La maison et le monde

Article écrit par

Toute la filmographie de Satyajit Ray est innervée par cette constante dualité entre l’intériorité du microcosme domestique et l’expansion stérilisante du monde environnant. La maison et le monde ne fait pas exception qui dépeint une société indienne tiraillée entre l’héritage colonial d’une tutelle britannique et son légitime accès à l’indépendance sur fond de clashs religieux entre Hindous et Musulmans. La sphère conjugale voisine ainsi avec la sphère politique. De même, cette coexistence omniprésente de la féminité et de la mère patrie déifiée à travers elle. Retour sur ce film fondateur à réhabiliter.

« On ne saurait réaliser sa vie en restant au-dedans de soi-même. Il faut en sortir » (Rabindranath Tagore)

L’arrachement lancinant de l’épouse bengalie au joug paternaliste

Distingué du prix Nobel de littérature en 1913, Rabindranath Tagore exercera durablement une influence décisive sur la carrière artistique protéiforme de Satyajit Ray. Le futur réalisateur de La trilogie d’Apu et de Le Salon de musique suit assidument les cours que le poète brahmane dispense dans son université de plein air « sous les banians » située au coeur du Bengale rural.

Fort de son exemple, Ray se révèlera un humaniste libéral nourri de panthéisme. Féministe bengali avant l’heure, Tagore dénonce un patriarcat oppressant qui relègue la femme à un rang inférieur au sein d’une société indienne ancrée dans des traditions millénaires tombées en désuétude.  De son vivant, Il n’aura de cesse de prôner son émancipation; dénonçant le mariage arrangé qui emprisonne l’épouse dans un carcan matrimonial.

C’est ce cadre résolument sclérosant que Ray dépeint de manière contemplative; d’abord en adaptant la nouvelle Charulata (le nid gâché) de son mentor en 1964 puis, à vingt ans d’intervalle, La maison et le monde (Ghare Baire) toujours du même Tagore. En 1982, le cinéaste bengalî adulé à l’internationale s’attelle au tournage de ce projet initial sans cesse avorté et renvoyé « sine die » depuis 1948.

 

 

Les deux oeuvres  exposent ce même arrachement lancinant de deux femmes bienveillantes au joug paternaliste.  Entraînées à l’insu de leur plein gré dans une indulgence coupable envers leur propre comportement, elles finiront par enfreindre les règles par trop cadenassées d’un contrat de mariage archaïque. De la nouvelle éponyme, chorale à trois voix de Tagore, le cinéaste ne retient que le récit de l’épouse pour des raisons de coût de production. Il fait sienne l’idée que le cinéma est un creuset d’émotions sensibles et une architecture dans le temps où le visage prépondérant de la féminité submerge l’écran comme dans Charulata.

Sur fond des bouleversements propices à  la période d’indépendance de l’Inde entre 1905 et 1911, Bimala (Swatileka Chatterjee) vit un « purdah ». Il s’agit d’une pratique rituelle qui impose aux épouses d’être cloîtrées après qu’elles aient prononcé leurs voeux de mariage. Sans qu’il lui soit permis de franchir la porte d’accès à la véranda qui constitue le sas vers le monde extérieur,  l’épouse soumise est maintenue recluse le temps de sa vie adulte dans le périmètre d’un gynécée: le « zénana » qui compose les quartiers » et appartements privés qui lui sont alloués.

Aristocrate aux idées progressistes, Nikhil (Victor Banerjee), l’époux rajah, prône les valeurs de l’esprit et de la sagesse morale, drapé dans une droiture intransigeante. Il est le seul homme que Bimala ait jamais côtoyé. Elle se satisfait de son mode d’existence et n’éprouve pas le désir de s’émanciper au-delà des confins du palais qu’ils occupent. L’épouse timorée se complaît dans son rôle dévolu de femme au foyer et son aspiration d’éducation à l’anglaise la porte à devenir une « memsahib », une madame selon les standards occidentaux. Femme accorte, son regard de braise laisse suggérer des passions ardentes refoulées sous une apparence farouche et effacée. Dorlotée, Bimala n’étale pas pour autant le narcissisme tapageur d’une reine de l’intérieur. Son visage est empreint de cette grâce académique propre aux héroïnes hindoue et ici bengalies.   Elle est une incarnation de l’Inde déchirée entre deux facettes identitaires: la décolonisation et les traditions ancestrales. Au prétexte qu’il entend faire de sa conjointe une femme libre, Nikhil va littéralement la jeter dans les bras de son ami d’enfance et précipiter une relation passionnelle dans un triangle amoureux; levant ainsi le tabou qui la contraint à résidence.

