Livre « Le temps dans le cinéma documentaire » de Addoc

Article écrit par

Seize cinéastes, un public, des débats : voilà la formule gagnante de ce nouvel ouvrage sur un genre entouré de mystères, le documentaire.

La notion de temps est liée aux fondements mêmes du cinéma, celle avec laquelle les premiers films, jouant avec l’air du temps, se débattaient déjà. À premières vues – celles des Frères Lumière – le temps était déjà compté. Le temps du film (de la pellicule), comme l’instant capté (des minutes fugitives), était limité. Le cinéma de fiction, lisse et soyeux, fonctionne selon découpages et préminutages. Le temps de chaque plan, de chaque séquence, est contrôlé. Le temps du montage organise celui du tournage. Le documentaire dépasse le temps théorique qu’impose la fiction pour se focaliser sur un écoulement du temps plus direct mais tout aussi réfléchi. Le documentaire installe une temporalité que le filmeur éprouve en même temps que le filmé. Les idées reçues sont quelquefois bonnes, d’autres fois moins et celle ne voyant dans le documentaire qu’une manière de capter de manière réaliste un instant fugace passe à côté du fondement même du genre qui consiste à installer cette réalité dans un cadre ; ce qui implique de choisir un point de vue sur cette réalité qui est, à partir de ce moment-là, transformée. Ce temps fixé par un objectif n’est en rien fugitif. Le documentariste ne pose pas sa caméra en attendant que les choses se passent mais regarde les choses se passer avant de pouvoir les fixer.

De nombreux cinéastes, qu’il s’agisse de la fiction ou du documentaire, ont interrogé dans la pratique la notion de temps. À partir de ce concept, peu d’entre eux ont émis des théories et rares sont les ouvrages qui abordent de front le sujet. Tarkovski a sculpté, scellé le temps (1) tandis que Deleuze a sacralisé l’image-temps (2). Des théories auxquelles chacun se réfère constamment pour appuyer le regard qu’il porte sur le temps au cinéma. C’est ainsi un plaisir que de voir publié un ouvrage tel que celui que proposent les éditions L’Harmattan en collaboration avec Addoc (3) : Le temps dans le cinéma documentaire. Le livre comble un réel manque par rapport aux publications d’aujourd’hui en proposant un recueil de débats très bien menés entre des cinéastes et leurs publics. On salue cette initiative, ce brillant projet qui s’est étalé sur plusieurs années, occasionnant des rencontres enrichissantes dont le présent ouvrage sert de témoin, de souvenir, de référent. Un exercice commun qui a permis à chacun de s’exprimer, aux points de vue de s’affronter. L’ouvrage traite la question de manière globale, il est chapitré mais plusieurs modes de lecture sont possibles, permettant une lecture dans tous les sens sans que l’on ne se perde jamais dans ces blablas théoriques qui ont l’habitude de nous mettre la tête à l’envers. Différentes visions sur un même film se croisent, toutes pertinentes. Pas de propos tirés par les cheveux, pas d’interprétations délirantes. Ça change des ouvrages universitaires.

Ce sont donc seize cinéastes qui viennent, chacun à leur tour et à leur manière, discuter de leurs documentaires. Le débat et les questions posées vont au fond des choses, remontent au temps de la genèse des films. La temporalité est traitée sous différents aspects. Le temps intrinsèque, s’écoulant à l’intérieur du plan, va interroger de nombreux cinéastes, à l’instar de Robert Kramer qui, dans Berlin 10/90 (1991), détourne l’idée du plan-séquence de 60 minutes en jouant avec son principe même. Il fait se mouvoir dans ce plan différentes images et par là même plusieurs temporalités, nous faisant faire des allers et retours entre passé et présent. Les rythmes s’entrechoquent ainsi au sein d’un même plan, mais pas au sein d’un même temps. Le temps est aussi celui de la pellicule, du déroulement du film. Mais que le temps paraisse numériquement « infini » ou limité dans un magasin de dix minutes, la réflexion du cinéaste ne sera pas la même. Si son temps de film est limité son approche sera différente, il devra agir de manière toujours plus intuitive et veiller à enclencher sa caméra au bon moment. Voilà un sujet de discussion passionnant qui découle de la vision du documentaire 17 ans (2003) de Didier Nion. Ce dernier a tourné en 16mm avec un magasin de cinq minutes, s’imposant à lui-même un défi de taille. Après le temps de la pellicule vient celui de la maladie, avec Denis Gheerbrant qui, dans La Vie est immense et pleine de dangers (1994), accompagne Cédric, un enfant malade. Que serait-il advenu du film en train de se faire si l’enfant en était venu à mourir ? Des interrogations de l’ordre de l’éthique, de la morale, que chaque documentariste se pose à un moment ou à un autre de sa carrière de cinéaste. Après la projection de Vies (2000), Alain Cavalier évoque la nuance entre le temps du cinéaste et celui du spectateur, en insistant sur le temps de la fatigue, nécessaire pour savoir quand arrêter la caméra et ne pas prendre le risque de se répéter.

D’autres cinéastes et d’autres questionnements sillonnent cet ouvrage qui vaut plus qu’un détour. Ces débats ne nous placent pas dans de la pure analyse mais nous ouvrent à une véritable discussion sur les pratiques du documentaire, vaste genre handicapé par bon nombre d’idées reçues et que ces dialogues s’empressent d’abolir. 

Le temps dans le cinéma documentaire de Addoc, Collection Cinéma documentaire, Éd. L’Harmattan, Paris, Avril 2012, 184 pages.

(1) Andreï Tarkovski, Le Temps scellé : de L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, trad. Anne Kichilov, Charles H. de Brantes, Paris, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1989, 288 pages.
(2) Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1985, 378 pages.
(3) Association des cinéastes documentaristes.
 


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi