L’odyssée sauvage
Sur une plage de Vénétie, une procession accompagne la jeune Agata (Celeste Cescutti) au cours du rituel de bénédiction de son futur enfant. Recouverte d’un abondant voile blanc, une entaille est faite dans le creux de sa main tandis qu’elle s’avance jusqu’aux premiers afflux de la mer. Le sang se dissipe peu à peu dans la moire des flots, le sort de sa descendance en est jeté. Mais le grondement des dieux ne tarde pas à se faire entendre. En effet, lors de l’accouchement, c’est avec stupeur qu’Agata découvre son bébé mort-né, condamné de fait à errer dans les limbes. Avec ce premier long métrage, présenté à la semaine de la critique au festival de Cannes 2021, Laura Samani cristallise ses instincts de cinéaste à travers le récit de l’émancipation d’une jeune femme engagée dans un long périple vers un sanctuaire censé conférer à sa petite fille défunte un dernier souffle, le temps du baptême, et libérer ainsi son âme des affres de la purgation. À travers cette errance symbolique de la mère et de l’enfant, la réalisatrice s’empare d’un espace-temps déterminé, l’Italie en l’an 1900, où le récit oscille sans cesse entre réalisme social, drame individuel, conte initiatique et récit mythologique. Cette volonté de pénétrer le réel et ses croyances passe par l’usage d’une caméra portée qui investit le territoire et ses nombreux paysages en accompagnant la marche plus qu’elle ne la décrit. Reposant sur la structure classique du récit d’aventure, le voyage transcendantal d’Agata se ponctue de diverses péripéties qui, symboliquement, l’engagent à prendre conscience de sa condition de femme au sein d’un monde capitonné par les illusions d’ordre social et spirituel. C’est aux réticences de sa propre communauté qu’elle doit premièrement faire face au départ de son voyage, avant de se confronter par la suite aux nombreux obstacles générés par l’avidité des hommes et le déni de sa légitimité d’entreprendre cette odyssée salvatrice.
Le seuil et l’interstice
La trajectoire qui enclave le récit de Piccolo corpo procède au franchissement successif de seuils symboliques où s’exprime une coexistence des antagonistes. Il s’agit pour Laura Samani de creuser l’interstice où se déploient des tentatives d’unification de ce qui a priori s’oppose par nature. On 1 passe ainsi de la mer à la montagne en passant par la forêt à travers la percée symbolique et fédératrice d’un territoire encore morcelé par les cultures et les communautés et où le langage se distille en différents dialectes, frioulan et vénète en l’occurrence, plutôt qu’en système universel. De la même manière, le récit se structure autour de plages interstitielles où l’indétermination prend le pas sur les postulats de la réalité. Cette question de l’entre-deux se joue au niveau des rapports entre la réalisme historique et le réalisme magique, entre le profane et le sacré, entre la communauté et l’individu, entre le corps et l’âme, entre la vie et la mort, et enfin entre les hommes et les femmes à travers le personnage de Lynx (Ondina Quadri) dont l’androgynie concrétise cet appel de la coïncidence des contraires. Cet état d’incertitude participe à la volonté de réintégrer la matière du monde par-delà les présupposés historiques et religieux d’une Italie fragmentée par les communautés et les croyances. L’intervalle ouvre ainsi la possibilité de créer d’autres manières de penser le monde, en témoigne la nécessité pour les protagonistes de nommer les choses afin d’en confirmer l’existence terrestre. Le geste unificateur de la réalisatrice passe par un retour à la terre primordiale qui constitue en fin de compte, l’essentiel du voyage d’Agata. De cette manière, le pivot du film se trouve certainement dans la traversée de la montage où se concrétise le mouvement de réintégration des êtres à la matérialité du monde. Pénétrer la montagne, c’est une manière de retrouver le cocon matriciel de la terre originelle dont la ressortie procède au passage de l’obscurité (ou de l’obscurantisme) à la lumière telle une renaissance. Cependant, si l’appel à la nuance introduit la possibilité de rompre l’emprise des idées toutes faites, c’est probablement cette même indétermination qui, au-delà du geste politique qu’elle constitue, précipite le film dans ses défauts les plus flagrants. En effet, le paradoxe de Piccolo corpo réside dans cette volonté de creuser à même l’écorce du monde tout en demeurant sans cesse à la surface du récit dont la linéarité étouffe davantage l’intrigue qu’elle n’accompagne son discours. L’effleurement des genres et non leur mélange de façon homogène engendre en fin de compte un équilibre instable et protéiforme qui défait l’horizon d’attente à mesure que le film avance. À cela, s’ajoute une structure en acte où les péripéties s’enchaînent sans véritables enjeux ni conflits pour les personnages, laissant inévitablement le spectateur à distance. Il en résulte un sentiment d’incomplétude où l’ancrage dans le défilé des paysages échoue par la courte durée du film au vu du long voyage que constitue la quête des protagonistes. En somme, la mort prématurée d’Agata qui ne parvient pas à trancher entre l’espoir et le renoncement, est elle-même révélatrice des faiblesses de ce premier long-métrage qui s’interrompt aux premières lueurs du mystère qu’il nous avait pourtant promis d’entrevoir.
Une affaire de corps
Le véritable geste politique dont témoigne Piccolo corpo, au-delà du symbolisme de certains de ses leviers scénaristiques, se trouve probablement dans la manière dont Laura Samani transcrit le mouvement des corps à l’écran. Tout dans le parcours d’Agata semble systématiquement être une affaire de corps. Il s’agit premièrement de libérer la chair de son enfant défunt dont l’âme se retrouve prise indéfiniment entre la vie et la mort. La question du corps et de son intégrité constitue ainsi l’impulsion initiale du récit. Suite à cela, c’est la manière dont le corps d’Agata va se confronter aux réalités du monde qui constitue l’attrait prioritaire du film. Rares sont les plans où Agata ne figure pas à l’écran. Elle est un corps qui insiste, qui impose sa présence dans le cadre et dont le mouvement caractéristique s’oppose à la fixité des dogmes et des croyances qui enserrent les territoires qu’elle traverse. Son émancipation en tant qu’individu et plus spécifiquement en tant que femme contrainte par des présupposés de genre passe par le motif de la marche, faisant d’elle une force qui va telle une figure de liberté. Ce mouvement persistant qui définit sa manière de prendre place au sein du monde renforce sa présence en tant que corps de résistance face à l’inertie du corps informe et phagocytaire des communautés qu’elle rencontre, toutes semblables, sans visage et dépourvues d’élan fédérateur. Ces dernières sont d’ailleurs en proie à une volonté de capitalisation des corps, en témoigne la capture d’Agata visant à lui soutirer son lait maternel ou encore la coupe de ses cheveux en acquittement des soins prodigués par le petit groupe de femmes à la fin du film. Sans doute que le véritable apport esthétique et politique de ce premier long-métrage, au-delà des faiblesses apparentes de son scénario, se concentre dans la manière dont Laura Samani se sert de la caméra comme d’un instrument de déprise face à l’obscurantisme. Sa caméra portée se faufile dans cette réalité de manière frontale, elle tourne sans cesse autour d’Agata, faisant ainsi cohabiter dans le même mouvement d’appareil la manière dont elle perçoit le monde et la manière dont le monde la reçoit : un corps étranger qui tente de trouver sa place. Une prise de parti esthétique qui laisse entrevoir de belles choses à venir.