La Vie de O-Haru, femme galante

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Au XVIIeme siècle, dans un temple rempli de statues du Bhoudha dont l’une lui rapelle les traits de son premier amant, Oharu, vieille prostituée encore en activité, se remémore sa vie.

Le film s’ouvre par l’errance d’une vieille prostituée, O’Haru. A travers sa longue et lente marche, on sent peser sur elle tout le poids d’une vie de souffrance. « Quand tu étais au palais royal, tu ne pensais pas que tu ferais ce métier ! Comment en es-tu arrivée là ? », lui demande l’une de ses compagnonnes de route. « Ne me demande rien du passé, je veux tout oublier », lui répond O-Haru. Dès la première séquence, la puissance magnétique de Mizoguchi opère. Un travelling douloureux, des plans fixes dans lesquels les personnages se meuvent avec difficulté, un espace parfaitement structuré, l’expression du visage de Kinuyo Tanaka : comme à son habitude, le cinéaste n’a quasiment pas utilisé de mots. On ne peut que rester perplexe face à une telle perfection, et on pressent qu’on aura l’immense privilège d’assister à l’un des plus grands films du cinéaste.

La dernière séquence du film fait clairement écho à la première : on y voit O-Haru mendier de porte en porte, la tête baissée. Rien n’a donc changé pour elle, le crépuscule de sa vie n’est que la conclusion métaphorique de son tragique parcours : elle aura été destinée à une vie d’errance et de solitude ; elle aura été une ombre engagée depuis toujours sur la voie du malheur… Mais que s’est-il donc bien passé ? Comment O-Haru, courtisane du palais impérial de Kyoto, a-t-elle bien pu être amenée à vivre cette vie de misère ? Pour nous narrer le destin tragique et magnifique de cette femme à qui la vie n’aura jamais souri, Mizoguchi introduit un long flash-back : nous revoilà plongé plus de vingt ans en arrière.Alors qu’elle était, à vingt ans, l’une des courtisanes les plus en vue du palais royal de Kyoto, O-Haru s’éprend d’un jeune homme de rang inférieur. Voilà une chose interdite : le jeune homme en question (Toshiro Mifune) est exécuté, O-Haru et sa famille sont condamnées à l’exil.

Dès lors, la vie d’O-Haru ne sera plus que désillusions et humiliations. Le père d’O-Haru envisage un moment de vendre sa fille. Mais le seigneur Matsudaira, dont la femme est stérile, voit en elle la mère parfaite. O-Haru met au monde un garçon, puis est chassée du palais sans ménagement. Son père, furieux, décide alors de la vendre à une maison de geishas, dont elle sera là aussi chassée. Le bonheur semble enfin se profiler quand elle épouse Yakichi, un marchand d’éventails. Mais celui-ci meurt, assassiné par des voleurs. La belle O-Haru décide alors d’entrer dans les ordres. Mais son passé de geisha la rattrape, une nouvelle fois elle est chassée, et doit se prostituer. Fin du flash-back.

Les dernières séquences du film nous font croire à un changement radical de perspective : la famille Matsudaira souhaite revoir O-Haru. La chance aurait-elle tourné ? Evidemment non, la seule chose que recevra O-Haru, ce seront des réprimandes sur sa vie dissolue ; O-Haru est tenue pour unique responsable de la vie « de débauches » qu’elle a menée. O-Haru repart sur les chemins, seule, ayant pour unique recours la mendicité.

Partie 1 : O-Haru, entre révolte et résignation

Le tribunal impérial de Kyoto vient de prononcer la sentence : la famille d’O-Haru est condamnée à l’exil. Les parents d’O-Haru exécutent une révérence par respect pour la sentence prononcée. O-Haru, elle, reste immobile une ou deux secondes avant, elle aussi, de baisser la tête. Une séquence esthétiquement très réussie, doublée d’une symbolique réelle : en restant la tête haute, O-Haru manifeste son désarroi et son dégoût à l’égard du tribunal avant, elle aussi, de se plier à la décision. Toute son existence ne sera que la répétition de cette séquence : à chacun des épisodes de sa vie, O-Haru passe par une phase de révolte avant de se résigner et d’accepter.

