Ragtime

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Une fresque épique, grandiose et tragique. En version restaurée.

Ragtime ressort en salles en version restaurée, grâce à la ténacité de Lost Films, société de distribution qui a déterré ce chef d’œuvre méconnu depuis les oubliettes où on l’avait laissé dès sa sortie en 1981. Le travail de restauration, fascinant et subtil, permet aux spectateurs d’aujourd’hui, de plus en plus exigeants en matière de précision sonore et visuelle, d’apprécier au mieux ce spectacle splendide sur une Amérique étrangement très proche de celle de 2019.

Milos Forman est tchèque ; après quelques films sur ses terres natales, il s’expatrie aux États-Unis et y compose des oeuvres magistrales et formidablement écrites, dont Vol au-dessus d’un nid de coucou, Oscar du meilleur film en 1976. Un an plus, tard, Forman est naturalisé américain. Cet immigré devenu un américain « comme les autres » porte un double regard sur son pays adoptif : un regard certes émerveillé, un regard de cinéaste totalement inspiré par la multitude, qu’il filme dans ce qu’elle a d’énergique, plein de vitalité. Mais un regard pleinement conscient et critique sur un système dominé par l’entertainment et les grands mythes fondateurs à l’instar de la fameuse « Amérique aux Américains ». Il problématise son nouveau pays en révélant un paradoxe fou : USA, terre promise, terre d’accueil, terre vierge ; USA, terrain vague où s’entretuent grands et petits, dominants et dominés. Avec Ragtime, Forman confronte le racisme systémique à travers une fresque romanesque, où se croisent des destinées héroïques, s’entremêlent des intrigues, se perdent puis se retrouvent des personnages polymorphes. Adapté du roman homonyme de E.L. Doctorow paru en 1975, lui-même inspiré du mythique Michael Kolhaas écrit par Heinrich Von Kleist, Ragtime hérite de la mythologie son appétit pour le grandiose, l’immense, l’impossible : les élans tragiques de chaque personnage, qui aspirent tous à quelque chose de plus grand, constituent la moelle de ce récit où s’enchevêtrent des sentiments contradictoires, des ascensions dangereuses, des trahisons terribles. Un film qui rappelle Claude Lelouch dans sa manière si intense de traverser l’existence et les vies de ses héros, qui alterne entre l’infiniment petit – un homme énamouré et timide suit une femme dans la rue – jusqu’à l’infiniment grand – une prise d’otage à la dynamite pour réparer une humiliation. Des personnages sans cesse en mutation, qui se rencontrent, se manquent, se quittent, mais fidèles à leurs ambitions, dans un monde sclérosé qui appelle à la colère, la vengeance, la révolte.

 

 

New York, 1906. Les actualités sont désormais cinématographiques, muettes et accompagnées au piano, comme une douce mélodie qui relate les faits divers du moment – un magazine à scandales de l’époque pourrait-on dire. Trahisons, succès, phénomènes, on y voit Houdini et ses numéros de prestige, puis un procès sensationnel d’un bourgeois douteux assassin d’un architecte mondain. Au cœur du scandale, une femme, muse-maîtresse des artistes et des puissants de la haute société new-yorkaise – la comédie de mœurs typique. Pendant plus d’une heure, le cinéaste contemple ces petits scandales de quartier : que ce soit le procès très médiatisé d’Henry K. Thaw, ou la dispute entre un artiste et sa femme en plein quartier juif, les récits, plutôt joyeux et rythmés, comme un concert de ragtime, s’enchaînent et dansent ensemble. Une petite société de personnages se compose donc, sous le regard d’un pianiste noir plutôt en retrait ; il accompagne les actualités, muet comme elles, fumant lentement son cigare, attentif et sur ses gardes. Coalhouse Walker Jr. est un pianiste de ragtime, nouveauté musicale de la communauté afro-américaine, né autour de 1890 et ancêtre du jazz. Des rythmes dansants, que Milos Forman intègre à son montage comme des pauses divertissantes, mais qu’il prend un malin plaisir à casser systématiquement par des raccords brutaux. En plein milieu d’un air léger et emporté, la musique se coupe net, succédée de l’annonce terrible de la morte de Sarah, la femme de Coalhouse, qu’il doit épouser sous peu. Celui qui venait de se réconcilier avec la mère de son fils à peine né décide alors de se venger ; en cause, une humiliation raciste – classique encore aujourd’hui – dont il a été victime et à cause de laquelle la fragile Sarah est morte, tabassée par des policiers alors même qu’elle essayait de faire entendre l’injustice dont était victime son mari. Bafoué dans sa dignité, meurtri dans son amour, Coalhouse a tout du héros mythique ; à la manière des grands hommes grecs, le menton haut, le regard dur, toujours déterminé, il se lance dans un commando exceptionnel, accompagné de quelques amis cagoulés, et prend en otage une bibliothèque, trésor national de la ville de New-York.

