Prenez garde à la sainte putain

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Oeuvre réflexive et autocritique de l’enfant prodige du cinéma allemand.

Cet enfant prodige du nouveau cinéma allemand signe ici un film rétrospectif, réflexif et auto-critique. En effet, le scénario du film est l’histoire d’une équipe de tournage qui attend dans un vieil hôtel de luxe, Jeff (le metteur en scène), la star, mais aussi l’argent et le matériel nécessaire pour commencer la réalisation du film. Leur arrivée (très marquée en hélicoptère) provoquera alors une hystérie collective entre les différents protagonistes et finira donc par gêner le début de la réalisation.

Ainsi, le tournage devient très vite le carrefour des différentes intrigues et jalousies amoureuses où règnent sans cesse des malentendus et des tensions liés aux couples et aux groupes qui se font et se défont. Au cour du film, Fassbinder ne drague pas son spectateur, il le malmène de bout en bout comme s’il voulait lui révéler quelque chose de lui-même. Il est possible de concevoir ce film comme le film-clé de la première période de Fassbinder puisqu’ il s’y livre pleinement et qu’il y fait don de son art. Le titre même du film évoque déjà un échange avec le spectateur (Fassbinder le met en garde) car il y dévoile en quelque sorte son intimité. De plus, Thomas Elsaesser expliquera : « La « putain » en question, c’est le cinéma en général et la réalisation de films en particulier » (D’après Thomas Elsaesser, Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, Éditions du Centre Pompidou, 2005).

Le film peut-être analysé d’abord comme faisant partie intégrante de l’œuvre de l’auteur qui révèle ses obsessions, son travail, et dévoile aussi son admiration pour Jean-luc Godard (non pour Douglas Sirk cette fois-ci), tout en s’inscrivant au cœur de l’histoire du cinéma, celui de la modernité. Enfin, nous tenterons d’établir des liens entre ce film et le métafilm, puisque certains éléments se rapprochent et d’autres s’écartent totalement de la mention métafilmique.

Partie 1 : L’auteur et la réflexivité

Tout d’abord, la position d’auteur de Fassbinder surplombe l’objet même de la mise en abyme du cinéma. En effet, Fassbinder ne perd pas de vue ses obsessions cinématographiques tels que le rapport dominant – dominé ou encore le désir entre les individus. La lenteur et la complexité du récit et des nombreux personnages qui sont torturés et destructeurs autant qu’autodestructeurs sont des éléments récurrents de l’ensemble de son oeuvre. Ainsi, dans le film, Jeff n’arrive à créer qu’en détruisant, rappelant alors Fassbinder qui était un boulimique du travail. En effet, ici le réalisateur du film dans le film, semble porté par une énergie incontrôlable.

Fassbinder avait lui aussi une réputation de monstre et de tyran sur les plateaux, cela est clairement illustré par la séquence où le metteur en scène gifle violemment la scripte. Cette séquence de conflit vient tout droit du tournage de Whity, réalisé la même année. Mais la ressemblance entre Jeff et Fassbinder ne s’arrête pas là. En effet, la veste en cuir que porte le réalisateur est celle que Fassbinder avait l’habitude d’avoir sur tous les tournages. Il existe aussi beaucoup d’éléments biographiques communs à Jeff et à Rainer Werner. Le plus évident est celui de la prostitution de leur actrice pour qu’ils puissent tous deux gagner de l’argent et faire des films.

A travers l’histoire d’un tournage, c’est son propre travail que l’auteur observe puisque Prenez garde à la sainte putain est un de ses films les plus autobiographiques. Il dévoile en particulier, avec un réalisme plutôt saisissant, les relations faites de sadisme, de cruauté et d’amour qu’instaure, selon lui, nécessairement le metteur en scène avec son équipe.

Pendant la première partie du film, Fassbinder qui joue Sascha, l’assistant réalisateur vêtu d’un costume blanc prend la place du cinéaste tant qu’il est absent. Ainsi, Fassbinder reprend son rôle de dictateur car il ne fait que hurler. De plus, même lorsque Fassbinder ne prétend pas traiter un sujet politique ou historique comme à son habitude, cette caractéristique est présente grâce au film dans le film. En effet, l’ouverture sur un plan séquence d’un personnage vêtu de noir sur un fond blanc expliquant à un autre personnage invisible, (donc expliquant au spectateur) que le film qui allait être tourné devait dénoncer « la brutalité approuvée par l’Etat ».

