Frank Borzage adapte pour la première fois en 1932 le roman éponyme d’Ernest Hemingway. D’autres suivront, jusqu’au raté Un temps pour l’amour de Richard Attenborough (1996), mais le film du réalisateur de Lucky Star (1929) et The Mortal Storm (1940), malgré son rejet en bloc par l’écrivain, reste bien la meilleure adaptation. Trop éloigné de l’œuvre originale pour qu’Hemingway puisse l’accepter, L’adieu aux armes offre une vision mélodramatique de la guerre et, par son thème (l’amour plus fort que tout), s’inscrit parfaitement dans la filmographie de Borzage. Dans Lucky Star, il filmait déjà un couple qui, du malheur et de la misère, trouvait un amour qu’il pensait à jamais perdu ; Angela, dans L’ange de la rue (1928), survivait à la prostitution et à la prison pour être sauvée par l’amour de Gino ; Trois Camarades (1938) confrontera lui plus tard trois hommes amoureux de la même femme dans le Berlin de la montée du nazisme… « Nous sommes destinés à nous rencontrer dans le noir », dit en souriant Catherine à Frederick lors de leur première nuit ensemble. C’est le poids des personnages de Borzage qui, parachutés dans l’Histoire, doivent sans cesse lutter pour s’y faire une place ; se battre pour fuir le noir qui les entoure, et trouver la paix. « Nous sommes destinés… ». Catherine et Frederick la trouveront, mais à quel prix ?
Se créer un monde
Borzage décale le réel et très tôt laisse derrière ses personnages l’Italie quasiment surréaliste qu’il a filmée, mais également la guerre qui y gronde. Il ne s’agit pas d’un déni du cinéaste – son œuvre entière est hantée par les deux conflits mondiaux –, mais plutôt d’un besoin naturel des personnages. Bon soldat durant les premiers instants du film, Frederick obéit, accepte sans réflechir ce qui lui arrive. Mais une fois Catherine rencontrée, plus rien ne semble avoir d’importance à ses yeux si ce n’est elle. En filmant plusieurs scènes de combat, dont une de cinq minutes où le lieutenant franchira rivières et champs de bataille pour rejoindre la jeune femme, Borzage nous montre la guerre comme son personnage la voit. Sa grande expérience du muet aidant, la guerre hurle et saigne et l’expressivité de ces cinq minutes est telle qu’on se trouve surpris après cela de réentendre la voix de Frederick. La guerre n’a plus d’existence pour lui mais elle est bien là : sans visage et sans nom, comme le montrent les plans d’un cimetière où chaque croix pourrait remplacer une autre. Il rejoindra Catherine. Pour lui comme pour elle, plus rien n’existe autour d’eux. Catherine et Frederick construisent leur monde.
Savoir dire adieu
Quand Borzage les fait se retrouver lors de la scène finale, Catherine est mourante et implore Frederick : « Ne me laisse pas partir. Là-bas, tout est sombre et vide ». Les yeux du jeune homme sont pleins de terreur. L’un sans l’autre, le monde qu’ils ont créé ne peut que s’écrouler. Les souvenirs de leur première nuit d’amour reviennent alors comme un présage funeste. « Nous sommes destinés à nous rencontrer dans le noir ». Le destin s’écroule sur eux de toute sa cruauté, de toute son ironie. Le monde les a rattrapés, alors que faire maintenant ? Frederick tente de la convaincre qu’elle ne mourra pas mais le ton est faux. Borzage éclaire alors le visage de Catherine d’une lumière de plus en plus forte et fait promettre au soldat son amour éternel. La scène devient bouleversante quand Frederick porte le corps inanimé de la jeune femme comme il porterait une jeune mariée et s’approche de la fenêtre de la chambre d’hôpital. Les cloches de l’armistice sonnent et leur amour semble avoir transcendé tout ce qui les entourent, l’humanité entière. Ce qu’ils ont créé est mort mais a donné naissance à quelque chose de plus beau, de plus courageux encore. A la fin des Dames du Bois de Boulogne de Robert Bresson (1945), Agnès (Elina Labourdette), sur le point de mourir sur ce qui est devenu son lit de mort, se relève dans un ultime sursaut et renaît de l’amour de Jean (Paul Bernard). Jean-Luc Godard, dans ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998), voit en ce sursaut celui d’une France d’après guerre qui se devait de réagir ou bien de mourir. Les scènes sont voisines mais si Catherine ne se relève pas dans le film de Borzage, sa mort résonne tout autant. Malgré l’espoir qui submerge cette scène et se mèle aux larmes, discrètement, le cinéaste semble nous implorer. L’Italie sans vie, les bombes qui tombent et les champs de bataille nous reviennent : pleurez pour Catherine et Frederick, mais pleurez aussi pour les autres.