L’Exercice de l’Etat

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La machine de l´État scrutée par l’humaniste Pierre Schoeller : incisive et brillante fiction.

Versailles n’était pas seulement un premier film sur l’intime et la rencontre entre un marginal et un enfant. La prise en charge de l’enfant obligeait le personnage interprété par Guillaume Depardieu à s’extraire de sa condition, pour aller se frotter à la société française. A travers la tentative de retour d’un déclassé, Pierre Schoeller évoquait ces hommes et femmes en marge de la sociabilité conventionnelle, qui soulignaient la cruauté de notre système social, basé sur le travail et une normalité sans cesse interrogée par le film. Si son second long métrage semble aux antipodes, on retrouve pourtant dans L’Exercice de l’Etat quelques "figures" d’exclus, prouvant que les interrogations du cinéaste ne sont pas à considérer film par film, mais dans une œuvre globale, et manifestemment en devenir.

Mais c’est à une grande fiction sur la machine d’Etat et l’exercice de la politique française qu’il s’est attelé ici. Inspiré par une enquête de terrain, le récit colle au quotidien d’un cabinet ministériel fictif, dans un gouvernement qui l’est tout autant, mais sur un fond de France bien familière. Celle d’une population complétement désolidarisée de ses dirigeants, en colère contre ses dirigeants, et pour qui les crises économiques alternent avec des mesures gouvernementales injustes et opportunistes. Ne cherchez en aucun cas l’effet miroir, où des ressemblances avec nos dirigeants actuels, le propos du film n’est heureusement pas là. Loin de chercher à imposer une thèse sur le cynisme des puissants ou l’arrivisme politique, le film déploie au contraire une trame scénaristique très précise sous forme d’enquête fictionnelle survitaminée. Plein de curiosité sur ces hommes et femmes qui nous dirigent, Pierre Schoeller a localisé son récit au sein du Ministère des transports, de son ministre, Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet), et des membres de son cabinet.

 

La course contre les mots

Première observation, la vitesse du travail, (métaphorique du ministère choisi), est impressionnante. Qu’il soit appelé sur les lieux d’un accident de bus mortel, pour une intervention à la radio ou qu’il doive répondre de ses déclarations, le travail de Saint-Jean est soumis aux contraintes de la réactivité. Celle des médias, celle des outils de communication accélérant encore plus l’impact de l’information, et d’une parole, la sienne, qu’il doit donner constamment. La parole est gage ou preuve, elle inonde le film, le pouvoir politique ne semble être constitué que de mots, visibles à l’écran, envoyés par communiqué, par lettre, par texto.

Les dossiers importants sont résumés à l’oral par les membres de l’équipe, les discours sont écrits, réecrits, énoncés, parfois même ils tiennent tellement à coeur au ministre qu’il les récite dans sa tête lorsqu’on les lui interdit. Comme si la parole accélérait la capacité d’action du ministre, le film tourne à plein régime, à un rythme intrépide, bien loin du film à thèse ronflant qu’on aurait pu craindre. Dialogues dans des voitures, prolongés dans des couloirs à toute vitesse, ou réunion ministérielle, chaque scène ou presque comprend du discours, fait sens, interroge le sens des phrases à peine prononcées. Mise en image réelle de la parole politique au même titre qu’un véritable travail d’équipe, LExercice de l’Etat rend compte d’un travail colossal, réalisé dans la vitesse et sous la menace des valses ministérielles, d’une fin de mandat ou des représailles du PR – ou Père, Président. Les dialogues sont le reflet de la synergie incroyable entre fond et forme du film : le vocabulaire spécifique aux questions législatives, aux fonctions politiques ou même à certaines théories politiques n’est jamais écrasant, et encore moins didactique. Au contraire, en y mélant un niveau de langage somme toute courant, extrêmement bien écrit, chaque personnage ayant sa propre "patte" langagière, le réalisateur insuffle de l’humanité au portrait de la politique en action.

