Caméra d’Or à Cannes, un premier film quelque peu austère mais d’une beauté remarquable.
Un homme énigmatique arrive dans une petite demeure familiale perdue au milieu de champs de canne à sucre. Mais il n’est pas le bienvenu : c’est là qu’il y a bien longtemps, il a abandonné sa femme et son fils. Dès son plan d’ouverture, La Terre et l’ombre se place sous l’égide de la poussière et du temps. Les cendres, issues de l’exploitation sucrière, composent un paysage apocalyptique et désolé – tel un poison volatile et évanescent, celles-ci s’infiltrent dans chaque recoin de la maison, jusque dans les poumons d’un homme qui se meurt. La poussière : matière de destruction, particule fantomatique aussi (celle-là même qui préside à la disparition ou à l’apparition des personnages dans le cadre), et donc, plus essentiellement, matière du temps (celui-là même que le jeune cinéaste cherche à capter au fil de plans étirés à l’extrême). Par ce motif purement visuel, il s’agit autant de dépeindre la dramatique situation présente (un homme malade, sa femme et sa mère contraintes de travailler dans les champs pour nourrir la famille) que de faire retour à un trauma enfoui dans les limbes du passé (le père revenant après des années d’absence), et qui en est plus ou moins directement la cause. Dans La Terre et l’ombre, l’abandon est la fracture originelle qu’il ne faut en aucun cas rejouer – d’où cet attachement absolu, au mépris de tout instinct de survie, d’un fils malade à sa mère, et d’une vieille femme à sa terre, qui précipitera le drame. C’est finalement la volonté de préserver l’unité familiale qui entraînera son délitement.
Le film, qui se laisse parfois étouffer par sa forme et mêle l’intime et le social de manière assez scolaire, ne tranche pas toujours suffisamment avec cette image que l’on se fait d’un certain world cinema où le traitement du social et l’austérité de style et de ton tendent vers un statisme, une raideur proche de la complaisance. Pour autant, cette première œuvre laisse augurer d’une carrière prometteuse pour ce jeune et talentueux cinéaste colombien. Sa démarche, d’une pesanteur toute terrienne mais jamais glacée, laisse le temps aux choses de se (dé)faire, et échappe magistralement au piège du naturalisme compassé – Cesar Acevedo produisant des effets de déréalisation par la matière même du réel qu’il filme (cet hallucinant paysage de cendres où se débattent quelques figures humaines). La Terre et l’ombre travaille la durée et la perception, sculpte à même les sonorités et la matérialité du monde pour mieux nous faire partager une radicale expérience de vie, émaillée de moments de grâce absolus. Un père et son fils sous un drap à l’arrière d’une camionnette ; un vieil homme ivre qui s’éloigne dans la nuit en fredonnant une chanson d’amour ; un grand-père qui protège son petit-fils d’une nuée de poussières ; le visage couvert de cendres et de larmes d’une jeune femme rentrant du travail – autant de bouleversantes déchirures poétiques qui lézardent le récit, éloignant définitivement cette raideur sous laquelle il menaçait de ployer.
Trois ans après son court-métrage Adami, « L’arche des Canopées », Céline Sallette revient à Cannes et nous confirme qu’elle fait un cinéma de la candeur.