Faites New York ! Telle est l’injonction qu’adresse, dès 1902, Henry James, son mentor et ami, à Edith Wharton, qui va suivre son conseil en écrivant Le temps de l’innocence et lui vaudra ainsi les honneurs du Pulitzer. Cet apophtegme a suivi Scorsese tout au long de son œuvre lorsque ses récits ont pris pour cadre la fascinante et vibrante mégalopole américaine. Le New-York recomposé à partir de souvenirs de jeunesse dégage une tendresse qui contraste avec la brutalité qui règne dans les rues de Little Italy (Celle du Queens plus précisément). Même lorsqu’il nous plonge dans les milieux interlopes de Taxi Driver (1976) et dans la nuit sans âme d’After Hours (1985) les couleurs chaudes et les lumières artificielles transfigurent l’asphalte et le béton.
La fin du dix-neuvième siècle, période faste de la haute société new-yorkaise, constitue le cadre idéal pour une représentation énamourée. Si la toile de fond met en exergue la violence silencieuse associée aux privilèges sociaux, nous sommes happés dans un univers où la richesse des reconstitutions s’harmonise avec les sensibilités artistiques de l’auteur. Le Faust de Gounod, comme scène d’ouverture, les grands œuvres picturales qui émerveillent autant notre regard que les boiseries et dorures de ces lieux d’exception. Un New-York magnifié, idéalisé, fantasmé, l’ivresse de la passion submerge le devoir de réalisme. Tant de belles intentions peuvent inquiéter lorsque le Cinéma se pose en simple admirateur de ses décors. Mais pas chez Scorsese, où la virtuosité est aussi délicate qu’enivrante. La caméra se fait aérienne dans les scènes de bal, invisible dans les longs plans séquences qui, d’escaliers en couloirs, révèlent toute la richesse de ces demeures sans commune mesure. La finesse d’un bijou, l’éclat des roses jaunes, la profondeur de champ des tableaux sont autant d’occasion de subtils raccords par analogie. Lorsque le montage atteint une telle fluidité ; il n’y a plus de barrière entre notre sensibilité et l’écran, entre la réalité et le rêve. En voix off, Joan Woodward prête son timbre délicat et puissant au texte d’Edith Wharton, distillant avec parcimonie la nostalgie et les regrets du temps perdu de l’innocence.
Toujours animé par son désir de mettre en image l’histoire de sa cité, le réalisateur remonte de nouveau le temps (quelques décennies plus tôt) dans Gangs of New-York (1996). Sujet et contexte éminemment différents, le second volet de ce diptyque s’inscrit dans un tourbillon de rage et de violence qui supporte bien mal le poids des années. Plus largement, la filmographie de Scorsese s’est trop souvent appesantie, au risque de se répéter, sur la tendance destructrice d’une masculinité mue par l’ambition et la vénalité. Le Temps de l’innocence, temps de l’apaisement, salutaire pour aborder avec nuances les tourments de la chair et de l’esprit d’un homme pris en étau entre sa passion et son atavisme. Daniel Day-Lewis porte avec grâce et sensibilité le costume du magnifique Newland Archer. Trois ans après ce fiévreux portrait d’un gentleman, Jane Campion nous offrira quant à elle un Portrait de femme tout aussi somptueux. Qui oserait dire que l’âme des grands romans ne peut prendre vie l’écran ?