Humaniser la fonction

Quelques belles idées viennent crédibiliser la fonction politique dans son humanisme, toujours par le biais des protagonistes principaux : les réactions très "physiques" de Saint-Jean aux chocs psychologiques, l’imbrication de scènes de rêves ou de fantasmes à une réalité volontiers terre à terre, ou encore l’ajout de certains morceaux de musique qui adoucissent l’ensemble, lui permettent des aérations bénéfiques. Toujours pensés pour étoffer et nourrir le personnage principal, ces contrepieds narratifs assurent à Schoeller un attachement assez rapide du spectateur pour Saint-Jean, qui demeure le fil d’Ariane de cette plongée chez les puissants.

Le personnage de Kuypers est à ce titre l’ultime contrepoids à Saint-Jean, le plus beau révélateur de sa nature. Chomeur de longue durée, il est recruté comme chauffeur au sein du cabinet pour une durée de quatre semaines. Sa présence, au départ intrigante, n’est pas tant la démonstration d’un fossé entre dirigeants et dirigés qu’une résurgence du premier film de Schoeller. Aussi humble et muet que Saint-Jean est bavard, Kuypers est une figure à la fois passive mais porteuse de grâce, un perdant "sachant" combien sa défaite emplira de honte le "vainqueur". Sa présence est peut-être la seule hypothèse franchement pessimiste du film, la démonstration que la classe politique et ses prérogatives écrasent l’individu et ne peuvent en aucun cas influencer sa vie quotidienne, ses difficultés concrêtes.

 


Sans vouloir en dévoiler trop, il faut "saluer" une scène d’accident de voiture, filmée au plus près de la tôle et de ses bruits infernaux. Cet exercice de mise en scène est également la preuve de l’ambition formelle de Schoeller. Punition méthaphorique suite au retournement de veste de Saint-Jean ou juste coup du sort extraordinaire, l’accident, s’achevant sur un travelling latéral imitant le mouvement de la voiture, vient déborder dans son mouvement sur un plan suivant, où un interlocuteur médusé a perdu le contact téléphonique avec un personnage.

La grande fiction de l’humain

La plus grande qualité du film est son refus de thèse, sa propension à la curiosité. Chaque spectateur semble pouvoir y trouver de l’intêrét, le récit étant à la fois d’une complexité effarante (deux visions valent mieux qu’une !) et d’une incroyable richesse d’interprétations, d’attachements. Qu’on apprécie le caractère entier et volontiers sanguin du personnage principal, ou sa relation amicale avec Gilles (Michel Blanc), son directeur de cabinet, ou qu’on préfère se concentrer sur sa rencontre avec Kuypers et sa femme Josépha, chaque piste scénaristique est aboutie, riche et achevée.

Hormis lors de la dernière opportunité de Saint-Jean, qu’on ne peut résolument pas dévoiler, mais qui résonne avec une condamnation préalable faite par le personnage de Josépha, le film force le respect par son absence de cynisme. On sent au contraire le respect du cinéaste pour le travail de ces équipes, qui sans relâche et avec une réalité qui n’est pas toujours la mieux ajustée, croient encore à la politique. Malgré tout, la capacité de ce pouvoir à influer sur la société du XXIe siècle est questionnée tout au long du film, avec humilité, parfois colère, mais toujours beaucoup de tempérance. L’évocation d’une nouvelle classe de politiciens, la privatisation du système ferrovière français, la gestion d’une catastrophe humaine, ou encore les valses ministèrielles stratégiques sont abordées avec réalisme, le cinéaste n’épargne pas non plus les animaux politiques, ceux qui se battent pour conserver ce fameux "pouvoir".

Lauréat du Prix de la critique internationale au dernier festival de Cannes, L’Exercice de l’Etat est finalement une brillante fiction sur un corps de métier. Sans chercher à défendre une vision de l’exercice politique, avançant au rythme d’un scénario méticuleux aux dialogues incroyables de brio, le film suscite par ses qualités formelles de grandes émotions, et distille quelques réflexions intéressantes. Le casting et l’interprétation collective n’y étant pas pour rien, on ne peut que saluer Olivier Gourmet et Michel Blanc, entre autres.

 

Titre original : L'Exercice de l'Etat

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Durée : 112 mn


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