De plus, il faut aussi noter la présence de la tendance sado-masochiste concernant les rapports humains, présents dans quasiment tous ses films. Les personnages du film renvoient aux faiblesses de la collectivité à laquelle l’auteur tentait de mettre un frein dans la vie, en abandonnant l’Anti-Theater. Il existe ainsi un plan séquence qui est une sorte de tableau dans le film, sans réel début ni réelle fin, qui est lié à cette collectivité. Le tas de corps qui se caressent les uns les autres peut largement faire penser au Radeau de la méduse de Géricault. En effet, les corps sont disposés les uns, les autres sur un pont de bois qui peut s’assimiler facilement à un radeau puisque la mer vient cogner ce radeau. Fassbinder semble affirmer que toute cette équipe part à la dérive. Ainsi, dans le film, les groupes se forment et se séparent, la vie sentimentale et professionnelle ne possède pas de frontières ; Fassbinder travaille ici clairement sur un cinéma autoréférentiel.

Le cinéaste semble ainsi observer d’un regard froid la communauté ; le film joue en permanence sur l’observation des couples. En effet, tout comme Fassbinder qui réalise ce film pour observer son propre travail et donc sa vie, les membres de l’équipe de tournage ne cessent de s’épier les uns les autres tout au long du film. On passe ainsi d’une histoire à une autre, d’un couple à un autre sans véritable lien logique. Le tournage qui se déroule est donc une sorte de miroir de son travail mais aussi de sa vie puisque les deux étaient intimement liés. Il faut d’ailleurs considérer de plus près la présence de miroirs dans le film et plus généralement dans son œuvre car ils introduisent par là même une observation de soi qui prend encore plus d’importance lorsque le film parle de cinéma. Fassbinder est enfin très moderne dans sa réalisation. Ainsi le spectateur assiste à de multiples reprises à des plans séquences effectuant des panoramiques à 360° dans la salle d’accueil de l’hôtel. Fassbinder semble ici s’assurer de bien faire le tour de son sujet.

Enfin, le film finit avec une citation de Thomas Mann : « Je vous le dis, je suis souvent las d’amour et de représenter ce qui est humain, sans y prendre part moi-même. » Cette citation finale est très importante car elle semble sortir tout droit de la bouche de Fassbinder. En effet, le film se clôt sur le visage de Jeff en gros plan avant d’annoncer cette citation. Le spectateur a alors l’impression que c’est le double de Fassbinder qui avoue ce mal-être. De plus, celui-ci désirait former « une comédie humaine », composée de tous ses films.

Fassbinder avait l’habitude de tourner à une vitesse vertigineuse afin d’être en permanence entouré. Il avait sûrement connu trop souvent la solitude pendant son enfance et avait donc une soif permanente de tendresse et ne craignait jamais d’acheter l’amour de ses proches. Il faut d’ailleurs souligner le titre de son film de 1976 : Je veux seulement qu’on m’aime. Fassbinder disait de lui qu’il avait « l’énergie d’une bombe atomique » et il n’est donc pas étonnant qu’il soit mort si jeune tant il préférait créer que dormir. Godard affirmait d’ailleurs « Comment voulez-vous qu’on ne meurt pas jeune quand on a fait tout seul l’essentiel du nouveau cinéma allemand ».

Partie 2 : Le mépris ou l’hyperfilmicité

Toutefois, Prenez garde à la sainte putain ne repose pas seulement sur l’auteur et son cinéma, il rend aussi hommage à Godard. En effet, l’œuvre de Fassbinder s’est nourrie de la Nouvelle Vague. Non seulement sa troupe s’est inspirée de ce nouveau cinéma, mais bien plus, il a prolongé cet apport nouveau en le systématisant. Prenez garde à la sainte putain, est bien plus qu’un foisonnement de citations, d’emprunts, de pastiches comme on peut le trouver dans ses premiers films. En effet, Fassbinder en tant que cinéaste cinéphile avait coutume de citer les cinéastes dont les préoccupations du moment se rapprochaient des siennes. Il citait un film par toutes sortes de moyens par exemple par l’intermédiaire d’un poster, d’une photo, d’un extrait de film, d’une reconstitution d’une scène, ou encore en modifiant le scénario du film modèle.