Juste après avoir été chassée de la maison de geishas, O-Haru est envoyée par son père chez des amis, afin de servir les maîtres de maison, un couple de riches commerçants. Au début, O-Haru semble s’entendre parfaitement avec la maîtresse de maison ; celle-ci lui révèle même un terrible secret : elle a perdu ses cheveux lors d’une grave maladie, mais cela, il faut ne le répéter à personne ! Par la suite, la maîtresse de maison apprend que O-Haru a été geisha ; elle la juge impitoyablement, la traite de catin, et la condamne pour sa conduite impardonnable. O-Haru ne dit mot, mais sa vengeance sera terrible : elle s’ingénue à trouver un stratagème révélant au mari l’effroyable secret de sa femme.

Une autre séquence vient également à l’esprit. Cette séquence est la dernière du flash-back. O-Haru, devenue prostituée à son compte, est accostée par un vieillard solitaire. Celui-ci l’emmène dans un refuge, où il reste désespérément catatonique. Il la montre soudainement aux autres hommes présents dans la pièce (O-Haru n’avait pas connaissance de leur présence), en affirmant qu’elle est le symbole d’une vie de débauches : « Vous tous qui êtes ici, regardez-la bien (il prend une lampe). Le péché de la chair vous tente-t-il encore ? Si vous voulez aller jusqu’au fond de l’âme humaine, et sentir la fragilité de notre destin terrestre, alors regardez ce fantôme d’une vie de plaisirs (il montre du doigt O-Haru). Humiliée, O-Haru ne dit mot.

Mais alors qu’elle quitte la pièce, elle est prise d’un sourd besoin de vengeance ; le vent de la révolte semble la porter : elle se retourne, puis vient voir les pèlerins effrayés en agitant ses mains comme s’il s’agissait de griffes. Un sourire narquois figé sur le visage, elle remercie « l’auditoire » puis s’en va, la tête basse, réduite à sa condition de prostituée misérable, n’ayant pour seule satisfaction qu’un désir de vengeance assouvi.Dernière séquence mémorable, celle où O-Haru revoit son fils. En fait, les généraux du royaume de Kyoto lui ont permis d’apercevoir son fils, avec interdiction de s’en approcher. Mais l’appel de la mère qu’elle n’aura jamais été est trop fort : O-Haru désobéit et se précipite sur son fils.

Trois séquences très significatives, donc. Comme nous l’avons dit précédemment, ce processus de révolte puis de résignation est le résumé de la vie d’O-Haru. Le fait est que la société n’aura eu cesse de la juger comme unique responsable de sa dégradation physique et morale. Son père lui-même estime qu’elle est l’unique cause du déshonneur qui s’abat sur la famille. Tout le monde la blâme pour avoir délibérément choisi sa vie. Alors qu’en fait, O-Haru n’est que le produit de la société ; ou plutôt, elle est le produit de l’aliénation de l’individualité dont la société est à l’origine. Exemple : elle aurait tant voulu être libre d’aimer et d’être aimée par qui bon lui semble ; mais parce que cela est interdit, elle est chassée du royaume de Kyoto. Elle aurait aimé servir paisiblement une famille de marchands, mais sera chassée parce avoir été geisha est signe d’impureté.

Les seules personnes à comprendre qu’O-Haru est en réduit à la condition de prostituée parce qu’aucun autre choix ne s’offre à elle, ce sont les autres prostituées : « Il faut manger ou mourir ; or il est difficile de mourir », dit l’une d’elles…Parce que les gens se montrent si obstinés à voir en elle le symbole de l’impureté humaine, parce que toute révolte semble vaine, O-Haru finit par accepter pleinement sa condition. Elle s’accepte toute entière dans son rôle de prostituée lubrique vendant son corps au plus offrant, elle s’accepte dans sa vie de solitude, de froidure et de misère physique. La résignation aura donc étouffé toute volonté de révolte. Elle est pertinemment consciente de l’injustice qui lui aura constamment été faite. Mais elle n’a plus la force de se révolter. Que peut donc bien faire une femme confrontée à la fatalité ?

