Flamboyant, baroque, coloré, dérangeant, psychédélique, violent, magique, absurde. Les adjectifs ne peuvent que manquer pour qualifier l’ovni d’Alejandro Jodorowsky, film de science-fiction métaphysique tourné entre le Mexique, les Etats-Unis et le Chili. Ecrit durant son voyage à travers le Mexique et aidé par John Lennon pour réaliser son film, Jodorowsky souhaitait créer une oeuvre singulière ayant la profondeur d’un Evangile ou d’un texte bouddhiste.
La Montagne sacrée est une oeuvre mystique dans le vrai sens du terme, où aucune religion n’est plus vraie qu’une autre et où seule la croyance en soi et aux possibilités du monde permet à l’individu d’atteindre la plénitude. C’est un parcours initiatique, un voyage intergalactique à la recherche de l’absolu auquel nous convie l’hallucinant chilien, homme aux talents multiples : marionnettiste, metteur en scène de théâtre, dresseur de lion, cartomancien, scénariste de BD, etc. Un homme accompli, qui met tous ses talents au service de ses visions délirantes et de ses pellicules surréalistes. Troisième réalisation après Fando & Lis (1968) et El Topo (1970), film déjà psychédélique aux confins d’un mysticisme violent et anti-religieux, La Montagne Sacrée appuie sa réputation sulfureuse avec ses délires psychotropiques, ses audaces graphiques et ses personnages hors normes.
Investi d’une mission pour éveiller la conscience de l’homme, Jodorowsky expose une vision du monde libéré de toute contrainte. Un monde où des crapauds rejouent l’invasion du Mexique, où des lapins écorchés paradent en ville, où une machine à orgasme côtoie un parterre de secrétaires masculins tandis qu’un dictateur collectionne les testicules de ses soldats. Un monde libre, mais aussi fou et irréel, chaque plan irradiant la pupille du spectateur avec ses formes kaléidoscopiques, ses freaks et ses symboles cabalistiques. Film inclassable et insaisissable, les angles de lecture du film s’additionnent au fil des images que Jodorowsky concocte tel un alchimiste. Ode à la vie, à la différence entre les êtres ; mystère de la transsubstantiation, éloge du surréalisme érigé en tant qu’art de vivre, absurdité de la guerre, le film embrasse les dérives et les rêves d’un monde qui n’existe que par la diversité des espèces vivant sur son sol. Humaniste, voire philanthrope, Jodorowsky convoque un bestiaire hallucinant pour recréer une arche de Noé improbable.
Si déluge il y a, il vient avant tout d’une imagination débordante, foisonnante, brisant les carcans de la réalité et explosant les codes du cinéma traditionnel. La mise en scène, sobre et assez classique, aucune expérimentation particulière de mouvement de caméra, pas de fish-eye (objectif spécial ayant une distance focale très courte et donc un angle de champ très grand) ou de zoom avant intempestif, se veut le témoin de situations extravagantes, elle n’est que le socle d’une œuvre dépassant les règles de la cinématographie pour s’envoler dans des contrées picturales et magiques. Le film en lui-même n’est qu’une excuse pour Jodorowsky afin de construire une illusion grandeur nature. Ses décors, ses couleurs, sa musique (composée par Jodorowsky, entre la transe chamanique, la musique bruitiste et les flûtes de pan péruviennes) et ses personnages se suffisent en tant que tel sans que la caméra se sente obligée de s’attarder sur eux. D’ailleurs elle n’en a pas le temps.
A l’homme tronc observant un Jésus s’urinant dessus succède un jaguar hurlant, d’un temple païen aux couleurs de l’arc-en-ciel on débouche sur une salle de bain octogonale avec un hippopotame blasé. Mais cette avalanche de visions felliniennes n’est pas pour autant synonyme de rapidité et d’emballage de scènes fantasques, cette succession n’étant que la conséquence du fourmillement cérébral de leur auteur. Le cadre d’un film est presque trop étroit pour contenir tous les thèmes et les visions du cinéaste. En cela, il se rapproche des films tentaculaires de Fellini comme La Cité des femmes (1980) ou Roma (1972), qui eux aussi sont victimes de la puissance imaginaire du génie italien. Rapprochement accentué par les acteurs protéiformes qui parsèment le film, enfants, nains, aveugles, femmes aux gros seins, homme tronc. Diversité dont Fellini et Jodorowsky raffolent et qui témoigne d’une vie aux mille facettes.
Au croisement d’Un chien Andalou (Luis Bunuel, 1929) et de Freaks (Tod Browning, 1932) à la sauce chamanique, mâtiné de peintures daliesques et de borborygmes à la Artaud, La Montagne sacrée est tout cela et bien plus encore. Sans oublier un pied de nez final, incroyable d’audace et qui donne au film un ton résolument à part. Une perle, une rareté, dont l’occasion de la redécouvrir en salles, comme El Topo d’ailleurs, ne peut être manquée.