Le Château de l’araignée (Kumo no Sujo – Akira Kurosawa, 1957)

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En 1957, Akira Kurosawa s’approprie Macbeth et bâtit avec Le Château de l’araignée un univers onirique où se perd Toshirô Mifune.

« Hommes au destin pitoyable ! La vie sur Terre n’a qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. » Ces mots que prononce la sorcière que rencontrent les soldats Taketoki Washizu (Toshirô Mifune) et Yoshiaki Miki (Akira Kubo) dans la forêt qui entoure le château de l’araignée sonnent comme un présage funeste. Perdus entre ses arbres, entre ses ombres, dans leur carapace d’armure, les voilà insectes, pris au piège d’une toile gigantesque tissée avec trop d’ardeur. Pourtant, bien que terrorisés par son apparition, la sorcière, ce fantôme si blanc dans la nuit diurne de la forêt, les captive. Tout en faisant ses prémonitions, sans émotion, elle tisse un fil sans commencement ni fin. Washizu et Miki tremblent. Ils sont tout deux face à leur destin: Washizu deviendra seigneur mais se sont les fils de Miki qui règneront à sa mort.

Avec Le Château de l’araignée, Akira Kurosawa adapte librement Macbeth de Shakespeare. Le nom des personnages, l’époque, le contexte changent mais le récit reste le même, s’organise autour de la même construction. Le cinéaste filme l’ascension soudaine d’un homme, Washizu, qui à la manière de Macbeth, s’écroulera, victime d’un destin qui a fait de lui une marionnette. Autour de ce postulat universel et intemporel, Akira Kurosawa construit un espace flottant, peint une ambiance étrange et par les images si contrastées qu’il propose installe un véritable malaise chez le spectateur. Qu’il filme entre quatre murs ou à travers la brume d’une forêt humide, son Château de l’araignée héberge des fantômes.

 
 
Pour filmer le destin tragique de Washizu, Akira Kurosawa bâtit un espace fait de contrastes. La forêt où se trouvent les personnages lors de leur rencontre avec la sorcière, cette forêt qui entoure le château de l’araignée et à la manière d’un labyrinthe le protège des attaques, s’oppose au château même. Faite de marécages, d’arbres malades, baignée dans une brume persistante, la vision de la nature que nous donne Akira Kurosawa est, plus encore que surréaliste, abstraite. Si ces personnages s’y perdent, ce n’est pas à cause de sa grandeur mais plutôt parce qu’elle leur enlève tout rattachement à la réalité ; leur enlève le ciel au-dessus de leur tête et cache la terre à leurs pieds dans un brouillard épais. Avec application, le cinéaste ferme l’espace autour d’eux et fait s’agiter au-dessus de leurs têtes des sommets, des branches exsangues comme la menace d’une nature vivante trop hostile.

Pour eux comme pour nous il faut fuir. A cet espace suffoquant, Akira Kurosawa fait alors répondre le château de l’araignée ; à la folie d’une nature qui grandit sans savoir où elle va, à l’état sauvage, prête à tout avaler, le cinéaste oppose une géométrie précise comme un défi à la forêt qui se trouve face à elle ; comme un affront. Utilisant la forme du nô (1), le cinéaste choisit de filmer les scènes dans le château en créant une véritable distance avec ses acteurs, évitant les gros plans et privilégiant les plans d’ensemble. Comme s’ils revêtaient un masque, les acteurs stylisent alors extérieurement leur jeu. Si la réception de cette forme de jeu théâtral a pu être difficile à la sortie du film – « Jamais aucun jeu d’acteurs ne m’a paru aussi grossier, artificiel et monotone ». (Arts, Eric Rohmer, sept. 1957) – le procédé utilisé par Akira Kurosawa ouvre énormément l’espace lors des scènes d’intérieur et fait répondre symétriquement la bâtisse à la forêt qu’elle surplombe. Entre quatre murs, on semble enfin pouvoir respirer. La caméra est en recul, bouge moins. Une fois les avoir bien installés, le cinéaste va alors faire se rencontrer ces deux espaces, ces deux mondes, comme si, au moment même où ils ne deviendront qu’un, les masques tomberont et la chute de Washizu se produira.