Ainsi, Le petit chaos réalisé en 1967 est un film hommage à A bout de souffle de Jean-luc Godard réalisé en 1960. Mais bien plus qu’un film dédié au Mépris, quand Fassbinder réalise Prenez garde à la sainte putain, il réalise également un film réflexif sur le cinéma, sur son cinéma en prenant comme hypofilm le chef d’œuvre de Godard, lui-même grand cinéaste de la citation. Ainsi, bien plus qu’un simple regard sur son propre métier, Fassbinder nous livre un film réalisé à partir d’un hommage à un métafilm. Fassbinder reprend alors la lenteur de Godard et tente de construire un film dans le film à l’ambiance méditerranéenne. En effet, même si le film tourné n’est plus L’Odyssée, mais La villa des mystères, que l’action ne se déroule plus à Capri mais à Pompéi, Fassbinder tente tout de même de rester dans la continuité de son maître.

L’auteur n’a pas réalisé ici qu’un simple film réflexif, il invoque aussi Godard en réalisant semble-t-il sa propre version du Mépris, « le métafilm de critique » (D’après Hollywood à l’écran, Marc Cérisuelo, L’œil vivant, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000). Fassbinder s’intègre alors dans la filiation d’un des fondateurs de la nouvelle vague, et par là–même contribue à l’Histoire du cinéma. Ainsi, le film de Godard dévoilait la prise de conscience de la fin d’une époque (celle des majors) et s’interrogeait sur le devenir même du cinéma. Ce film réflexif semble être une réponse explicite en écho aux questionnements du devenir de l’Histoire du cinéma en 1963. En effet, à cette époque, les préoccupations étaient liées à ce qui allait advenir du septième art avec la fin des studios. Le Mépris était donc le film qui effectuait une transition entre le cinéma classique et le cinéma de la modernité, mais en huit ans le cinéma moderne a fait ses preuves.

En effet, le cinéma d’auteur s’était imposé royalement dans cette décennie ; cela se traduit par exemple par l’absence totale de producteur dans le film de Fassbinder. Le film sur le cinéma ne tourne plus autour du dinosaure des studios hollywoodiens car c’est au contraire un jeune acteur qui a pris la place du maître sur le plateau. Cette importance de la star est ainsi présente au regard des différences liées à l’hyperfilmicité. En effet, dans le film de Godard, ce-dernier joue l’assistant de Fritz Lang, de la même manière Fassbinder joue dans son film l’assistant de Jeff (Lou Castel).

Dans le Mépris l’ancien régime cinématographique cohabitait avec le nouveau ; chez Fassbinder l’ancien régime semble avoir totalement disparu. L’auteur succède au producteur et la star au réalisateur. Mais il faut noter des différences entre les deux films comme l’inversion des sexes par exemple. En effet, la star n’est plus une femme (en l’occurrence Brigitte Bardot), mais un homme (Eddie Constantine) qui pourrait être un personnage d’Asphaville (comme le remarque Yann Lardeau in Rainer Werner Fassbinder, Yann Lardeau, les cahiers du cinéma collection « Auteur ») . D’ailleurs, l’histoire du tournage fonctionne sur la gifle que le comédien n’est pas capable de donner à l’actrice (Hanna Schygulla), scène qui existait déjà dans Asphaville. De plus, tout comme Brigitte Bardot, Hanna Schygulla, (l’actrice de Fassbinder) a aussi le droit à une scène de nu sur un lit, mais cette fois-ci elle se situe à la fin du film. Cette scène est filmée avec un miroir derrière, comme pour mieux souligner sa source d’inspiration.

Partie 3 : La mention métafilmique

Enfin, ce film ne peut pas entrer dans la catégorie des métafilms car même si certains éléments peuvent s’en rapprocher, d’autres y sont totalement absents. En effet, la proposition d’un constat sur l’évolution du cinéma à une époque donnée, la connaissance précise du milieu cinématographique sont des éléments métafilmiques. D’ailleurs tous les rapprochements entre le film et la vie de cette troupe de cinéma, ainsi que les mouvements de caméra donne un aspect documentaire au film.

