997

Articles classés par films

Le Beau Serge

1.Anonyme, « Le Beau Serge », Lettres Françaises, 11 février 1959
2.J. Carta, « Le Beau Serge », Témoignage Chrétien, 24 février 1959
3.J. Douchet, « Les lunettes d’Ariel », Cahiers du Cinéma, n°93, mars 1959
4.F. Roche, « Le Beau Serge », France-Soir, 17 février 1959
5.E. Rohmer, « Le Beau Serge », Arts, 11 février 1959

Les Cousins

1.Anonyme, « Entretien avec Claude Chabrol », Cahiers du Cinéma, n°138, décembre 1962
2.J. Chastel, « Les Cousins », Combat, 15 mars 1959
3.L. Chauvat, « Les Cousins », Le Figaro, 12 mars 1959
4.J. Domarchi, « Paul ou les ambiguïtés », Cahiers du Cinéma, n°94, avril 1959
5.J. Meillant, « Les Cousins », Radio-Cinéma-Télévision, 1er mai 1960
6.R. Tailleur, « Les Cousins », Lettres Nouvelles, n°5, 1er avril 1959
7.R. Valensi, « Les coulisses des studios », L’Aurore, 11 mars 1959

A Double Tour

1.Anonyme, « A Double Tour », Lettres Françaises, 10 septembre 1959
2.M. Aubrian, « A Double Tour », France-Soir, 4 septembre 1959
3.J. Douchet, « La chronique cinématographique », Arts, 9 décembre 1959
4.F. Gault, « A Double Tour », Le Coopérateur, 19 décembre 1959
5.L. Marcorelles, « Carnaval chabrolien », France-Observateur, 17 décembre 1959
6.L. Marcorelles, « L’artiste en jeune chien », Cahiers du Cinéma, n°103, janvier 1960
7.C.-M. Trémois, « Un jeu déplaisant », Radio-Cinéma-Télévision, 20 décembre 1959

Les Bonnes Femmes

1.Anonyme, « Les Bonnes Femmes à l’ombre de Fellini », Arts, 24 avril 1969
2.J. de Baroncelli, « Les Bonnes Femmes », Le Monde, 26 avril 1960
3.A.Cervoni, « Chabrol de A à Z », France Nouvelle, 17 novembre 1965
4.C. Choublier, « Les Bonnes Femmes », France-Observateur, 28 avril 1960
5.J. Fabre, « Les Bonnes Femmes », Libération, 30 avril 1960
6.H. Magnan, « Celles qu’on épouse pas », Paris-Jour, 26 avril 1960
7.P. Marcabru, « Les Bonnes Femmes », Combat, 26 avril 1960
8.F. Roche, « Les Bonnes Femmes : de quoi fouetter un Chabrol », France-Soir, 27 avril 1960
9.J. Rochereau, « Les Bonnes Femmes », La Croix, 12 mai 1960
10.P. Sengissen, « Les Bonnes Femmes », Radio-Cinéma-Télévision, 8 avril 1960

Les Biches

1.Anonyme, « La fille aux yeux d’or », Lettres Françaises, 28 mars 1968
2.P. B. (sic), « L’argent ne fait pas le malheur », L’Express, 25 mars 1968
3.G. Ch. (sic), « Les Biches », Nouvelles Littéraires, 21 mars 1968
4.H. Chapier, « La poésie des passions singulières », Combat, 21 mars 1968
5.R. Chazal, « Les Biches comme des tigresses », France-Soir, 25 mars 1968
6.M. Garrigou-Lagrange, « Les Biches », France Catholique, 4 avril 1968
7.C. Garson, « Les Biches », L’Aurore, 26 mars 1968
8.P. Mazars, « Les Biches », Le Figaro, 25 mars 1968M. Mohrt, « Liaisons dangereuses », Carrefour, 3 avril 1969
9.R. Quinson, « Entretien », Combat, 14 mars 1968
10.H. Rabine, « Les Biches », La Croix, 4 avril 1968
11.M. Reguilhem, « Extravagantes », La Réforme, 13 avril 1968