La Vie d’O-Haru, femme galante, est donc avant tout l’histoire d’un combat joué d’avance entre révolte et résignation. C’est également un grandiose portrait de femme. O-Haru est probablement le personnage le plus fort mis en scène par Mizoguchi. Spectacle terriblement émouvant que celui de cette femme brimée et résignée, touchée au plus profond de son être, et dont l’orgueil fini complètement étouffé par la machine à détruire qu’est la société. A la fin de sa vie, O-Haru n’est plus rien ; la seule marchandise qu’elle possède, son corps, ne vaut plus rien. Et nous, spectateurs, sommes profondément troublés. Parce que sous ses airs de mélodrame glacial, la tragique histoire d’O-Haru semble nous dire que toute tentative de conduite individualiste de la vie est vouée à l’échec ; quand le malheur s’abat sur vous, la seule chose à faire est de l’accepter, semble affirmer ce film terriblement pessimiste. Un propos pas vraiment différent des autres films du cinéaste…

Partie 2 : L’argent, le maître des hommes

On l’a vu, l’honneur est un puissant vecteur de la société. O-Haru est expulsée de nombreux lieux qu’elle fréquente parce que sa condition d’ancienne geisha souille l’honneur de ses hôtes. Mais un autre paramètre entre en ligne de compte, l’argent. A l’origine des malheurs O-Haru se trouve la question de l’honneur : en s’éprenant d’un homme de condition inférieur, O-Haru ne rend pas honneur aux jeunes dames de son rang. La question de l’argent vient tout de suite après : afin de payer ses dettes, le père O-Haru vend sa fille à une maison de geishas.

Un épisode est particulièrement significatif, celui de la maison de geishas. Il résume parfaitement et très clairement l’esprit du film : « tout est à vendre ; rien n’existe en soi et pour soi, donc tout est faux ». Cet épisode est également très intéressant car il contient un paradoxe fort subtil que nous allons tenté de démêler.Un jour, un paysan du nom d’Inaka arrive à la maison de geishas. Il dit avoir économisé toute sa vie pour s’offrir quelques plaisirs charnels. De ses poches, il sort plusieurs bourses pleines de pièces. Les tenanciers de la maison s’empressent alors d’exécuter le moindre de ses désirs ; ils sont ridicules à s’agenouiller ainsi devant lui. Mais l’argent est un vecteur puissant de la conduite humaine, plus puissant même que l’honneur : devant la fortune proposée par le paysan Inaka, les tenanciers et mêmes les prostituées sont prêts à perdre leur honneur ; leur seul désir est de finir la journée plus riches qu’ils ne l’avaient commencée. Seule O-Haru reste impassible ; elle quitte même la pièce devant ce spectacle pathétique. Cette attitude marque profondément Inaka, qui affirme ne vouloir la compagnie que d’O-Haru.

Mais pourquoi donc, qui est cet Inaka ?En fait, Inaka est un faussaire. On ne le saura qu’à la dernière séquence de l’épisode, quand il se fera arrêter. Dès lors, on comprend tout de sa motivation. Inaka était probablement un pauvre paysan méprisé par les gens de classe supérieure. Avec l’argent en sa possession, il se permet d’humilier autrui comme autrui l’a humilié. Son action est en bonne partie une vengeance. Mais elle est aussi confirmation de sa théorie : l’argent fait tout. Inaka méprise les autres et, in extenso, l’argent. Sa cruauté est en fait extrême : les gens de la maison de geishas ne sont que les cobayes de son expérience. Sa cruauté le pousse même à se réjouir d’avoir été démasqué : il s’amuse alors de la rage et du dépit de ses victimes (quand il est arrêté, il ne peut s’empêcher de rire).

Mais lui-même n’est que néant. Il ne sait que détruire ; c’est un nihiliste absolu. Et O-Haru, dans tout cela ? La position d’O-Haru intrigue Inaka : c’est la première fois qu’un être humain résiste aux sirènes de l’argent. C’est pourquoi il demande à la voir. Une fois seul avec elle, il lui demande de devenir sa femme, et de partager sa fortune avec lui. O-Haru accepte, et Inaka est aux anges : finalement, il avait bien raison, personne ne peut résister à l’argent. « L’argent, l’argent ! dit-il hilare. On fait ce qu’on veut avec les femmes ! Et les yeux des hommes brillent quand ils le voient ! Malgré tous tes airs offensés, il t’intéresse toi aussi. Cet argent elle le prix de ta personne (il lui montre sa bourse remplie de pièce).

L’argent est un Dieu qui comble tous mes vœux ! ». Pourtant, O-Haru lui répond « Tu te trompes, je n’ai pas le cœur si vil ». Nous spectateurs savons bien qu’O-Haru est sincère ; non qu’elle soit une sorte de cœur pur, d’être moralement parfait, mais on sait que son besoin d’aimer, de trouver un objet à aimer, constitue la seule chose qui lui importe dans sa vie. Bien évidemment, notre paysan n’est pas au courant du traumatisme vécu par O-Haru lorsqu’elle était à la cour impériale de Kyoto. Et il croit qu’O-Haru est revenue auprès de lui pour son argent. Et il la juge sans pitié ; sa cruauté le rend complètement aveugle. Il croit détenir une vérité et ne veut plus la lâcher. En fait, c’est plutôt la vérité qu’il croit détenir qui le tient, et qui ne le lâche plus.

On se trouve alors dans un très subtil exemple de croyance illusoire impulsée par les affects humains ; Inaki déforme la vérité pour qu’elle corresponde à sa croyance : il était venu à la maison de geishas avec la ferme croyance que l’argent conduisait les hommes, et il interprète tous les faits et gestes des hôtes de la maison comme une confirmation de sa croyance. En outre, il n’a plus aucun « doute », le doute salvateur seul garant de la Raison bien menée. Au lieu de tester sa croyance à l’épreuve de la Raison, il teste la Raison à l’épreuve de sa croyance.

Au final, il est donc beaucoup plus qu’un « simple » nihiliste. Il est la figure de l’homme qui juge par croyance illusoire, de l’homme dépossédé de la Raison. Le terme de « croyant nihiliste » ne renvoie à aucune notion philosophique précise ; pourtant, il définit bien la personne qu’est Inaki.Inaki aura donc cru berner la société et ses hommes incapables de toute lucidité, car aveuglés par l’argent. Mais lui aussi aura été incapable de lucidité, aveuglé qu’il est par sa croyance en l’argent. Autrement dit, lui aussi aura été trompé ; mais il aura été trompé non pas directement par l’argent (comme le sont les hôtes de la maison) mais par sa croyance sur l’argent, qui l’empêche de reconnaître O-Haru à sa juste valeur.

Partie 3 : La femme, un objet sexuel

Dans la première séquence du film, celle de l’errance d’O-Haru, celle-ci se plaint d’être devenue trop vieille, et de ne plus attirer les hommes. Une chose très gênante quand on fait son métier. En tout cas, les choses, dès le début, sont très claires : la femme n’est considérée que comme un pur objet sexuel. Le reste du film ne fera que confirmer cette impression.La seule fois où il sera question de sentiments sincères, ce sera lors de l’idylle avortée entre O-Haru et son prétendant de classer inférieure.

L’histoire tourne au drame, le jeune homme est décapité ; avant de mourir il dit : « O-Haru, trouve un homme de bien et sois heureuse. N’oublie pas que seul un amour sincère rend heureux ». Un autre épisode aurait pu être synonyme de bonheur pour O-Haru, celui où elle est mariée avec Yakuchi, le marchand d’éventails.

L’épisode est très bref, mais intense. Une première séquence nous montre Yakuchi quitter sa femme, le matin, pour vaquer à ses occupations professionnelles ; lors de cette séquence, on se dit que tout se passe bien : les rôles sont parfaitement respectés, O-Haru est une femme charmante et très attentionnée vis-à-vis de son époux. Elle tient le commerce en l’absence de son mari.Vient alors la seconde séquence de l’épisode. Une femme arrive au magasin, accompagnée de sa fille ; immédiatement, elle se fond en compliments sur le magasin et la vie que doit très sûrement menée O-Haru.

Pour conclure, elle souhaite le même destin à sa propre fille. O-Haru, elle, ne sait que répondre, et se montre très évasive, voire hésitante. Que penser de cette attitude ? Soit, première hypothèse, O-Haru émet des doutes quand à la possibilité que cette vie heureuse se prolonge ; elle sait au fond d’elle qu’elle n’a pas le droit au bonheur, elle sent la fatalité du malheur la rattraper inexorablement ; elle pressent que le drame est proche. Soit, seconde hypothèse (tout aussi probable que la première), le bonheur du couple n’est qu’apparent ; peut-être le couple est-il séparé, et que la vie qu’il mène n’est pas aussi radieuse que le pense la cliente ; autrement dit, O-Haru n’est peut-être qu’un objet destiné à faire tenir le commerce de son mari. La dernière séquence de l’épisode met fin à toute les supputations :Yakuchi revient dans un brancard, mort, probablement assassiné par des voleurs. Quoi qu’il en soit, O-Haru se rend compte très rapidement qu’elle ne pourra être sincèrement aimée. Elle se contenterait alors volontiers de n’être qu’un objet à aimer ; mais même cela n’est pas possible.

Au final, elle se résigne à être un pur objet sexuel.

Le métier de prostituée résume bien la condition de la femme réduite à un simple objet sexuel. Cet aspect est évident et omniprésent dans le film. On aurait pu étudier une ou deux séquences faisant intervenir des prostituées. Nous avons préféré étudier un épisode que nous estimons plus subtil, celui où O-Haru est chargée d’enfanter un garçon pour le seigneur Matsudaira. En fait, la femme du seigneur est stérile. Quelle aubaine pour lui ! Il va pouvoir satisfaire ses fantasmes sexuels : il donne à ses généraux une description ultra minutieuse de la femme qu’il veut (bouche fine, pas de grains de beauté, formes harmonieuses, nez allongé,… : la liste des « critères » physiques est impressionnante).

Une séquence est particulièrement marquante : un marchand a réuni toutes les plus belles femmes de la région. Plus d’une centaine de jeunes filles s’entassent tels des poissons sur un étalage. Le représentant du seigneur passe dans les rangs, il examine, il tâte la marchandise. Celle-ci a des grains de beauté, celle-là est trop petite, etc. Finalement, c’est O-Haru qui sera choisie. O-Haru refuse dans un premier temps la tâche qui lui est confiée : elle veut un amour pur. Mais son père la force à accepter, si bien qu’O-Haru se voit investie d’un rôle qu’elle désapprouve.

Dès son arrivée au palais du seigneur Matsudaira, O-Haru est considérée par la femme du seigneur comme une rivale. Un rival puissant, car objet sexuel. O-Haru n’est pas aimée par sentiments purs par le seigneur (personnage qu’on ne voit pas dans le film). Et une fois qu’elle aura accouché, on lui retirera son pouvoir de mère (séquence où on lui retire le bébé des bras pour le faire allaiter par quelqu’un d’autre) ; à noter que la non reconnaissance de son « pouvoir » de mère trouve écho dans la séquence où O-Haru voit passer le devant ses yeux le palanquin transportant son fils, le jeune prince, et dans la séquence où les généraux du royaume l’empêche de retrouver son fils, devenu seigneur à son tour. Pour en revenir à l’épisode Matsudaira, O-Haru est donc réduite à jamais au rôle initial confié : celui d’objet sexuel. Les généraux du clan décident de lui retirer ce pouvoir en la chassant du royaume. Dès lors, O-Haru n’est plus rien.

Au final, elle n’aura été pour le seigneur Matsudaira qu’une « prostituée de luxe ».Sa quête d’identité est alors évidente ; tout au long du film, la volonté d’O-Haru d’être aimée et désirée se double assez clairement d’une volonté d’affirmation de soi (exprimée au plus fort lors de ses moments de révolte). Autrement dit, l’affirmation de son individualité passe par l’affirmation de son droit d’aimer et d’être aimée. Mais cette double affirmation sera constamment étouffée par la société qui ne la considère que par la « richesse » de son corps. Apparaît un paradoxe insoluble et profondément déprimant : les rares fois où O-Haru est considérée, c’est pour son corps et rien d’autre ; elle est désirée en tant qu’objet sexuel par les membres masculins de la société. Mais en même temps, la société réprime la prostitution et l’accable pour l’usage qu’elle fait de son corps. Il ne semble donc pas y avoir de solution. L’idée de fatalité prend alors tout son sens…

Conclusion

L’histoire d’O-Haru est donc le récit d’une terrible fatalité, d’une quête sans issue vouée d’emblée à l’échec ; c’est aussi le récit d’une femme qui tente d’affirmer son individualité à travers son droit à être aimée. Mais bien sûr, cette affirmation sera niée par la société, qui ne reconnaît en elle qu’un objet de plaisir sexuel. Que penser de la (magnifique) dernière séquence ? Certes, elle consacre l’ultime étape de la dégradation physique de notre héroïne : O-Haru n’est plus rien, c’est un déchet, une épave. Pourtant, à bien la regarder, on ne décerne ni crainte, ni désespoir. Elle semble comme libérée. Libérée probablement de sa volonté d’affirmation d’elle-même ; la révolte extérieure et sociale qui l’animait a effectivement totalement disparu ; O-Haru accepte tout avec une sorte d’indifférence, la pitié de certaines gens comme leur méchanceté et leurs sarcasmes. Sa résignation et sa révolte se confondent tous deux dans une forme d’ascèse intérieure (en modérant ici le poids du mot « ascèse »). Son désir d’affirmation individuelle ne concordait pas avec ce que la société pouvait lui offrir ; elle a donc modifié son propre état d’esprit et s’est adaptée à sa nouvelle condition de mendiante. En acceptant sa misérable condition, O-Haru s’est échappé intérieurement, comme le font de nombreux personnages du cinéaste.

On pourrait encore parler longuement d’un tel chef-d’œuvre. On pourrait essayer de parler de l’esthétique si forte et si puissante de Mizoguchi, qui est probablement le cinéaste qui parvient à tirer le plus de force de sa mise en scène. Cette force tirée de la mise en scène avant tout se ressent, ensuite s’explique. Pas la peine d’être un cinéaste confirmé pour ressentir toute la puissance de la mise en scène de Mizoguchi, qui provient de la perfection de tous les cadrages, de la « force tranquille » des mouvements de caméras, de l’utilisation de l’espace et des jeux de lumières resplendissants.On pourrait essayer également de convaincre que l’histoire d’O-Haru est sans nul doute la plus forte que Mizoguchi nous ait contée.

O-Haru n’est pas un résumé des personnages de Mizoguchi, car chacun de ses personnages est différent des autres. Quoi qu’il en soit, il est très difficile de ne pas être ému par son tragique destin. Finalement, on a bien le droit à un mélodrame. Mais un mélodrame bien différent de ce qui peut se faire à l’époque au Japon. Tous les films de Mizoguchi sont en fait plus ou moins des mélodrames. Et tous ses films, sans exception, recèlent une force extraordinaire. Seul un Ozu, au Japon, aura réussi l’exploit, toutes époques confondues, d’être aussi constant (dans un style très différent, attention).

On pourrait effectuer une comparaison frappante : Kurosawa, considéré par d’aucuns comme le plus grand cinéaste japonais, s’est lui aussi essayé au mélodrame. Sa plus belle réussite, incontestablement, est Vivre (1952, l’année même de La Vie d’O-Haru, femme galante) ; L’Idiot, dans son genre, n’est pas mal non plus, quoi qu’il souffre de quelques longueurs. Cependant, Kurosawa cède dans quelques uns de ses films à des élans mélodramatiques assez pathétiques : le meilleur exemple en est Le Duel silencieux ; la tendance à la « mélodramatisation » exacerbée est également présente dans Scandale (film qui par ailleurs possède de très bonnes qualités). Là où Mizoguchi nous livre des mélodrames froids et implacables, animés d’une forte quasi transcendante, Kurosawa nous pond des mélos indigestes accumulant pas mal de clichés inhérents au genre.

Reste, pour conclure définitivement, que La Vie d’O-Haru, femme galante a pleinement participé à faire connaître le cinéma japonais en Occident. En 1951, le fabuleux Rashomon (Kurosawa) obtient le lion d’or au festival de Venise. L’année suivante, c’est au tour du film de Mizoguchi d’être récompensé par un lion d’argent (qui reste tout de même une insulte !). Pour finir, une petite anecdote : peu après le festival, un critique occidental dit à Mizoguchi, avec beaucoup d’enthousiasme, qu’il est l’égal de…William Wyler. Mizoguchi va voir un film de ce cinéaste (qu’il ne connaissait pas avant que le critique lui en parle). Il dira peu après « Eh bien, je n’ai rien à craindre »…

Titre original : Saikaku Ichidai onna

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Durée : 133 mn


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