Fremont

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Une histoire simple comme l’espoir.

 

Le quatrième film du réalisateur irano-américain Babak Jalali est un pur délice : une réflexion attachante et ironique sur les relations humaines et les possibilités qui jaillissent dans les endroits les plus inattendus. Donya (une performance magnétique de la nouvelle venue et magnifique Anaita Wali Zada) a travaillé comme traductrice afghane pour les États-Unis avant le retour au pouvoir des talibans. Elle possède désormais un petit studio à Fremont, en Californie, entourée d’autres Afghans qui ont fui le régime. Et elle travaille dans une usine de fortune cookies, composant des devises énigmatiques à enfermer dans un emballage de sucre croquant. Elle fait partie des chanceuses. Mais Donya ne peut s’empêcher de penser que sa propre fortune n’est qu’une page blanche, ses espoirs pour l’avenir effacés par son exil. Alors un jour, elle envoie un message au monde sur une fiche de cookie : « Désespérée d’un rêve », avec son nom et son numéro.

 

C’est un film admirablement sobre, tourné en noir et blanc, avec un rapport hauteur/largeur serré qui évoque les murs qui se referment autour de Donya lors des longues nuits d’insomnie. Une partition de jazz ajoute au charme arty de l’image. Le titre de ce film – Fremont -tire son origine de la ville du même nom dans la Bay Area de San Francisco. Souvent appelée Little Kaboul, elle abrite l’une des plus grandes communautés d’Afghans aux États-Unis, et de nombreux immigrants y gravitent pour un sentiment de communauté, de communion. C’est ce que recherche Donya : la communauté. Du lien, voire un lien : l’amour. Quête difficile pour quiconque en ces temps de relations virtuelles, mais surtout pour Donya, une jeune réfugiée et ancienne traductrice pour l’armée américaine. Être à Fremont, vivre parmi d’autres Afghans, n’est pas d’un grand réconfort pour Donya. Peut-être parce que ses souvenirs familiaux ne sont pas agréables – en fait, ils la remplissent d’effroi et de culpabilité. Les détails de ce qu’elle a laissé derrière elle ne sont pas au centre de l’attention ici. Il suffit de savoir qu’ils l’empêchent de dormir la nuit ; qu’elle préfère la routine légèrement lénifiante et zen de son travail peu glamour dans une usine de biscuits de fortune à San Francisco.

Babak Jalali capture l’existence de Donya avec l’ambiance sèche et contemplative d’un film digne de Jim Jarmusch, Wes Anderson, ou d’Aki Kaurismaki, tous trois maîtres des drames pince-sans-rire imprégnés de mélancolie. Tournant en un noir et blanc intense, Jalali place Donya dans un monde de parias et de solitaires, des êtres atrabilaires et épuisés par la vie mais également capables de compassion et de changement. Salim (Siddique Ahmed), un camarade insomniaque qui vit dans l’immeuble de Donya, lui donne sa place chez un psychiatre, le Dr. Anthony (Gregg Turkington), qu’il consulte gratuitement. « Un rendez-vous n’est pas comme un billet de cinéma que vous pouvez simplement remettre à un ami », lui explique le médecin. Donya le persuade de l’accepter quand même comme patiente, entamant avec lui une série de consultations amusantes sinon utiles. Mais à la biscuiterie, lorsque la femme acariâtre de son patron (Jennifer McKay) découvre que Donya a écrit son numéro de téléphone sur un billet dans un cookie, demande son licenciement à son époux (Eddie Tang). Ce dernier voit les choses différemment : la tentative de Donya de tendre la main à une autre âme perdue fait d’elle précisément le genre de personne qui devrait inventer des « maximes de rêve ».

Jalali et sa co-auteure, Carolina Cavalli, soulignent la manière dont la rigidité bureaucratique et le capitalisme acharné peuvent nous paralyser. Ils ne réduisent pas le film à une histoire sur les injustices sociales tout en évitant habilement un ton et des messages trop mièvres sur notre humanité commune, ou autre. Des intermèdes expressionnistes – des ombres se mélangeant sur le mur d’une cage d’escalier, un globe tournant à une vitesse floue – capturent la nature étrange des interactions sociales entre personnes déplacées et désorientées. Jalali complète cette ambiance mélancolique avec une partition jazzy de Mahmood Schricker, qui semble couper l’air mort des rencontres impassibles de Donya.

Journaliste dans son pays d’origine, actrice pour la première fois, ayant fui l’Afghanistan en 2021, Wali Zada ​​dégage une chaleur et une émotion valorisant les expressions mesurées de désir et d’espoir de Donya. C’est elle qui rend si émouvant et romantique l’acte final qui met en scène sa rencontre avec un mécanicien solitaire (Jeremy Allen White).  Jalali entretient une mystérieuse ambiguïté, mais Wali Zada ​​transmet l’essentiel : Donya a trouvé l’endroit où elle veut désormais vivre et aimer.

Histoire simple, subtilement photographiée, alliant l’humour à l’émotion, et la chronique d’une immigrée face à l’Amérique de notre époque, Fremont nous apparaît comme un recueil de ces messages contenus dans les fortune cookies écrits avec philosophie et sagesse par la merveilleuse Donya.

Titre original : Fremont

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Durée : 91 mn


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