La scène se déroule dans un restaurant, sur une petite table près de la fenêtre. Les personnages sont deux, un homme et une jeune femme, l’un en face de l’autre. Hong Sang-soo les filme avec assez de recul pour qu’on les voie tous les deux, entièrement dans le cadre. La jeune femme ne cesse de poser sur l’homme un regard amoureux, tendre, alors que lui semble gêné, impatient de se lever. Le plan est fixe et l’homme étouffe, joue avec son briquet, croise rarement les yeux de celle qui lui parle. Lui, Hyo-Seop (Kim Ui-Seong) est écrivain, elle, Min Jae (Cho Eun-Sook), sa correctrice. Ils ont vécu une histoire il y a quelques années mais Hyo-Seop ne veut plus d’elle. Entre eux, la fenêtre du restaurant est là pour les séparer mais vient également les sauver. A travers elle, les gens dehors passent, vivent et leur silence à tous les deux, ces blancs dans la conversation, ne semblent plus si pesants. Lui, elle et les autres : face à face, enfermés dans le cadre, ils ne sont pas seuls.
Quand en 2003 Le Jour où le cochon est tombé dans le puits arrive en France avec cinq années de retard – accompagné du deuxième et troisième film du cinéaste, Le Pouvoir de la province de Kangwon et La Vierge mise à nue par ses prétendants – on est loin de s’imaginer que le pathétique de ce couple, leur incapacité à se parler et à exister l’un pour l’autre suivra presque dix années durant toute la filmographie de Hong Sang-soo. Dans les derniers instants du film, quand ils se cacheront chez l’écrivain pour passer la nuit ensemble, un prétendant de Min Jae, fou de jalousie, viendra les assassiner. De leur première rencontre à leur mort, ces personnages n’ont jamais réussi, n’ont jamais vraiment voulu être deux. Se cacher à l’abri de tous pour se retrouver enfin seuls sera un acte manqué ; volontairement manqué, trop terrorisés qu’ils sont à l’idée de le réussir. De film en film, jusqu’à Ha Ha Ha (2011), leur incapacité à s’aimer se prolongera.
Les couples chez Hong Sang-soo ne sont que très rarement laissés seuls, un troisième personnage venant inlassablement parasiter les instants qu’ils peuvent passer à deux. Turning gate (2002) et La Femme est l’avenir de l’homme (2004) s’articulent autour de cette situation bancale qui voit sans arrêt trois personnes dans le cadre. A cause de ce troisième personnage en quête d’attention, d’affection, les scènes de couple, même les plus simples, boitent devant la caméra d’Hong Sang-soo. Il restera toujours un élément incontrôlable dans le cadre, témoin de la scène qui cherchera pourtant à y participer. Dans La Femme est l’avenir de l’homme, deux amis, un peintre et un cinéaste sont amoureux de la même jeune femme. Le cinéaste qui a vécu quelques années avec elle souhaiterait plus que tout la reconquérir. A la fin d’une soirée arrosée, alors que le cinéaste est enfin couché, la jeune femme commence à faire une fellation au peintre sur son canapé. Ils sont enfin seuls, le cadre enfin apaisé. Au bout de quelques instants, le chien qui était couché à l’arrière plan se met sur ses pattes et passe doucement devant la scène pour quitter le cadre. Pour le couple l’intention était là, mais la fellation est terminée: un acte raté parmi tant d’autres.
