Depuis sa découverte avec Element of a crime (1984), le réalisateur danois intrigue, divise, énerve… En tous les cas, il laisse rarement indifférent. Si son talent de metteur en scène est une évidence, celui-ci se noie parfois trop dans une provocation, pas nécessairement gratuite, mais qui tend trop souvent à une mise à l’épreuve systématique du spectateur, au détriment du film. Mettant en parallèle un mariage subi et l’anéantissement de la planète, Melancholia apparaît comme un film, certes désespéré, mais étrangement apaisé. Paradoxalement, c’est avec l’une de ses histoires les plus grandiloquentes que Von Trier se fait le plus humain.
Je t’aime mélancolie ?
La mélancolie du titre est double. Il s’agit à la fois du personnage de Justine (magnifique Kirsten Dunst, prix d’interprétation à Cannes) empêtrée dans une robe et un mariage qu’elle semble ne pas avoir choisi et d’une planète qui s’approche dangereusement de la Terre et menace de la détruire. Ainsi ces deux mélancolies s’attirent et se répondent. L’absence de désir, le désintérêt de la vie de Justine s’incarne alors directement à l’écran de la manière la plus littérale qui soit. Après avoir sabordé son mariage, la mélancolique en appelle incidemment à la fin de toute vie sur Terre.
Au-delà de la seule exploration et mise en scène de la mélancolie – que, comme tout bon romantique contemporain, Lars Von Trier avoue, un peu complaisamment, subir – le film montre au moins autant cet état maladif qu’un entravement général du personnage de Justine. Plus que l’absence de désir, ce qui marque chez elle, c’est sa soumission aux volontés des autres, celles de Claire en particulier, sa sœur élégante et sobre pour qui rien n’importe tant que le respect des convenances. Ainsi s’opposent dans la première partie, la clinquance d’un grand mariage aux sourires dentifrice et l’attitude anti-solennelle de Justine relayée par la vivacité d’une caméra portée – on se souvient évidemment des histoires de famille de Festen de Thomas Vinterberg (1998). Dans la vaste demeure de Claire et John, le mariage apparaît comme un passage obligé, réglé à la minute, où le sentiment et la personne n’ont finalement pas leur place. Le couple incarné par Charlotte Gainsbourg et Kiefer Sutherland offre dans la première partie du film une vision très administrative de la vie. Le mariage y est une affaire de devoir : sourire, découper le gâteau, baiser… Tout un chemin de croix que reprend pas à pas le film tels des passages obligés qu’il faut se résoudre à prendre. Avec le sourire toujours. Ce que, malgré une bonne volonté évidente, Justine ne peut admettre.
Ce sont des visions de la vie, deux destins proches (des sœurs) qui s’opposent. L’égoïsme prétendu de l’une (Justine) ne fait que répondre à celui de l’autre (Claire). Même dans la mort Claire veut imposer son carcan solennel en buvant du vin sur la terrasse en écoutant du Beethov’, s’exposant à l’ironie de Justine. « Sometimes I hate you so much Justine » (« Parfois je te déteste tellement Justine ») lui répond-elle. Phrase clef qui revient à plusieurs reprises dans le film, assénée chaque fois que Justine ne se montre pas obéissante et scellant chaque fois plus son destin de mélancolique.
La planète comme opéra
La mélancolie maladive de Justine, son humeur – le terme même de mélancolie signifiant « bile noire » en grec – palpable dans la première partie, explose littéralement dans la seconde. Le chapitrage habituel des films de Von Trier cède ici la place à une structure, certes brève, mais véritablement opératique : prologue, acte I, acte II. Sublime morceau de cinéma, le prologue condense en lui tout le film. Comme l’ouverture d’un opéra, il expose les thèmes et la couleur générale. Le réalisateur l’accompagne d’ailleurs de l’ouverture de Tristan und Isolde de Wagner qui sera le leitmotiv du film. Ainsi, les images symboliques du prologue seront rejouées ensuite de manière plus littérale. Dépassant l’aspect cryptique d’Antichrist – qui s’ouvrait lui-même par un prologue en rupture esthétique assez forte avec le reste du film – Von Trier y donne toutes les clefs du film. On y voit Justine s’enfuyant en robe de mariée, se faisant littéralement happer par les plantes du jardin, puis dérivant au fil de l’eau le bouquet à la main reprenant l’image d’Ophélie telle que peinte par John Everett Millais (Ophelia, 1851-52) . C’est cette même jeune femme qu’on retrouve quelques plans plus tard coincée dans un cérémonial impérieux qu’elle délaisse pour prendre un bain, le voile toujours vissé sur la tête. Les pluies d’oiseaux morts qui s’enflamment au sol et qui s’accompagnent d’un plan sur une scène de chasse de Pieter Bruegel deviendront la neige annonciatrice d’un finale apocalyptique prophétisé par des vues de la Terre déréglée, tournant au ralenti ou à vitesse vertigineuse. Les deux actes de Melancholia sont ainsi une rationalisation du prologue qui s’apparente à une plongée dans les pensées les plus profondes de Justine : une vision purement subjective de son propre enlisement.