Comme Fassbinder rejette l’héritage Hollywoodien, le classicisme narratif et rompt avec les habitudes du public, son ultra-réalisme brut procure au spectateur une connaissance, quasi-documentaire ; mais elle semble reposer uniquement sur le cinéma de Fassbinder. Il faut aussi noter qu’Eddie Constantine apparaît comme une présence réelle, non pas comme une « guest-star ». Ces présences réelles sont souvent récurrentes dans les métafilms. Ici, ce n’est pas le réalisateur (Fritz Lang dans le Mépris, Chaplin et Vidor dans Show People par exemple), mais l’acteur qui est la « présence réelle », étayant ainsi notre thèse sur l’évolution du cinéma indiquée plus haut.

De plus, cette équipe de tournage ne ressemble pas vraiment à une troupe bien ordonnée comme on peut trouver dans La nuit Américaine de François Truffaut, par exemple. Le spectateur apprend au fur et à mesure (par leur interpellation) quel est le rôle de chacun dans la réalisation du film (même si nous ne les voyons pas forcément à l’œuvre). C’est réellement une fois que nous avons découvert tous les personnages qu’une partie du matériel cinématographique est déballée dans l’espace assez restreint du bar, des fauteuils de l’accueil de l’hôtel. Il n’y a bien que les séquences du bord de mer qui permettent au spectateur de respirer, de cette ambiance étouffante de l’hôtel.

Enfin, bien qu’il existe des agents de la production, une présence réelle, une conscience de l’Histoire du cinéma et un film tourné qui reste inachevé comme dans beaucoup de métafilms, il existe aussi d’autres ingrédients propres au métafilm qui y sont résolument absents. Ainsi, il n’y a pas de trame narrative stricte. En effet, le film nous décrit plus une attente permanente qu’une équipe de tournage entrain de travailler. Les séquences de tournage sont plutôt courtes, il n’y a aucun moment de projection et Fassbinder ne nous montre pas non plus deux conceptions opposées du septième art. En effet, Fassbinder désire juste montrer le quotidien d’un cinéaste et de son équipe. Il faut d’ailleurs noter que l’auteur a l’habitude de s’intéresser aux groupes marginaux et défavorisés, son regard sur le cinéma paraît être de même nature.

Selon Fassbinder, le cinéma est toujours un miroir au double reflet, où l’individu est pris dans le regard de l’autre. Prenez garde à la sainte putain n’est pas son film le plus personnel. En effet, la critique semble unanime pour affirmer que l’année des treize lunes est la plus biographique des œuvres de Fassbinder. Cependant, en 1981, Fassbinder avoue que Prenez Garde à la sainte putain est en tête de ses dix meilleurs films, qu’il passe avant l’année des treize lunes, Despair, et même son plus grand succès Le mariage de Maria Braun (qui n’arrive qu’en neuvième position, « les films libèrent la tête » selon Rainer Werner Fassbinder). De même, Fassbinder se considère être le meilleur réalisateur du nouveau cinéma allemand. Nous pouvons donc affirmer par ces deux sources que Prenez garde à la sainte putain est, selon Fassbinder, le meilleur film du meilleur metteur en scène de la nouvelle vague allemande.

Conclusion

En définitive, ce film qui pose un regard sur son propre cinéma n’oublie pas pour autant de regarder le passé, d’analyser le présent et de penser l’avenir du cinéma. Bien plus qu’un film réflexif, Prenez garde à la sainte putain parle du cinéma à travers le prisme d’un métafilm. En partant du Mépris, Fassbinder s’inscrit dans l’histoire du cinéma en avançant une théorie et une critique sur l’avancée de cette histoire. En effet, le film ne montre plus le relais du cinéma classique au cinéma moderne mais celui du cinéma moderne au cinéma moderne.

A l’image du film empruntant comme hypofilm un métafilm, Fassbinder se déclare descendant de Godard en inversé, ainsi il affirmera à plusieurs reprises : « le cinéma, dit Godard, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde. Le cinéma, je le dis, c’est le mensonge, vingt-cinq fois par seconde » (D’après Fassbinder, les films libèrent la tête). Le cinéaste qui fut donc à l’origine de la nouvelle vague allemande est un auteur maniériste dont l’univers formel est principalement composé d’emprunt. Cela est magnifiquement mis en valeur lorsqu’il s’attache à retranscrire l’univers du cinéma. Ainsi, Juliane Lorenz, sa dernière femme expliquait : « sans Godard et le cinéma américain, je pense qu’il n’aurait pas fait de films » (D’après Rainer Werner Fassbinder, Yann Lardeau, les cahiers du cinéma collection « Auteur »).

Titre original : Warnung vor einer heiligen Nutte

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Durée : 103 mn


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