La Femme Infidèle

1.Anonyme, « Vers la vérité », France Nouvelle, 22 janvier 1969
2.G. Ch.; (sic), « La Femme Infidèle », Nouvelles Littéraires, 30 janvier 1969
3.R. Chazal, « La femme infidèle mais pas trompeuse », France-Soir, 24 janvier 1969
4.S. Lachize, « Le bonheur au prix du meurtre », L’Humanité, 23 janvier 1969
5.P.Mazars, « La Femme Infidèle », Le Figaro, 25 janvier 1969
6.C.-J. Philippe, « La Femme Infidèle », Télérama, 9 février 1969
7.H. Rabine, « Amours, indices et morgue », La Croix, 6 février 1969
8.M. Vermeulen, « La Femme Infidèle », Le Soir de Bruxelles, 20 février 1969

Que la Bête Meure

1.L. Chauvet, « Que la Bête Meure », Le Figaro, 9 septembre 1969
2.J.-P. Oudart, « Que la bête meure », Cahiers du Cinéma, n°218, mars 1970

Le Boucher

1.J.-P. A. (sic), « Le Boucher », Le Cri du monde, 15 avril 1970
2.Y. Baby, « Le monde dans une goutte d’eau », Le Monde, 21 février 1970
3.H. Chapier, « Le Boucher », Combat, 27 février 1970
4.J. Collet, « Le Boucher », Télérama, 9 août 1970
5.E. Fuzellier, « Le Boucher », L’Education, 9 avril 1970
6.M. Guibert, « Chabrol attaque », Actualités, 5 mars 1970
7.P. Kané, « Dix-huit films français », Cahiers du Cinéma, n°219, avril 1970
8.G. Langlois, « Interview de Claude Chabrol », Lettres Françaises, 11 février 1970
9.J.-C. Tremois, « Le Boucher », Télérama, 22 février 1970

Les Noces Rouges

1.L. de Baroncelli, « Les Noces Rouges », Le Monde, 17 avril 1973
2.M. Flacon, « Chabrol : manière noire et odeur forte », Le Point, 16 avril 1973
3.R. Quinson, « Chabrol célèbre les noces rouges de Michel Piccoli et Stéphane Audran », Combat, 13 février 1973
4.H. Rabine, « Les Noces Rouges », La Croix, 15 avril 1973
5.G. Teisseire, « Ces noces que Chabrol a voulu sanglantes et scandaleuses », L’Aurore, 12 avril 1973
6.C. Tremois, « Les Noces Rouges », Télérama, 3 mars 1973

Les Innocents aux mains sales

1.O. Grand, « Les innocents aux mains sales », L’Aurore, 4 avril 1975
2.F. M. (sic), « Sous l’humour (noir) », L’Humanité, 26 mars 1975
3.M. M. (sic), « Les innocents ? », Le Figaro, 31 mars 1975
4.R. Quinson, « Claude Chabrol présente… », Le Quotidien de Paris, 21 mars 1975
5.H. Rabine, « Le mari, la femme et l’amant…et la mort », La Croix, 5 avril 1975
6.J. Siclier, « Les innocents aux mains sales », Le Monde, 21 mars 1975

Violette Nozière

1.Anonyme, « Violette Nozière », Le Nouvel Observateur, 29 mai 1978
2.C. Boillon, « Violette Nozière », La Croix, 23 mai 1978
3.A. Cervoni, « Violette Nozière », France Nouvelle, 12 juin 1978
4.E. Chaumeton, « Violette Nozière », La Dépêche du Midi, 28 mai 1978
5.F. Gault, « Violette Nozière », Le Coopérateur de France, 1er juillet 1978
6.D. Gillemon, « Violette Nozière », Le Soir, 18 août 1978
7.J.-P. Montespan, « Le drapeau noir flotte sur la marmite cannoise », Minute, 24 mai 1978
8.J. Siclier, « Violette Nozière mythomane », Le Monde, 23 mai 1978