La dimension de science-fiction du film peut alors devenir, non pas un délire mental, mais une mise en scène symbolique de l’état de Justine : l’ultime fantasme, d’un être qui en est par ailleurs dénué, devenu réalité. L’organisation en acte rencontre de ce fait un aspect plus largement théâtral du cinéma de Von Trier et de ce film en particulier, celui du dispositif (Dogville/Manderlay, Le Direktør, Five Obstructions…). Autant qu’une réalité menaçante pour les personnages, la planète Melancholia apparaît comme une entité abstraite, presque un décor qui vient (en)cadrer la narration : en soit un dispositif largement pictural à même de déchaîner les passions. La propriété dans laquelle se déroule le film a ainsi tout d’une scène sur laquelle évolue les personnages : le château comme façade, la terrasse devant le green du golf qui s’ouvre sur la mer offrant un horizon parfait pour la venue de la planète. L’arrivée de celle-ci correspond au climax emphatique et lyrique souligné par le leitmotiv wagnérien.
L’évangile selon Lars
Melancholia peut être vu comme simple dispositif, il n’en reste pas moins que c’est à la destruction pure et simple de la planète que nous convie Lars Von Trier, peut-être pas intégralement misanthrope, mais en tous les cas pas forcément le réalisateur qui a le plus d’empathie pour le genre humain. Avec Melancholia, Von Trier réactive les peurs millénaristes et convoque les symboles, religieux et autres, pour mieux les contrer. Dès le prologue, il montre les trois astres surplombant trois des principaux personnages : Melancholia pour Justine, la lune pour l’enfant, le soleil pour Claire. A la vision chrétienne (le soleil et la lune brillant en même temps furent pendant longtemps liés aux représentations de la Crucifixion), Von Trier ajoute sa propre planète et définit sa propre mythologie dans laquelle Justine serait un ange annonciateur de la mort. Elle prononce à plusieurs reprises « Earth is evil » (« la Terre est maléfique »), sentence fatale s’il en est et apparaît tel un prophète, celui qui sait et avance sans peur.
Cette préscience largement féminine – déjà la mère (Charlotte Rampling) assénait un symbolique « profitez-en tant que ça durera ! » durant le mariage – s’oppose ainsi à l’erreur scientifique et masculine. L’homme paraît souvent faible chez Von Trier : voleur dans Dancer in the dark, lâche dans Dogville, incapable de soigner sa femme dans Antichrist… John, scientifique de son état, ne fait que colporter la bonne parole (« il faut faire confiance aux scientifiques »), mais s’avère lui-aussi incapable de prévenir la catastrophe. De la même manière que dans la célèbre gravure Melencolia d’Albrecht Dürer (1513-14), les instruments scientifiques sont délaissés au profit d’un objet en ferraille inventé par un enfant plus à même de mesurer l’avancée de la planète que le télescope high-tech du père. La création d’un gamin a plus de poids que les recherches scientifiques, les sciences exactes ne valant guère mieux que des prédictions – fausses qui plus est. La mélancolie révèle un nihilisme de plus en plus implacable à l’approche de l’apocalypse.
Mais chez le Danois, l’apocalypse est nécessairement profane. Aux espoirs de Claire (« Il y a peut-être une vie ailleurs »), Justine répond immédiatement par la négative : « Nous sommes seuls. Il n’y en a pas. » De manière tout à fait inattendue tant ces cinéastes semblent opposés, Melancholia rejoint le récent The Tree of life – rappelons que tous deux sont repartis primés du festival de Cannes. Si certains ont largement reproché un pesant sous-texte chrétien à Terrence Malick, le film – de même que la filmographie de l’Américain – peut apparaître au contraire comme la mise en avant de l’absence d’un dieu et la nécessité pour ses personnages de se construire en cette absence (par l’opposition marquante des thèses créationnistes et évolutionnistes notamment) – nous reviendrons sans doute prochainement sur cette idée. Avec la même conscience cosmique de l’abandon de l’homme, Von Trier place ses personnages non plus seulement dans le doute, mais face à l’imminence de leur propre fin.
Maturité enfin acquise ou expérience solitaire dans sa filmographie – ce que laisse à penser les récentes déclarations du réalisateur – le film prouve, si besoin est, les immenses qualités de son auteur qui, quand il n’a plus peur de laisser l’émotion envahir le film, se hisse aux sommets. Même ses légendaires tentations grotesques et potaches (qui donnèrent lieu au génial L’Hôpital et ses fantômes, 1994-97) font mouche ici, car utilisées à bon escient en un contrepoids idéal : perdant pied, la digne Claire tente de fuir la fin du monde en voiturette de golf. Grand directeur d’acteurs – Björk (Dancer in the dark, 2000), Gainsbourg (Antichrist, 2009) et Dunst sont chacune reparties avec leur prix d’interprétation cannois grâce à lui, et Kidman (Dogville, 2003) le méritait amplement – Lars Von Trier se montre ici, peut-être pour la première fois, tout simplement humain. Qu’on se le dise, il y est pleinement gagnant.