Un peu dealer, un peu junkie, Oscar vivote à Tokyo avec sa sœur Linda. Après quelques considérations avec un ami artiste sur la vie, la mort, la philosophie tibétaine et les hallucinogènes, ses magouilles et coucheries le rattrapent bientôt et il ramasse un pruneau dans le chiotte crasse d’un club quelconque. De là, on suit les pérégrinations de son esprit autour de la sœur sur qui il a juré de veiller, via divers flashbacks et élévations successives de conscience vers une ataraxie, disons, relative.
Le but revendiqué de Noé était de faire un film authentiquement psychédélique, de l’ordre donc du totalement immersif et de l’inédit sensoriel (pour la grosse majorité de la population en tous cas, qui n’a pas forcément connu les bons plans "peutri" des glorieuses nineties). Le pari est gagné haut la main à ce niveau : la construction en plan-séquence subjectif systématique s’admet sans effort avec un code fluide entre dispositif du flashback (où le personnage se tient derrière sa propre tête) et dispositif de l’errance de l’âme (en occularisation directe). En termes de travail de conteur, c’est magistral, et la beauté plastique de quelques séquences est incroyable (Benoît Debie est en grâce, même si on peut trouver quelques options discutables, nous y reviendrons). Loin d’être un simple gimmick, la vue subjective est pleinement légitimée, sans qu’on ait besoin de lui trouver une justification, et en parfaite adéquation avec le sujet là où, parfois, les contorsions d’Irreversible pouvaient paraître brouillonnes. (1)
On louera aussi Noé de s’essayer enfin à un certain optimisme, relatif certes mais indéniable. Dommage alors – et ô combien – que le script ne suive pas. La simplicité du pitch de base n’est pas en cause, elle est même plutôt bien vue étant donnée la masse d’informations visuelles et sonores que doit par ailleurs admettre le spectateur. Après tout, à notre époque, ne pas céder à la tendance du script à tiroirs est une qualité. Le souci vient plutôt de protagonistes mal dégrossis, d’une insuffisance de relectures du scénario, et d’un certain ethnocentrisme fortuit.
En schématisant un peu, on pourrait dégager un embryon de théorie en extrapolant sur les qualités argentines (disons sud-américaines) et les défauts français (disons européens) de l’auteur. D’un côté un esprit désinvolte, emprunt de poésie et de vie (à la manière d’un Jodorowski, ou même d’un José Mojica Marins par exemple), sanguin et impétueux. De l’autre un intellectualisme de posture (la face godardienne), qui cherche à tout de même donner des signes lisibles d’intelligence ou en tous cas de réflexion, parce qu’"il faut quand même pas pousser mémère dans les arbres, chuis un garçon qu’a d’l’instruction moi". En résultent les objets uniques mais hybrides que l’on connaît, qui rembrunissent autant qu’ils enthousiasment.
Ici Noé commet trois de ces fautes de goût : le manque de confiance au spectateur qui rend pas mal de moments très lourds (avait-on besoin de revoir TOUT le cast dans le love hotel ?) et ruine toute surprise (en gros, le film se présente comme un mémoire de maîtrise, avec présentation du plan en avant-propos). A trop vouloir enfoncer le clou de son propos ("la vie, la mort et le cycle des réincarnations, oh la la, ce n‘est qu’une seule et même roue ma bonne dame"), Noé flanque là des séquences totalement inutiles comme celle de l’avortement, doublée d’un plan assez scandaleux de fœtus parfaitement formé digne d’un tract pro-life. Deuxièmement, le propos est affreusement hermétique par moments et ça se regarde un peu filmer, en oubliant qu’il y a des gens qui vont venir, un jour, voir le film. Ainsi, un bon quart du métrage est carrément flou…
Enfin, et c’est ce qui pose le plus problème, le propos est très fermé sur lui-même notamment en termes ethniques. On a le sentiment de voir le fantasme de jeune cinéaste de bonne famille (ou de bonne école, c’est selon la foi qu’on a dans le système français) : voyager parce qu’on peut se le permettre, mais sans jamais sortir de sa tête, de son identité et de ses fréquentations. On n’en ramènera que des photos-souvenirs et la bonne prononciation de "kawaï". Encore pire dans l’ethnocentrisme qu’un Lost in Translation, Enter the Void ne nous montre que des caucasiens qui traînent avec des caucasiens à part un colocataire qui fait de la figuration, une ou deux accortes donzelles peu avares de leurs poitrines d’extrême orient (quel exotisme !), et le mec de Linda, nommé Mario ! L’honneur est sauf puisqu’elle choisira, enfin, un blanc il est vrai présenté comme plus sympathique. Le reste est à l’avenant : ainsi aucune réplique en japonais n’est sous-titrée, ce qui sous-entend que les personnages principaux vivent à Tokyo mais n’ont appris aucune formule de conversation, par mépris ou par paresse peut-être. Joli. Il aurait été plus pertinent de sous-titrer partiellement ces répliques, à la manière de la compréhension d’une langue dont le protagoniste n’aurait que des notions ; mais ce n’est qu’une proposition.
Tout ceci, bien entendu, est fortuit (l’idée d’un Gaspar Noé raciste ou xénophobe est en soi ridicule). C’est le sous-produit collatéral d’un œil situé trop près du lorgnon, et qui par là-même ne voit pas l’ensemble de ce qu’il prétend raconter. Et c’est bien la virtuosité de l’objet qui rend, par contraste, ses scories d’autant plus grotesques et gênantes. Il faut dire que le film est très long en regard de ce qu’il raconte, et que quarante bonnes minutes de moins ne seraient pas du luxe. Sans compter que comme on l’a remarqué plus haut, cela permettrait de sabrer dans les répétitions de flashbacks et les sous-pitches inutiles… Maintenant dans le cinéma dit d’auteur de notre pays, Noé est l’un des très rares à être, effectivement, un auteur. Et ça donne toujours quelque chose d’intéressant à voir.
(1) Enter the Void et ses prises de vue en caméra libre constituent une belle réponse au train de Tartuffes qui se paumoient depuis quelques mois sur la "révolution" de la 3D, qui avouons-le n’apporte rien de fondamental au trio image-découpage-son du medium. Il y a davantage de vertige dans deux minutes d’Enter the Void que dans une heure du Choc des Titans. Ou du dernier Burton.
(2) Acronyme de "Mother I’d like to fuck" qui sert à désigner une mère "sexuellement attirante".