L’Autre Monde

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Le second long métrage du scénariste Gilles Marchand s’attaque au sujet délicat des mondes virtuels. Un pari plutôt réussi.

L’Autre Monde, second long métrage de Gilles Marchand après le peu convaincant Qui a tué Bambi ? (2003), est avant tout un film séduisant. Un film qui happe d’emblée par la ligne claire de son exposition : une fille, un garçon, leurs deux amis, Marseille, l’été, les petits boulots, les travaux en appartement, les parents absents pour quelques semaines… Le décor est planté en cinq minutes, et rien de ce qui suivra, bien que le film s’engage très vite sur le terrain de moins modestes aspirations, n’effacera ce bel ancrage des figures dans un quotidien rassurant. L’Autre Monde réserve donc cette surprise de moins tirer son attrait immédiat de ses promesses d’embarquement dans les vertiges de la virtualité que de l’accompagnement insouciant d’un groupe de jeunes d’aujourd’hui.

Teen spirit

Le charme du quatuor d’adolescents ne sera évidemment pas l’unique moteur de la fiction. L’Autre Monde se veut aussi œuvre plus sombre, plus ambiguë. Gaspard et Marion (les amoureux incarnés par Grégoire Leprince-Ringuet et Pauline Etienne), dans leur fougue juvénile, auront la drôle d’idée, suite à la découverte d’un portable, de s’improviser profilers. Suite à quoi un évènement troublant aura sur l’équilibre du couple, sur la mentalité de Gaspard des répercutions peut-être irréversibles. L’intelligence du scénariste-cinéaste Gilles Marchand (et de son fidèle acolyte Dominik Moll, dont la patte se fait sentir à de nombreux endroits) sera alors de différer encore un peu la chute, la fin de l’innocence au profit d’un prolongement toujours joyeux des élans inauguraux.

Elans dont sont notamment porteurs Yann et Ludo (Pierre Niney et Ali Marhyar), potes tchatcheurs de Gaspard qui, tout en restant des personnages secondaires, auront la chance de ne pas être totalement exclus de la grande histoire. A quelques exceptions près, aucun personnage parlant de L’Autre Monde ne se résumera à une simple présence périphérique, la question du lien, de l’amitié, de la fréquentation étant d’évidence le vecteur secret du récit. Aussi, la surprise ne sera-t-elle pas totale au constat qu’entre les déambulations des trois garçons et l’ouverture d’une porte fatale, il n’y a finalement qu’un pas. Celui que Gaspard ne manquera pas de franchir, lui dont l’amour déclaré pour Marion n’interdira néanmoins pas la recherche d’un dépassement, la mise à mal d’un statu quo sans doute trop angélique. Et quoi de mieux qu’une autre fille, moins « de tous les jours », plus propice aux fantasmes et projections pour assurer ce dépassement ? L’intrigue centrale de L’Autre Monde n’aura alors d’autre origine que ce goût du risque teenage, cette témérité de jeune homme.

Cette autre fille, Audrey (Louise Bourgoin, au jeu fragile mais touchant), porte sur elle tous les signes d’une certaine marginalité « contemporaine » (tignasse blonde peroxydée, tatouage gothique à la naissance des fesses, propension naturelle à la nudité), l’apparentant non sans une pointe de naïveté au cliché d’une jeunesse dévorée par ses avatars. D’où le caractère moins prenant d’une aspiration au film noir un peu fabriquée, en regard du naturalisme de départ. Reste que cette réserve ne se constate étonnamment qu’assez tard, pour ainsi dire à moins de dix minutes du générique de fin, tant le film parvient, consciemment ou non, à ne pas perdre totalement pied. L’engagement de Gaspard dans les méandres de la « second life » que lui fera indirectement découvrir Audrey tirera sa force de l’omniprésence autour de lui d’une personne, un élément familiers l’attachant obstinément au réel.

                                                                                                   

Avatars

Là où Qui a tué Bambi ? pêchait par le presqu’isolement de son héroïne, l’absence de contrepoint notable à son scénario de meurtres en milieu hospitalier, L’Autre Monde gagne à préserver pour son personnage l’horizon d’un renoncement à l’aventure. Ce qui expliquerait que les scènes les plus fascinantes (outre celles d’immersion dans le jeu en réseau Black Hole, sur lesquelles nous reviendrons) soient celles le confrontant à une figure d’autorité interrogeant froidement sa vaillance : la leçon du père de Marion, lui rappelant que lui aussi a eu son âge et sait parfaitement ce qui peut passer par la tête d’un jeune homme ; les face à face avec Vincent, le frère d’Audrey, joué par un Melvil Poupaud inquiétant comme rarement. A ces moments-là, n’est offert à Gaspard d’autre choix que celui d’une remise en question de sa propre condition, le garçon semblant se dire : ces hommes-là lisent en moi comme dans un livre ouvert, leur apparente réserve quant à ma fréquentation de leur fille / sœur n’est-elle pas, bien que je me persuade du contraire, le fruit d’une certaine clairvoyance ?

