Grand Tour

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Bulles temporelles

Le cinéma de Miguel Gomes est un cinéma qui entreprend des tissages temporels complexes, induisant une réflexion postcoloniale tout en créant une esthétique qui lui est reconnaissable. C’est le cas avec son dernier film Grand Tour, dont le mouvement de la roue des premières images résume à lui seul le dispositif du film : la rotation du temps.

Le film à pour protagonistes Edward, fonctionnaire britannique en Birmanie et Molly, sa fiancée de longue date, qui cherche à le rejoindre pour l’épouser. Épris de doute, ce dernier se sauve et parcourt l’Asie afin de fuir Molly, tous deux effectuant de cette manière le “grand tour”, une pratique touristique coloniale. Mais ces personnages et leur histoire d’amour romanesque ne sont presque qu’un prétexte permettant à Miguel Gomes d’aborder les véritables thématiques du film, celles du temps et du devenir du cinéma.

L’histoire se déroule en 1917 mais comme pour Tabou (2012), si Miguel Gomes recrée l’esthétique d’un film historique, rappelant les premiers films ethnographiques (notamment par son format d’image tourné en 16mm), il n’est pas dans la recherche d’une reproduction totale du décor d’une Asie colonisée. Au contraire, il déjoue la temporalité dans laquelle se situe son récit en le ponctuant d’anachronismes avec une scène de parade de scooters ou encore avec un plan montrant un smartphone en train de sonner. En faisant apparaître des technologies dans un contexte historique où elles n’existaient pas encore, Miguel Gomes se fait archéologue et crée des liens entre diverses inventions et évolutions technologiques. Loin d’être une simple erreur de placement chronologique, l’anachronisme est ici un outil ouvrant une réflexion autour de la linéarité historique et invite à repenser le temps. Grand Tour nous incite ainsi à comprendre l’image comme un champ de temporalités multiples et stratifiées.

 

 

 « J’ai beau avoir milles ans, je suis encore vierge » – Réplique prononcée par une divinité du théâtre d’ombres.

Cette idée d’un voyage dans l’histoire de l’image se retrouve notamment avec l’insertion de séquences de théâtres d’ombres ou de spectacles de marionnettes qui se réfèrent à une image des temps de « l’attraction ». Avant qu’il ne devienne principalement un médium narratif, le cinéma se concentrait essentiellement à produire des effets visuels spectaculaires – dits attractifs – dans le but de capter l’attention du spectateur. Ces scènes de spectacles dans Grand Tour sont enregistrées en couleur, signifiant leur actualité, tandis que le reste du film présente une image en un noir et blanc granuleux et surexposé, évoquant l’esthétique du cinéma muet. Grand Tour propose une vision labile de l’histoire de l’image, parfois complexe à appréhender, comme en témoigne Edward lorsqu’il confie sombrer dans la folie à cause des ombres qui le tourmentent. C’est aussi un film postcolonial, où le regard de l’Occidental sur l’Orient est mis en scène, démontrant que le cinéma trouve aussi son origine spectaculaire dans les pays orientaux comme avec le théâtre d’ombres. Cette idée notamment est soutenue à travers le propos d’un personnage affirmant que « L’homme blanc est incapable de comprendre la culture orientale »

 

 

Enfin, pour complexifier le tout, Miguel Gomes insère dans son film – majoritairement tourné en studio – des images filmées au Japon pendant la période de la pandémie du Covid-19, durant lesquelles on aperçoit des passants portant le masque chirurgical. Les plans sont raccordés par de faux contre-champs ou par des effets musicaux mais c’est principalement une voix off qui tente avec difficulté, la suture. Dans ces plans tournés au Japon, aucun personnage n’apparaît physiquement à l’écran ; leurs présences sont suggérées uniquement par la voix off. On pourrait reprocher au film que l’alternance entre ces deux mondes crée une béance manquant parfois de se renfermer mais ce refus de jonction conscientise la position extérieure du spectateur face au récit. L’idée derrière le cinéma de Miguel Gomes est manifeste : le cinéma n’est qu’un mensonge auquel le spectateur consent. Plus encore, le film se ponctue par la révélation d’un simulacre de la mort de l’un de ses personnages en dévoilant à l’image, le studio et les artifices de lumières. Quelques minutes après avoir simulé sa mort, l’actrice se réveille et se relève, dissipant ainsi le pathos qui aurait pu émerger de la séquence. Grand Tour est à l’évidence un film privilégiant la réflexion plutôt que l’émotion, et ce, à travers un traitement singulier de la temporalité.

Titre original : Grand Tour

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Durée : 129 mn


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