Une chose frappe tout d’abord : la forme même du château de l’araignée. Tout en horizontales, il semble aplatit, fait de méandres, de recoins et sa silhouette apparaît déjà comme la première marque de contamination d’un monde extérieur qui frappe à sa porte. Le château rampe. Mais c’est à l’intérieur de ses murs, dans ses espaces droits et précis, dans cette géométrie froide que l’invisible prendra vie, que la prophétie de la sorcière prendra corps. Le destin de Macbeth, Akira Kurosawa le fera se rapprocher de Washizu minutes après minutes par l’image ; c’est la forêt, la sorcière, la brume, les fantômes s’invitant petit à petit dans des cadres pas faits pour eux.

A la moitié du Château de l’araignée, Asaji (Isuzu Yamada), l’épouse de Washizu, organise l’assassinat du seigneur afin que son époux prenne sa place. Washizu attend, assis en tailleur sur le sol. Il respire fort, littéralement habité. La caméra est fixe. Quand Asaji réapparaît dans le cadre comme une furie après avoir assassiné le seigneur, le plan continue de vivre en gardant le même point de vue. Le visage de la femme est celui d’un fantôme et comme Lady Macbeth, elle se hâte de se laver les mains, elle essaye d’effacer ce meurtre de sa conscience. Le plan séquence continu. Washizu n’a pas bougé d’un cil. Pourtant, des fantômes s’activent autour de lui : sa femme, les corbeaux funestes qui croassent autour du château ou encore le fantôme de Miki qui lui apparaîtra lors d’une scène de banquet mémorable. Son destin le rattrape et la forêt dans laquelle il avait rencontré la sorcière pousse à l’intérieur du château. Néanmoins, lorsqu’il la voit pour la deuxième fois, la sorcière le rassure. « Tant que la forêt de l’araignée ne bougera pas, tant qu’elle n’approchera pas du château de l’araignée, vous ne perdez aucune bataille ». Comment une forêt pourrait-elle bouger ?

Elle bougera pourtant, quand les ennemis de Washizu s’approcheront du château de l’araignée, camouflés derrière les branches, les arbres qu’ils ont arrachés. Par l’intermédiaire d’une nature qui l’avait terrorisé plus tôt, Washizu est ainsi rattrapé par son destin. Les deux mondes qui vivaient autour de lui ne font plus qu’un et le voilà seul, fou, désœuvré au milieu d’une scène où tous les yeux convergent. Ses soldats quasiment invisibles jusqu’alors, se retournent contre lui et en masse, tournent leurs arcs dans sa direction. Akira Kurosawa fait tomber les flèches par dizaines autour de Washizu, l’empêchant de s’enfuir, construisant fil par fil, la toile dans laquelle lui, le seigneur du château de l’araignée s’essoufflera, périra. Toshirô Mifune hurle, se débat et s’écroule, entouré de brume devant des dizaines de soldats silencieux.

Le cinéaste reviendra trente ans plus tard à Shakespeare, réalisant Ran comme un parallèle du Roi Lear. De la même manière qu’avec Le Château de l’araignée, il n’extraira rien du matériau originel mais se l’appropriera entièrement, le modèlera. Du film de 1957, reste ces arbres qui continuent de bouger et les cris de Mifune. Le brouillard lui disparaît et emmène loin de tous le château de l’araignée, outil du destin devenu inutile.

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(1) Un des styles traditionnels de théâtre japonais. Les acteurs y ont une gestuelle très stylisée tout comme leur parole. Leur jeu est entrecoupé d’arrêts prolongés dans le temps du geste afin d’en accroître l’intensité.

 

Titre original : Kumonosu Jo

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Durée : 105 mn


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