Les Salauds dorment en paix

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Vivre dans l’obsession de la folie meurtrière.

Avec ses gendaï-geki, Kurosawa s’attaque de plain-pied et sans allégories à des sujets de fond, ici la corruption des sphères d’influence politico-économiques. Il n’hésite pas à pourfendre les travers de son temps de son sabre affûté de samouraï visionnaire qui lui tient lieu de caméra. À moins que ce ne soit l’inverse…

« Il faudra que ma pensée se voue au sang ou qu’elle avoue son néant. Et ce néant vaut plus que toute pensée » (Hamlet – William Shakespeare, 1603)

Dans Le Château de l’araignée (1957), Akira Kurosawa métamorphosait le mythe de Macbeth, homme d’armes et usurpateur déchu de son titre et finalement occis par ses pairs, en fulgurances transfiguratrices. Avec Les Salauds dorment en paix (1960), changement de décor : le réalisateur évoque frontalement la réalité de son époque en visionnaire pourfendeur du fléau de la corruption active et passive qui gangrène la société nippone. Il plonge cette fois la dramaturgie shakespearienne dans une scénographie contemporaine. Les chimères du passé laissent la place au monde interlope et cynique de l’affairisme le plus impitoyable.

La mauvaise herbe repousse toujours sur le même terreau

Ce n’est plus vivre dans la peur en occultant le passé comme pour la menace du péril atomique mais « vivre dans le mensonge » ou encore « vivre dans la peur du mensonge » auquel est cette fois confronté le Japon post-moderne. Ce pays a toujours vécu dans le mythe et continue de le faire sui generis. La toile de fond du film-réquisitoire de Kurosawa est cette fois le monde opaque, occulte et fermé des grands conglomérats contrôlés par des holdings familiaux, ces « cliques financières » que sont les zaibatsus que l’occupation américaine tenta entre 1945 et 1947 de démanteler dans un souci de démocratisation du pays. Mais la mauvaise herbe repousse toujours sur le même terreau et il est vain de prétendre l’éradiquer. C’est sur ce postulat négatif que repose le film.

Obsédé au sens lacanien du terme, c’est-à-dire pris dans un faisceau de contradictions et un engrenage humaniste de plus en plus exigeant, Kurosawa réitérera le processus narratif dans Entre le ciel et l’enfer (1963), auquel il imprimera un dénouement dostoïevskien.

Un réalisateur puissamment visionnaire galvanisé par son humanisme pessimiste

Dostoïevski, Shakespeare, par le caractère universel de leurs œuvres, se prêtent volontiers à l’humanisme foncièrement pessimiste du metteur en scène. Ce dernier, galvanisé par sa croisade intempérante, cède parfois à des débordements emphatiques propres à un moralisme exagérément simpliste mais que transcende une virtuosité technique sans égale.

Ici, il opère une relecture radicale d’Hamlet en commuant la tragédie baroque en film noir contemporain ; donnant ainsi le ton à la vaste nébuleuse de la collusion politico-affairiste que notre « croisé » nippon entend dénoncer.

 


Les affects du héros shakespearien Hamlet solubles dans un Japon moderne

Héros tragique, Hamlet est originellement un personnage qui multiplie les névroses. Il est volontiers mélancolique, amer, aboulique voire schizophrénique par certains côtés. Dans la traduction kurosawienne, à force d’être l’instigateur de sa propre folie meurtrière, le héros s’emmure dans cette folie selon un entêtement proprement masochiste qui fait de lui un héros paradoxal intrinsèquement japonais dans l’âme.

Vu à travers le prisme de l’analyse freudienne, le complexe d’Hamlet s’apparenterait au complexe d’Œdipe. Tout au moins dans son irrésolution. Embarqué dans une tragédie d’action, Hamlet est un personnage qu’interpelle au premier chef la valeur de toute action menée dans un monde corrompu. Il est le lone avenger, vengeur solitaire tant vanté par le cinéma américain, dont l’entreprise semble d’emblée vouée à l’échec et suicidaire dans ses intentions meurtrières mais qui persiste et signe.

Kurosawa retient la leçon magistrale de Shakespeare : « Le monde entier est une scène de théâtre et les êtres humains ne sont que des acteurs ». Hamlet/Mishi « remâche sa vengeance » qui consume la douleur de la perte de son père et entend faire « expier leurs fautes » aux responsables de sa mort.

Une grille de (re)lecture orthogonale magnifiée par le scope noir et blanc

Kurosawa plie la dramaturgie à sa grille de lecture formelle. La composition géométrique et hiérarchisée des cadrages allié à l’anamorphose du scope noir et blanc resserre le récit dans un étau de suspens très hitchcockien où les méchants sont fortement caractérisés, y compris dans leur extrême vulnérabilité. Depuis les fonctionnaires et sous-fifres pleutres et lâches condamnés à l’omertà par leur inféodation à leurs supérieurs impavides et sarcastiques eux-mêmes manipulés de plus haut tels des marionnettes sans fils.

