C’est le premier film de John Boorman à Hollywood, qui a su prouver ses qualités de réalisateur avec de petits documentaires pour la BBC et un long métrage explosif (Sauve qui peut – Catch Us If You Can, 1965) sur un groupe de pop anglaise The Dave Clark Five. Le Point de non retour est aussi son premier film en couleur, où la réflexion sur la représentation des couleurs et leur déclinaison était développée par rapport à leur signification. Boorman utilise le monochrome, car cela attenue le brusque changement d’un plan à l’autre et des sauts d’image désagréables pour l’œil. Le monochrome des couleurs, crée par les costumes et le décor, participe également à construire cette ambiance expressionniste souhaitée par Boorman et impossible à créer avec des couleurs criardes hétéroclites. Au début du film, les couleurs sont plutôt froides, délavées, pâles et au fur et à mesure qu’on avance dans le film, elles deviennent plus agressives et chaudes. Les couleurs sont là pour traduire l’état d’esprit du personnage dans la progression de l’intrigue.
Walker et Lynne dans le monochrome du gris
Le personnage de Walker doit beaucoup à son interprète, l’énigmatique et l’imperturbable Lee Marvin. Dans son journal, John Boorman cite quelques extraits des mémoires de guerre (Japon, 1944) de Lee Marvin et ajoute qu’une bonne partie de cette expérience rude et inguérissable a été utilisée dans le film. Boorman dit que Marvin portait en lui toute la culpabilité de l’Amérique. « Il pensait qu’elle était maudite, parce que fondée sur le génocide des Indiens, et que dès lors son mode d’expression ne pouvait être que la violence… Un homme, une nation, dans une quête brutale et désespérée de leur destinée. » (1)
Comme tous les personnages des films de Boorman, Walker est en quête. La trahison de sa femme et de son meilleur ami Mal a changé sa vision. Depuis cet élément déclencheur, il est comme un robot programmé pour se venger. Même quand le but sera atteint, Lynne et Mal morts, il sera poussé encore par cette vitalité inerte et inaltérable – la vengeance -, les 93 000$ n’étant qu’un prétexte. Walker est quelqu’un d’inhumain, surréel, quelqu’un qui possède cette force de la nature qui établit son ordre. Il ne tue personne : Lynne se suicide, Mal tombe du balcon par accident, Stegman et Carter meurent sous les balles d’un tueur à gage sollicité par Carter lui-même. C’est l’image de la violence en Amérique, de ce monde sinueux lié au dollar, d’un système de société qui s’autodétruit. Walker a besoin de savoir qui donne la première impulsion au fonctionnement de ce système, en essayant de remonter la chaîne de l’Organisation. Ça sera sa quête du Graal.
Le trajet du couloir sombre interminable de la prison Alcatraz jusqu’à l’appartement, où réside sa femme Lynne, semble hypothétique. Pendant qu’on voit et qu’on entend les pas de Walker dans une cadence de marche militaire, on voit Lynne en train de se maquiller, passer chez sa coiffeuse, Walker qui l’attend dans la voiture, et puis encore Walker qui marche dans ce long couloir qu’on ne peut identifier.
Walker ne maîtrise aucun des événements : il ne peut ni empêcher le suicide de sa femme ni l’accident de Mal. Comme dans un rêve, tout lui échappe dès qu’il s’approche. Il erre comme un fantôme, comme un chasseur d’ombres dans un labyrinthe aux miroirs de son passé brisé. C’est la combinaison de l’ambiance d’un rêve psychédélique et d’un film noir.
Comme dans un conte sans fin, le film se termine sur l’image de la prison d’Alcatraz où il a commencé. Même si Walker a atteint son but, on reste sur une défaite, car Fairfax, le personnage le plus corrompu, reste impuni et pourra manipuler son monde comme avant. C’est une peinture sombre des Etats-Unis avec ses personnages insomniaques, vaniteux, profiteurs et solitaires pris dans les mailles des toiles d’araignées du monde des affaires. Un film inclassable mais qui est devenu un classique et a jeté les bases du cinéma de Boorman.
(1) John Boorman, Rêves prometteurs coups durs, Institut Lumière/Actes Sud, 1993, p.21.