 

 

Jusqu’alors tantôt muet, tantôt conciliant avec ses garants, riches blancs plutôt réticents, ayant recueilli son bébé et protégé son épouse, Coalhouse élève la voix, avec intelligence, respect, noblesse. Quand sa voiture est souillée par une bande de pompiers grossiers et racistes : sans jamais s’abaisser, le pianiste utilise tous les moyens en son pouvoir pour réparer l’injustice mais rien n’y fait, tous autour de lui le somment de ravaler son honneur. Alors, il devient héros ; il se fraie un chemin dans la fiction et centralise l’attention, se bat pour obtenir une place : tous autour de lui doivent prendre parti, le beau-frère s’engage à ses côtés, l’épouse du patron recueille son bébé… Coalhouse mène avec stratégie une vendetta aux allures de guérilla, avec comme objectif inchangé, la réparation de l’affront. Jusqu’à ce que Booker T. Washington, militant noir-américain, favorable à une paix entre Noirs et Blancs à l’heure où l’esclavage remontait tout juste à quatre décennies, juge sa conduite outrageante : ici, deux visions de la société s’affrontent. L’une, qui pense que la paix – ici, entre Noirs et Blancs – est le marqueur de santé d’une société ; l’autre, jugeant la première comme un nouvel esclavage, qui préconise la liberté et ne rejette pas la violence comme moyen d’y accéder. Cela rappelle le grand dialogue entre un activiste noir et un bourgeois blanc dans Tell me lies de Peter Brook (1968) : Forman n’hésite pas à tutoyer le contemporain, au travers d’un film d’époque en costumes. D’ailleurs, son récit lui-même est daté ; en effet, 1906 sonne historiquement la fin du ragtime,  déjà en mutation. En choisissant de traiter la fin d’une période, Milos Forman traite la fin d’un monde, ce moment d’inconscience collective avant un basculement. L’écart se creuse entre ceux qui crient à la paix par le spectacle, et ceux qui meurent pour la liberté, pour se retrouver dans une vulgaire liste de faits divers le lendemain.

 

 

Coalhouse est un grand héros de la liberté, et sa détermination à ne jamais baisser les yeux, à vivre droit et toujours aimer font de lui la figure de proue de l’Amérique que rêve Forman – lui, l’immigré, l’allié des exclus, des rejetons, qui met son statut de cinéaste blanc reconnu au service d’un combat politique, idéologique et esthétique. Sa façon de regarder Howard E. Rollins Jr., les mots qu’il met dans sa bouche, le regard qu’il pose sur lui, en font un ami et un fidèle de ce révolté. Forman crie la liberté, celle pour laquelle on se bat, et danse celle qui n’en est pas une, celle de Evelyn Nesbit, muse du début de siècle, qui virevolte dans sa maison de poupée aux bras de son amant ; cette danse, ironique et cynique, entoure le film et fait de l’Amérique un symbole. Celui d’une société de privilégiés, aux histoires certes passionnantes, romanesques, mais condamnées par le XXe siècle qui sonne l’arrivée du showtime, des médias comme pouvoir écrasant, de l’argent comme nerf de la guerre et opium du peuple. En témoigne la dernière image, macabre, du magicien Houdini, pendu par les pieds, sous un drapeau américain flottant au vent : certains y voient la magie du spectacle, d’autres le masque qui cache le Ku Klux Klan et ses victimes par centaines, à qui ils réservaiernt les même sort…… Houdini, Evelyn Nesbit, c’est l’Amérique que Forman refuse mais qui est là, celle que l’on regarde, peint, sculpte ou filme ; celle de Coalhouse Walker Jr., c’est celle qui se bat, qui veut être entendu quand elle crie, réparée quand elle est bafouée, remerciée quand elle fait justice. Quand Coalhouse tombe à terre, Houdini est suspendu en l’air ; par ces deux images, le cinéaste met en scène un dialogue d’une simplicité belle et noire. Toujours dans la surprise, ce grand récit épique mais tout aussi bien lyrique s’engouffre dans des zones inattendues, avec une intégrité, une droiture, une fidélité à ses personnages qui lui ressemblent. A l’inverse des blockbusters d’aujourd’hui qui soulignent leurs effets visuels et scénaristiques au marqueur, et par là les appauvrissent, qui obéissent docilement à ce qu’il est attendu de faire et de voir, Ragtime porte un regard conscient et consciencieux sur des vies, des choix et des aventures éclatées, il prend le même soin à raconter l’ennui bourgeois d’une starlette que la colère de « ceux qui ne sont rien » (dixit le Président Emmanuel Macron), non sans une amertume qui nous rappelle que rien n’est jamais acquis à l’homme.

Titre original : Ragtime

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Durée : 155 mn


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