Cette noria incessante des félons, fourbes et duplices en tous genres confère une impression de jamais vu dans un film noir. Il ne s’agit pourtant pas d’un film de yakuzas. On a bizarrement l’impression d’assister à un jidaï-geki déplacé dans un contexte contemporain car les démonstrations de soumission de subordonnés confinent parfois au grotesque une fois transposées et dénotent un système féodal inamovible. Seul le décor d’un Japon moderne atteste de la translation.

La mariée était en blanc

L’architectonie du film est elle-même pyramidale comme l’impose son sujet détracteur. L’adéquation est parfaite : le film s’ouvre sur une composition polyphonique qui réunit dans la profondeur de champ par strates successives et alignés au cordeau les hauts fonctionnaires du consortium immobilier, des dirigeants politiques, d’autres officiels impliqués dans des dessous de tables et des trafics d’influence, la police alertée pour les arrêter, la presse sarcastique en mal de sensationnalisme, le noyau familial et le couple éclaboussé par la rumeur assourdissante d’un mariage arrangé. « Un beau parti tant qu’elle ne marche pas », ira jusqu’à ironiser un journaliste à l’endroit de la mariée affligée d’un pied bot.

Chacun occupe son rang, composant une façade de respectabilité lézardée et prête à tout instant à l’écroulement, comme si tout le monde devait se retrouver à tout prix dans la photo de mariage. La cérémonie protocolaire est grinçante comme une porte aux gonds mal huilés et aboutit à un esclandre familial (le gâteau à l’effigie de l’immeuble d’où a été défenestré le père d’Hamlet/Nishi pour cerise) et à l’arrestation de fonctionnaires véreux relayée par les unes saignantes de la presse à scandales.

 

S’ensuit une parodie de mariage célébré en grandes pompes mais avec force couacs : celui d’Hamlet/Nishi avec Ophélie/Yoshiko, fille estropiée de Claudius/Iwabushi, impassible samouraï d’industrie d’un grand trust immobilier trempant dans les machinations les plus douteuses. Nishi/Toshirō Mifune, ayant patiemment infiltré le cartel mafieux tel un G-man dans une série B américaine, est, grâce à un échange d’identités avec un ami, Itakura, devenu le secrétaire particulier d’Iwabushi/Masayuki Mori.

Cette « couverture » va lui permettre d’ourdir dans l’ombre une sombre vengeance qui doit le conduire à démanteler le trio infernal responsable du « suicide » irrésolu de son père, cinq ans auparavant. Kurosawa fait dire à Nishi à propos de son défunt père : « La vie est cynique. Je l’ai chéri après sa mort, moi qui avais été si cruel envers lui ».

La croisade vengeresse d’Hamlet/Nishi vouée au néant

Le film dénonce les cartels de la haute finance et leur connivence dans la coulisse avec les instances gouvernementales. Kurosawa, pour son premier film en autoproduction toutefois partiellement coproduit par la Tohoscope, dut concéder à contrecœur quelques remaniements à son réquisitoire filmique par trop directement allusif .

Le film pose en son entier la question de la valeur de toute action menée dans un monde corrompu. Son degré d’inanité. Seule la mort est supposée mettre un terme au cercle vicieux de la vengeance. Or, la concussion est une hydre sans tête apparente où la mort appelle la mort et le meurtre induit le meurtre. Les meurtres d’hommes de main se produisent à la chaîne qui remplissent l’ajournement du héros à tuer celui qui est cause du suicide de son père.

Hamlet/Nishi tarde à mettre un point final à sa vendetta même si la vengeance est un plat qui se mange froid. Au point que son objectif de tuer l’instigateur du meurtre de son père Iwabuchi – magistralement interprété par l’acteur désincarné de L’Idiot (1951) Yasajuri Mori – est détourné de sa visée première ainsi déjouée pour finir par se retourner contre lui et précipiter sa propre mort par une organisation tentaculaire de racket et de crime organisé.

 

 

Dans la progression du film et alors que la nasse se referme sur le trio infernal des hauts dirigeants corrompus sur le point d’être confondus, la composition du cadre devient ternaire : trois personnages l’habitent dans toute la latéralité du cinémascope noir et blanc. Et à chaque fois, l’un s’efface du champ procédant par élimination systématique. Akira Kurosawa utilise le volet latéral qui est un procédé coutumier du cinéma muet comme ellipse spatio-temporelle mais intervient ici pour émousser les écarts angulaires violents d’un plan l’autre.

La pitié mue en amour de Nishi pour Yoshiko est le talon d’Achille d’une vengeance sans autre issue que le dénouement tragique : la mort maquillée en suicide accidentel du héros à la vengeance inassouvie. La scène finale consomme l’impasse du film. Iwabushi, fourbe, menteur et impavide à travers son masque facial peut désormais reprendre en toute impunité le cours de ses exactions. C’est Shakespeare qui lui « souffle » le mot de la fin : « le repentir l’étouffe parce qu’il n’arrive pas à l’éprouver ». Tandis que, a contrario, Hamlet/Nishi, happé par des protestations d’affection se débat dans les affres d’une haine obsessionnelle (« Peut-on être pardonné et retenir les fruits de son crime ? »), Kurosawa conclut amèrement : l’entreprise individuelle n’a pas prise sur l’hydre du crime et du racket organisé.

Titre original : Warui yatsu hodo yoku nemuru

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Durée : 150 mn


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