Le statu quo d’un mariage apaisé est bouleversé par l’apparition intrusive de Sandip, (Soumitra Chatterjee), acteur fétiche de Satyajit Ray dans un contre-emploi où il apparait en agitateur faussement charismatique incitant à la révolte contre l’impérialisme britannique à des fins personnelles. Leader radical du mouvement nationaliste Swadeshi pour l’indépendance de l’Inde, il agit en fait comme une espèce de svengali, personnage maléfique et archétype du manipulateur ambitieux. Harangueur de foule à l’aveuglement idéologique et au magnétisme insane, il tente d’imposer ses vues par la coercition au cri de « Bande Mataran », gloire à la mère patrie. Un véritable feu dévastateur répond aux discours enflammés du tribun arriviste qui attise le ferment de la révolte : le boycott des produits anglais qi grèvent l’économie locale. Sandip subjugue Bimala pour mieux lui extorquer de l’argent ; prétendant en faire l’égérie de sa cause.

Résonance mystique d’une Inde au lustre chatoyant intemporel

Evitant tout manichéisme simpliste, Satyajit Ray dresse une toile de fond épique du processus de décolonisation britannique en marche. La guerre civile gronde à l’arrière-plan des interactions tumultueuses de ses protagonistes. Ces tensions sont révélatrices d’un mouvement de résistance au sein d’une culture intrinsèquement divisée par la bipartition du fondamentalisme religieux qui voit s’affronter en luttes intestines les émeutiers musulmans déshérités aux propriétaires hindous. Les tourments qui assaillent le couple sont emblématiques des tragédies qui surviennent au plan national.

 

 

L’imagerie est prégnante. Le réalisateur choisit délibérément des couleurs mordorées qui semblent lustrées par la patine du temps et que réfracte un technicolor somptueux. Les tons saturés renvoient quelque part à une résonance mystique d’une Inde à l’éclat intemporel. Point culminant, le brasier insurrectionnel, feu dévastateur entre opposants hindous et musulmans engloutit tout entier l’image défilante du générique avant un long flashback dix ans en arrière. Ray confère un pouvoir quasi talismanique à sa mise en scène et son goût du détail décoratif. Les saris et les tuniques ouvragés, le décorum du palais, l’attention méticuleuse aux objets, dans leur raffinement oriental ornemental, produisent un poids émotionnel porté à son comble. Lorsqu’elle arrange ses saris, les mains de Bimala se confondent aux ors cuivrés et aux rouges dans un riche chatoiement.

Le huis clos dramatique change la passion en possession et la maison se mue en cercle de feu intime autour duquel tourne le monde. La civilisation est le contraire du fanatisme  et Nikhil, le juste, l’apprendra à ses dépens. L’éveil à l’émancipation de Bimala a un prix qui passe par le sacrifice de Nikhil tandis que l’insurrection resserre son étau de feu sur son palais; ouvrant  définitivement les yeux de Bimala qui découvrira trop tard que la force est dans le renoncement. Le dénouement du film la laisse désemparée et hagarde, tout de blanc vêtue, couleur du veuvage selon la tradition hindoue; errant, comme  auparavant sa belle soeur, dans un strict isolement, à l’intérieur du palais dévasté.

Tel un mauvais présage, diminué à la fin de la production de son film par une défaillance cardiaque, Ray est contraint de passer la main- quoique toujours sous sa supervision- à son fils qui porte étrangement le même prénom que l’insurgé: Sandip. Le critique Louis Marcorelles envisagea La maison et le monde comme le « testament spirituel » de Satyajit Ray; bouclant ainsi la boucle d’une quête d’absolu et d’un hommage en retour à Tagore, son mentor artistique.

 

Le distributeur Les Acacias  ressort La maison et le monde dans une superbe version restaurée 4K. 

Titre original : Ghare Baire

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Pays :


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi