La Valse dans l’ombre

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Signé du méconnu Mervyn LeRoy (« Quo Vadis » – 1951), ce beau mélo a surtout pour particularité d’offrir un personnage s’obstinant à refuser le bonheur. Close-up sur Vivien Leigh.

Ce beau mélodrame de Mervyn LeRoy (cinéaste à redécouvrir, connu essentiellement pour son Péplum Quo Vadis – 1951) marqua surtout pour le public américain et international le grand retour de Vivien Leigh, un an après ce qui apparaissait déjà comme le rôle de sa vie : la capricieuse Scarlett O’Hara d’Autant en emporte le vent (Gone with the Wind), hyper-mélo technicolor devenu très vite l’emblème du genre. Il serait pourtant injuste de ne mesurer sa performance dans Waterloo Bridge (titre original que l’on préfèrera au peu engageant La Valse dans l’ombre) qu’à la lumière de ce passif, tant ce personnage de Myra Lester, avançant dans un récit plus épuré, plus nu que celui du film de Victor Fleming, s’avère exemplaire d’une peu fréquente « autonomie » du personnage de mélo. La tragédie de cette jeune danseuse de ballet tombant amoureuse d’un officier anglais en pleine Première Guerre mondiale repose en effet moins sur la cruauté de la société, l’obstination du destin à rendre leur histoire impossible que sa propre prédisposition au malheur. Autrement dit, si Myra n’était pas – comme le lui fera remarquer le Capitaine Loyd quelques minutes avant leur premier baiser – aussi pessimiste, peut-être serait-elle encore à ses côtés, sur ce Waterloo Bridge ayant accueilli leur rencontre, à l’heure où sonne la Seconde Guerre.

Une belle histoire

Le film s’ouvre en effet sur un couvre-feu, le peuple londonien de 1939 étant appelé à rester chez lui par mesure de sécurité. Très vite, une figure singulière se distingue : un homme en uniforme, tempes et moustache blanches, demandant à son chauffeur de le déposer sur un pont l’interpellant visiblement. Gros plan sur les mains du Capitaine Loyd accoudé au pont, tenant un talisman, puis sur son visage triste, pensif. Réminiscence off de mots émis par une voix féminine, conférant à ce même plan une profondeur de temps, un relief nostalgique l’extrayant déjà du présent. Fondu enchaîné laissant apparaître le même homme en plus jeune, mais surtout plus pleinement dans son temps, plus « présent » : oui, Waterloo Bridge, comme nombre de grandes fictions romanesques hollywoodiennes, reposera pour l’essentiel sur un flash-back, le retour d’un personnage vieilli sur une histoire passée, souvent celle de sa vie.

Saisit très vite dans cette introduction brève le sens de la contextualisation de Mervyn LeRoy, parvenant à imbriquer deux temporalités, mais surtout deux humeurs distinctes par le biais du procédé le plus « classique » qui soit en matière de mise en scène, le plus en adéquation surtout avec le genre romanesque. La grâce du film sera ainsi pour grande part affaire de gros plans sur les visages de Vivien Leigh et Robert Taylor, invitant à déceler une émotion incertaine, et de fondus enchaînés donnant plus d’une fois l’impression d’une évidence dans le défilement des scènes, du récit. Non, dans Waterloo Bridge, le monde n’est pas contre ce couple. Au contraire, à l’exception de Madame Olga, la directrice du ballet incarnée par l’actrice d’origine russe Maria Ouspenskaïa, leur rencontre, l’idée folle de leur union le lendemain ne trouvera de la part de leur entourage que bénédiction.

Le regard de Myra

C’est pourtant contre cette bienveillance générale que semblera s’obstiner à aller le personnage de Myra qui, relevant dans le journal le nom de Roy parmi les soldats tués au combat alors même qu’elle s’apprête à rencontrer sa mère au restaurant, ne parviendra jamais à lui exprimer la raison réelle de son trouble. Cette même confusion la conduira à sa perte, malgré les retrouvailles inespérées avec Roy, finalement bien vivant ; la présence pleine du jeune homme, sa motivation, malgré ces longs mois de séparation, à tout lui offrir, reprendre leur histoire là où elle s’était brutalement interrompue – un mariage planifié contrarié par l’appel du front – accentuant davantage sa culpabilité d’avoir vendu son corps pour survivre. Si Robert Taylor campe un Capitaine Loyd plutôt convaincant (lui qui confessa un jour savoir qu’il n’était pas le meilleur acteur de sa génération), dans un mélange d’assurance de grand garçon et d’extrême douceur, c’est bien Vivien Leigh qui s’avère le seul véritable vecteur émotionnel du film. Outre sa grande beauté, son illustre photogénie, chaque expression de son visage réaffirme la force du hors champ en termes strictement dramaturgiques. La scène où, dans la chambre de leur foyer qu’elle partage avec sa fidèle amie Kitty (gracieuse Virginia Field, dans ce qui est bien plus qu’un second rôle : un personnage clé veillant tout du long Myra comme une sœur), elle aperçoit à la fenêtre Roy l’attendant sous la pluie est en ce sens très parlante : immobilité faciale instaurant une incertitude, un suspense diffus ; ouverture progressive du visage donnant idée de ce qu’elle voit, avant même que le contrechamp ne valide notre intuition.

De même, lorsqu’elle retourne sur Waterloo Bridge, culpabilisant après avoir deviné que Kitty se prostituait pour payer le loyer de leur chambre de bonne, suite à leur éviction de la troupe de Madame Olga, une voix masculine l’interpelle. Alors qu’elle se retourne, l’espoir que cette voix soit celle de Roy se dessine, le sourire progressif de Myra prêtant à confusion. Avant de comprendre – cette fois par l’absence de contrechamp – qu’elle adopte à son tour à cet instant la voie de la prostitution. Encore une fois, par une saisissante économie de moyens, l’emploi simple des figures de style les plus basiques du langage cinématographique, Mervyn LeRoy confère à une histoire au fond très schématique (adaptation d’une pièce de théâtre de Robert E.Sherwood, succédant à celle de James Whale de 1931) une fluidité, une efficacité à la fois technique et affective propre aux grands films de l’âge d’or.

Le cœur / La raison

Waterloo Bridge est avant tout l’histoire d’une jeune fille portée par un besoin de loyauté, convaincue que son bonheur ne peut-être envisageable s’il devient une entrave à l’honneur de ceux qu’elle aime. Voyant dans la carrière sacrifiée de Kitty – qui prit sa défense lors de son renvoi de l’école de danse – une résultante de son aspiration à épouser Roy, elle définirait presque la prostitution comme un devoir, ne pouvant bien sûr se résoudre à laisser son amie « payer » seule les conséquences de sa romance. Plus tard, dans la résidence écossaise de la famille de Roy, après une danse avec l’oncle de ce dernier, lui aussi militaire et ravi de leur union, un motif tel qu’un écusson, symbole de droiture, apparaîtra comme l’entrave décisive à leur bonheur. Refusant de souiller cette digne famille par son passé récent qu’elle n’a pas encore su avouer, elle verra le renoncement comme l’option la plus juste, malgré la compréhension de sa future et adorable belle-mère.

Cet excès de loyauté conduisant au pire – le suicide de Myra – peut, vu d’aujourd’hui, apparaître comme un peu désuet, l’obstination du personnage à renoncer à cette seconde chance presque grotesque. A ceci près que LeRoy se révèle suffisamment subtil pour contrebalancer sans cesse cette fatalité par l’intelligence de regard des autres personnages. La mère de Roy qui, lors de sa première rencontre avec Myra, quittait le restaurant en regrettant de ne pas la voir telle que la voit son fils, reviendra notamment, lorsqu’elles se retrouvent, sur cette faute de jugement, lui garantissant qu’ayant depuis compris les raisons de son comportement, elle approuve désormais pleinement leur union. Roy lui-même, sommant Kitty de lui dire la vérité suite à la fuite de Myra, comprend, au fur et à mesure qu’elle l’entraîne – pour leur recherche – dans les pubs qu’elles ont pris l’habitude de fréquenter, les raisons de son éclipse. Il conclura pourtant sur la conscience d’être désormais condamné à la chercher en vain toute sa vie.
Grande tristesse des derniers mots d’un homme ayant su lire très vite en celle qu’il aimera une inaptitude au bonheur, dont le talisman qu’elle lui offrit était déjà un indice. Waterloo Bridge a donc ceci de plus – et de moins peut-être – qu’Autant en emporte le vent ou Titanic de fuir tout lyrisme, s’en tenir au seul constat de ce qui est, ne peut pas se résoudre. Romanesque ici ne veut pas dire miracle, souffle garantissant aux personnages l’horizon d’une éternité, mais récapitulatif, dernier salut à une jeunesse que l’on ne peut plus récupérer.

Titre original : Waterloo bridge

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Durée : 103 mn


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