Une Affaire de Femmes

1.C. Cobast, « Une affaire de femmes », L’Ecole libératrice, 8 octobre 1988
2.F. Ducout, « La passion d’Isabelle », L’Evénement du Jeudi, 2 mai 1991
3.A. de Gasperi, « L’Occupation côté cuisine », Le Quotidien de Paris, 22 septembre 1988
4.D. Heymann, « Un grand Chabrol », Le Monde, 4 septembre 1988
5.G. Lefort, « Enfants de Pétain », Libération, 12 septembre 1988
6.J.-L. Macia, « Le crime de Madame L’Ange », La Croix, 22 septembre 1988
7.G. le Morvan, « Tout fait ventre », L’Humanité, 21 septembre 1988
8.G. Pangon, « L’absente », Télérama, 21 septembre 1988
9.A. Riou, « La dernière tentation de Chabrol », Le Nouvel Observateur, 16 septembre 1988
10.D. Toscan du Plantier, « Chabrol-Huppert : un miracle ! », Figaro Magazine, 24 septembre 1988
11.M.-N. Tranchant, « Chabrol : mode d’emploi pour survivre ou mourir », Le Figaro, 21 septembre 1988

Madame Bovary

1.M. Colmant, « Madame Bovary, c’est elle », Libération, 4 avril 1991
2.A. Coppermann, « Madame Bovary : fidèle en image », Les Echos, 3 avril 1991
3.E. Dayde, « Madame Bovary : ce film », 7 à Paris, 3 avril 1991
4.J.-P. Grousset, « Madame Bovary : Huppert sensible », Le Canard enchaîné, 4 avril 1991
5.F. Hauter, « La psychanalyse sauvage d’Isabelle Huppert », Le Figaro, 13 avril 1991
6.J. Magny, « Madame Bovary », Cahiers du Cinéma, n°442, avril 1991
7.M. Pantel, « La gourmande d’amour, de sexe et d’argent », France-Soir, 30 mars 1991
8.J. Siclier, « Isabelle Bovary », Le Monde, 3 avril 1991
9.D. Toscan du Plantier, « Un miracle dénommé Isabelle Huppert », Le Figaro Magazine, 6 avril 1991

Betty

1.A.Andreu, « Chabrolissime », L’Evénement du Jeudi, 20 février 1992
2.C. Baigneres, « Portrait d’une femme », Le Figaro, 19 février 1992
3.A. Coppermann, « Une affaire de drôles de femmes », Les Echos, 19 février 1992
4.I. Danel, « Betty », Télérama, 19 février 1992
5.J.-L. Macia, « Portraits de femmes avec bouteilles », La Croix, 20 février 1992
6.M. Martin, « Des histoires d’alcooliques sous l’œil de Chabrol et de Beauvois », Révolution, 20 février 1992
7.M. Pantel, « Hymne à la femme amorale », France-Soir, 18 février 1992
8.C.-J. Philippe, « Betty, vigilance d’un regard », France-Soir, 29 février 1992
9.J. Roy, « Tout bu or not tout bu », L’Humanité, 19 février 1992
10.D. Toscan du Plantier, « Les femmes de Chabrol », Le Figaro Magazine, 22 février 1992

La Cérémonie

1.Coppermann, « La bonne et la postière », Les Echos, 30 août 1995
2.M. G. (sic), « La Cérémonie », L’Humanité, 30 août 1995
3.I. Girard, « La très bonne Sandrine », L’Evénement du Jeudi, 24 août 1995
4.P. Murat, « La Cérémonie », Télérama, 30 août 1995
5.Ph. R. (sic), « Chabrol bon cru », La Croix, 30 août 1995
6.F. Stauss, « Lesdits commandements », Cahiers du Cinéma, n°494, septembre 1995


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi