Le Visage

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Une fascinante plongée dans les abîmes de l’humain et les tréfonds du monde, signée Ingmar Bergman.

Le Visage établit d’emblée une plongée dans les abîmes de l’humain et les tréfonds du monde. Tout est histoire de doutes, de manipulations et d’illusions. Dès lors, le caractère fantastique du début du film composé par les plans des arbres nimbés de brouillard, par la fascinante atmosphère ténébreuse et mortuaire du noir et blanc, par l’hiératisme pesant et glacial dû à la parcimonie de mots des compagnons du docteur Albert Emmanuel Vogler et le long silence de celui-ci au début de l’œuvre auréole l’œuvre de Bergman de mystère assujetti entre mysticisme et charlatanisme, entre l’absolu et le doute.

Cinématographiquement, la structure originellement binaire du film trouve un écho intéressant dans le choix d’exécuter le film en noir et blanc. Tout apparaît soit opaque, du fait de la dualité des couleurs de la ténuité des nuances de gris et des ombres, soit marginal. Le noir et blanc pouvant exprimer la faillite morale et spirituelle des personnages face à eux-mêmes. En effet, une fois la preuve établie de leur mensonge, l’humiliation et la vexation balayent toutes les croyances des personnages en leur soit disant pouvoir mystique, magique. Le docteur Vogler quitte son déguisement de magicien ambulant pour supplier le préfet de police et le docteur Vergerus de s’en aller…

A la glaciale expression de son visage se substitue des rides de peur et d’agressivité jusqu’alors inusitées par le personnage. Le charme, l’envoûtement (tant physique que sexuel et pulsionnel) que produit le visage maquillé, lisse et soyeux, s’estompe et disparaît pour laisser place à la pitié et à la plainte. L’envoûtement en question trouvera une déclinaison dans de prétendues fioles d’amour dans la cuisine qui donnera lieu à des moments burlesques inattendus.

 

Avant d’exploiter la perdition, l’effritement du mythe du Beau et du charisme, Bergman s’évertua avec brio à exploiter les gros plans des visages pour établir une partition rythmique dans chaque séquence. Le gros plan devenant le point d’orgue et le climax cinématographique dans son système de représentation composé de plans reversants, gorgés de matières ou matériaux hétérogènes. La tension, la saturation expressive qui en jaillit donne au film sa densité et sa particularité. Afin de représenter le monde comme un tout. Bergman exploite la doctrine philosophique du holisme ontologique car l’être ne peut se comprendre que dans sa totalité.

Bergman, en filmant les plans de forêt brumeux et ténébreux lie la terre et le ciel. On se situe alors dans un macrocosme servant de cadre et qui régit et influence l’être compris dans ce cadre. Le caractère fantastique de ces plans préorganise le système de pensée et permet de comprendre et d’accepter intellectuellement la présence et l’existence de ce petit théâtre ambulant. Dès lors, le personnage du docteur Vogler, charpenté comme un point d’exclamation noir, apparaît comme la plus pure entité de ce monde digressif par rapport au réel qui va reprendre les rênes plus tard avec la présence du docteur Vergerus. Lui, entité de la rationalisation et de la logique. Le personnage principal est entièrement déterminé, intellectualisé par rapport au tout dont il fait partie. Puis, il trouve un authentique contrepoint à ce qui est construit, face à lui-même et en fonction de ce qui est cité au début du film.

Le film s’érige comme un face à face de contraires, d’extrêmes qui se répulsent et en même temps se fascinent dans l’adversité. Toute tentative de domination de l’un par rapport à l’autre (déstabilisation, humiliation, peur…) résulte aussi d’un processus définit et d’un système de pensée et d’action propre au monde, au rapport au monde qu’ils ont et qui leur est tout personnel. L’un se proclame du mysticisme et d’un pouvoir divin, l’autre lui répond qu’il s’agit de tromperies et de manipulations. Néanmoins, les deux personnages ont un point commun logique puisque opérant sous deux portes drapeaux différents face à un même événement, face à la finitude de l’homme : la mort.

 

La troupe nomade, ne l’oublions pas, se rend chez un riche noble pour expliquer les raisons de la mort de la fille de ce dernier. Vergerus, lui, en praticien et passionné de son métier tente de déceler ou comprendre les anomalies ou digressions que la vie lui offre face à sa formation de docteur. Il répond d’ailleurs avec un appétit et une envie viscérale qu’il aimerait autopsier le corps du docteur Vogler. Vergerus aura l’occasion d’autopsier un corps, mais cela ne sera pas le corps de Vogler. Il s’agira du corps d’un homme suppliquant au docteur avant de mourir, au début du film, d’être vidé de son intérieur. Celui-ci réapparaîtra, on ne sait comment, sous les traits d’un fantôme, pour venir sauver le personnage ressemblant étrangement au personnage d’Ivan dans Ivan le terrible de Eisenstein.

Une inquiétante étrangeté disséminée avec maestria par le réalisateur suédois grâce à une magnifique esthétique qui cristallise, qui glace les aspects cinématographiques de la mort tout en sentant une présence derrière ce fin film qui protège, préserve l’œuvre jusqu’à sa révélation et sa résolution. Les mouvements des acteurs, leurs situations et leurs façons de révéler tels ou tels sentiments, parfois par le surjeu comme au muet, donnent une puissance et une dimension supérieures aux protagonistes. D’ailleurs le film livre une séquence d’anthologie magnifiquement montée et filmée : celle du grenier ou la mort pénètre et s’injecte par le biais de métaphores ou de tropes. Celle de la main crispée et agressive renvoyant à l’image du zombie… en corrélation directe avec la mort et la vie car trangressant toute logique puisque étant un état d’entre deux, de mort-vivant.

Le visage est une œuvre sibylline, nuancée nimbée d’un voile de suggestions, de questions parfois sans réponse. L’œuvre dessine une volonté mystérieuse tenace et brillante. Entre ombres et lumières, Ingmar Bergman a réalisé une œuvre grandiose.

Titre original : Ansiktet

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Durée : 103 mn


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