Conte de cinéma
Hong Sang-soo joue visuellement du postulat de base qu’il impose à presque chacun de ses films, à savoir offrir à ses couples le moins d’intimité possible. A priori, les plages désertes de Woman on the beach (2006) peuvent permettre cela. La saison est morte, la ville peu touristique, et il devient rapidement évident que Kim Joong-rae (Kim Seung-woo) et Kim Moon-sook (Go Hyun-jung) se sont trouvés. Problème, Won Chang-wook (Kim Tae-woo) ami de l’un et petit ami de l’autre se trouve entre eux deux. Plus encore que de jouer sur l’écriture de ce troisième personnage, de cet intrus, le cinéaste fait apparaître son caractère étouffant par la mise en scène de l’espace de son cadre. Lors d’une scène de repas, Joong-rae et Moon-sook discutent, proches l’un de l’autre grâce à un plan qui n’a jamais été aussi resserré. Hors champ, une voix se fait entendre. Hong Sang-soo dézoome et fait apparaître à la droite de son cadre, Tae-woo, présent depuis le début de la scène mais invisible jusqu’alors. A partir de cet instant, même seuls tous les deux, il sera impossible pour le couple d’oublier Tae-woo, comme s’il pouvait surgir à n’importe quel moment à l’intérieur du plan. Une magnifique promenade nocturne sur la plage voit par exemple les deux amoureux arrêtés dans leur promenade par les coups de téléphone incessants de l’ami jaloux. Une seule solution s’offre alors à eux, se cacher là où personne ne viendra les chercher, ici, comme souvent chez Hong Sang-soo, une chambre d’hôtel.
Les scènes de sexe chez le cinéaste sont aux antipodes de celles filmées par Im Sang-soo. Chez Hong Sang-soo, ces instants filmés sans ambition esthétique, ne sont que la continuation des moments passés quelques minutes plus tôt. Les personnages n’y cherchent rien si ce n’est un répit à vivre seuls, cachés de tous. Le caractère extatique que force à faire vivre Im Sang-soo aux corps qu’il met en scène n’a pas sa place ici. Le décor est le plus souvent glauque – plus il l’est, moins on viendra les y chercher – et ces instants n’aboutiront à rien. Cachés sous une couverture, on fait l’amour dans Le Jour où le cochon est tombé dans le puits comme dans Le Pouvoir de la province de Kangwon ou Conte de cinéma (2005). Rapidement, maladroitement, comme si ces instants ne pouvaient qu’être interrompus. Les scènes de sexe dans les films d’Hong Sang-soo possèdent le caractère pathétique des personnages qui en sont au centre. L’amour physique n’est alors pour eux jamais satisfaisant, comme s’ils y avaient mis trop d’espoir.
La réaction des hommes face à cette incapacité à faire l’amour à leur partenaire montre à quel point il n’est pas possible pour eux de communiquer, de parler librement à deux. On ne discute jamais de l’acte sexuel chez Hong Sang-soo, on le fait et on le rate. Les personnages masculins de Turning gate et de Conte de cinéma, n’arrivant pas à avoir d’érection, ne voient par exemple pas d’autre échappatoire possible que de proposer à leur partenaire de se suicider avec eux. Pour ces hommes, être en couple, avoir une petite amie, une femme, ne semble trouver d’accomplissement qu’à travers les scènes d’amour dont ils doivent sortir vainqueurs et grandis – dans Night and Day (2007), Sung-nam (Kim Yeong-ho) fait un rêve dans lequel Yu-jeong (Park Eun-hye) lui demande d’agir en homme. Dans sa dernière partie, Ha Ha Ha trouve l’une de ses plus belles scènes quand après l’amour, une femme fait savoir à son partenaire à quel point elle est ravie de ses prouesses. Hong Sang-soo zoome sur eux, désormais seuls dans le cadre, comme pour mieux analyser la réaction de l’homme. Le rire du cinéaste se fait presque entendre : l’homme demande la jeune femme en mariage. Si la noirceur de ses premières années s’est quelque peu diluée dans l’auto-dérision et le cynisme, l’impossibilité pour les couples d’Hong Sang-soo d’exister à l’écran vit encore dans chacun de ses films. L’alcool qu’ils ne cessent de boire peut leur faire croire le contraire, ou bien leur donner le courage d’essayer. Il reste que les plages qui les entourent, tout comme la salle de projection dont sort le personnage principal de Conte de cinéma, semblent bien plus belles à traverser seul.