Much Loved

Article écrit par

Sans concession mais avec une vraie délicatesse, Nabil Ayouch esquisse le portrait d´une société marocaine malade. Ode aux libertés mordante et admirablement interprétée.

Noha, Soukaina et Randa vivent d’amours tarifés – unique moyen pour elles de survivre. Sous la houlette de maquerelles, les trois jeunes femmes vendent leurs corps à des hommes de tous bords : touristes, Marocains et autres Saoudiens. Bien qu’indépendantes, celles-ci restent néanmoins soumises à la sournoiserie d’une société patriarcale niant et refusant d’assumer leur existence. Employant cette sexualité comme un révélateur, Nabil Ayouch évoque sans détour l’identité sexuelle, la condition des femmes et la corruption à tous les étages du Maroc.

Sans doute faut-il appréhender Much Loved en tant que stratification d’une oppression. Car pour ses héroïnes, recoins et anfractuosités du long métrage sont autant d’espaces polarisés par l’asservissement. À tel point que même si le simulacre de bacchanale ouvrant le film de Nabil Ayouch apparaît peut-être au spectateur comme l’un des points culminants de cette vie de sujétion, les moments plus intimes – là où il aurait habituellement été possible de fantasmer l’évasion – s’avèrent eux aussi le théâtre d’une soumission plus ou moins nette. Dans l’appartement des trois jeunes femmes, dans la voiture les conduisant vers l’inéluctable, chaque sinuosité confine à la promesse d’un étouffement prochain. Mais ce contexte n’empêche pas les trois – et bientôt quatre – amies, galvanisées par un optimisme indéfectible, de se stabiliser malgré l’horizon cafardeux. C’est que le moindre interstice laissant filtrer un tant soit peu de lumière se traduit pour elles par l’espoir d’une liberté retrouvée. Embrassant les corps et les âmes meurtris avec délicatesse et sans jamais juger, Nabil Ayouch prend la mesure de cette félicité inébranlable par delà l’étouffement. Dans leur carrosse de fer s’élançant dans le silence de la nuit, ces princesses damnées vivent les quelques minutes les séparant de l’emprise fallacieusement bienveillante des hommes comme une extase. C’est Charlotte dans Lost in Translation jetant un regard candide sur les lumières spectrales de Tokyo endormie – là où tout semble alors possible.

Nabil Ayouch ne minimise ni n’accentue jamais la douleur du trio, et rappelle que rien ne devrait permettre de les différencier intrinsèquement, ou de les hiérarchiser vis à vis des autres êtres. Leur conscience de la nature humaine et leur rapport à la réalité, cette vérité intolérable que tout le monde préfère ignorer, leur donne même en un sens l’avantage de percevoir l’affranchissement qu’occulte l’assujettissement ambiant. Seul moyen de survie, la sexualité est ainsi paradoxalement pour elles l’unique moyen d’accéder à une forme d’indépendance, de s’affranchir du religieux, du conservatisme et du patriarcal. Pour autant, le Maroc de Much Loved s’apparente à un monde "sans femmes", un espace où le féminin ne représente qu’une interface pour l’homme, et dont l’existence en tant qu’individu est niée. La prostituée, perçue par le tout venant comme archétype de l’immoralité, concentre de cette manière tous les attributs de la servitude. Une façon pour Ayouch de dénoncer la corruption sous toutes ses formes (police, justice…), utilisant ainsi la sexualité comme la caisse des résonances des pathologies de la société marocaine.

Interdit par la censure dans son pays natal, Much Loved ne s’aventure pourtant à aucun moment – ou presque – dans le voyeurisme. Rien n’est gratuit, et tout concoure à représenter une réalité refoulée. Même si force est de constater que rarement film arabe aura traité la question de la sexualité de manière aussi frontale. Sans tourner à la formule, les scènes de sexe se révèlent crues, au même titre que certains propos des protagonistes. Mais toutes ces séquences sont là pour révéler la sexualité en tant que vecteur d’une domination protéiforme. Domination à laquelle il n’est possible d’échapper, pour les quatre jeunes femmes, qu’à travers la tendresse et la solidarité. Pour Nabil Ayouch, rires et douceur sont probablement les seuls remèdes pour contrer l’hypocrisie de la société. Les propos de son film dépeignent d’ailleurs avant tout une carence de sentiments, d’amour désintéressé. Toutes ces jeunes femmes, pour la plupart bannies par leurs proches – honteux qu’ils sont à l’idée de souffrir des on dit et du regard d’autrui -, sont comme des âmes en peine à la recherche d’un équilibre affectif. Difficile de faire plus parlant que ces plans où les jeunes femmes – superbement interprétées – s’agrègent les unes les autres, apaisées par un amour retrouvé bien que fugace. De même que le mutisme rieur et débonnaire de leur chauffeur Saïd, impassible mais protecteur.

Alternant longues séquences en intérieur et scènes d’attente où la liberté tant espérée affleure, Much Loved dénonce et libère en un mouvement cathartique une réalité inhibée. Si l’articulation scénaristique n’est pas sans quelques scories dans sa deuxième moitié, le film de Nabil Ayouch demeure un manifeste habile doublé d’un hymne à la Liberté. Regrettable, à l’heure où les salles de cinéma ferment les unes après les autres à Marrakech, que celui-ci ait suscité au Maroc tant de crispations et réactions virulentes.

Titre original : Much Loved

Réalisateur :

Acteurs : ,

Année :

Genre :

Durée : 104 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…