C’est lors de ces quelques instants de pacifique défiance que non seulement le film acquière sa réelle pertinence dramaturgique (s’y esquissent les problématiques voisines du libre arbitre, de la lucidité, de la conscience) mais surtout que prend corps la dimension profondément terre à terre du travail scénaristique de Gilles Marchand et Dominik Moll. Les intéresserait moins au fond le déploiement d’une grande forme cinématographique, d’une mise en scène stylisée que la transparence des situations, l’énonciation de leurs composantes. Cinéma de scénaristes, avec ce que cela implique comme limites (tout est presque trop lisible, les rouages du scénario sont repérables à des kilomètres) mais aussi comme noblesse artisanale (cette lisibilité, ces repères sont aussi et surtout les signes d’un véritable souci de cohérence). L’ambition de L’Autre Monde est moins de rivaliser avec Lynch ou Weerasethakul, en matière d’apprivoisement des fantômes et autres déambulations en monde parallèle que de prendre le virtuel pour ce qu’il est. Rester suffisamment ancré dans le réel, le cadre initial de chronique adolescente pour mieux accentuer le caractère ludique des séquences de Black Hole.

Réalisées par Djibril Glissant, celles-ci sont parmi les plus belles proposées récemment dans un film français, en ce sens que s’y concrétise comme nulle-part l’intégration des codes vidéo ludiques à une narration classique. Si ces dernières confèrent au film une telle densité, c’est justement parce-qu’ à aucun instant elles n’apparaissent comme des démonstrations de force. Gaspard est moins victime du jeu qu’il ne s’amuse à se créer une identité (Gordon, son avatar, est noir), séduire une fille inaccessible dans la vraie vie… quitte à franchir le point limite – assez malaisant, il est vrai – du suicide virtuel. Le reste, à savoir les répercussions de ce goût naissant pour l’« autre monde » – celui où l’on gagne des points en tabassant un videur, où toute silhouette est prometteuse de révélation ou d’affrontement – dans le quotidien jusqu’ici préservé de Gaspard ne sera que trompe-l’œil.

                                                                                                        

L’horizon

La réussite du film repose surtout sur les prétextes de déconnexion mis à la disposition de Gaspard (appel téléphonique de sa copine, retard à un rendez-vous…). S’il se laisse finalement un peu aller, abandonne plus ou moins Marion, Yann et Ludo, cela ne veut aucunement dire que le virtuel aura fatalement eu raison de sa lucidité, mais qu’à cette heure de sa vie, à ce moment précis, cette aventure lui était nécessaire. Difficile ceci dit de définir avec certitude cette relative absence de drame comme un signe de maturité plutôt qu’un excès de prudence de la part du cinéaste et son coscénariste. Ce refus de l’action, du débordement du cadre a été, on s’en souvient, la marque de tous leurs précédents films respectifs.

Qu’un ami nous ait méchamment voulu du bien, que l’on se soit demandé qui avait tué Bambi, qu’un lemming soit sorti d’on ne sait où, toujours le plan restait fixe, stable, d’une blancheur côtoyant dangereusement l’aseptisation, la phobie du décadrage. Reconnaissons à cet Autre Monde d’avoir sur ce point franchi un joli cap : celui du corps, de ses états, de l’incarnation. Bien que les dernières minutes ne soient pas les plus convaincantes (notamment la décevante scène de rédemption finale, proche sinon directement inspirée de celle de L’enfant des frères Dardenne), il faut au moins louer l’homogénéité d’un film qui, comme dit plus tôt, aura su garder jusqu’au bout le cap d’une véritable cohérence visuelle et narrative.

Dernier mot sur les trois acteurs principaux : Grégoire Leprince-Ringuet, Louise Bourgoin et Pauline Etienne. Si le premier confirme de film en film une vigueur délicate, un alliage de certitude et de défaillance en faisant depuis Les chansons d’amour d’Honoré l’un des jeunes premiers les plus à suivre du cinéma français, doit être saluée la très manifeste recherche de contenance de la deuxième, dont la folie douce sexy fit des étincelles dans une autre vie. Quant à la troisième, encore très jeune, que dire sinon qu’elle a le regard convaincu des grandes actrices (post) adolescentes, que son jeu sans maniérisme l’installe tout de suite dans la scène, que sa disponibilité sereine au plan est de celles que nous adorons, que nous étreint l’espoir qu’elle trouve un jour son Maurice Pialat.

                                                                                                         

Titre original : L'Autre monde

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Durée : 100 mn


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