Dans toute biographie filmée traitant de la vie d’un peintre ou d’une partie de sa vie, il est nécessaire de se placer dans une logique d’analyse contextuelle. A travers des outils cinématographiques, il s’agit pour le metteur en scène de trouver un moyen de synthétiser par la narration les grands événements de la vie de l’artiste mis sous les feux de la rampe en essayant de restituer au mieux la création picturale sous tous ces aspects, formel et esthétique, psychologique, voir psychanalytique.
Vient alors la question : comment restituer cela à l’écran sans s’accaparer la « mythologie » du peintre, sans porter atteinte à l’œuvre en elle-même et en influer le sens ? En d’autres termes, comment éviter, comme dans de nombreux films de fiction, une approche inquisitoriale et autoritaire sur l’art ?
C’est ce à quoi nous tenterons d’apporter une réponse au fil de cette étude, en analysant au plus près la méthode employée par Peter Watkins à travers son film sur le peintre norvégien Edvard Munch.
Nous essaierons ainsi d’analyser tout d’abord la restitution directe par les moyens cinématographiques de la vie et de l’œuvre d’Edvard Munch ; première réalité planique pour pénétrer ensuite au cœur de la fusion sur la toile de deux méthodes qui se rencontrent, par l’alchimie du montage, au vif de la peinture et du cinéma.
Partie 1 : Une rencontre hors du temps dans l’espace d’une toile
En reprenant les sempiternelles questions formelles sur la restitution filmique de la vie d’un artiste et en les incorporant à l’une des formes les plus réductrices du cinéma contemporain, le « Docudrama », mix de documentaire et de fiction, le film de Watkins sur ce simple habillage semble reprendre les agrégats stéréotypes liés à la biographie filmée.
Pourtant durant cette longue plongée de 211 minutes au cœur de Munch s’affirme une volonté formelle de vouloir hypertrophier le réel, toucher au plus près comme pour mieux s’en éloigner et inversement. Par cette méthode distanciée, l’analyse contextuelle semble au sein même des plans devoir être éclatée sous de nombreux aspects.
Premièrement sur un plan discursif ou chronologique, en apparence à l’opposé de toutes préoccupations artistiques, la continuité est assurée par la narration en voix off et en anglais sur un ton docte et sans affect, conformément à l’incarnation documentée d’un langage d’une histoire de bon aloi, teinté de marxisme et de freudisme, référence allant de soi au cœur du discours théoricien appliqué au film.
Cette voix off ne peut s’empêcher d’opérer sans cesse ces allers-retours dans le temps par ses références historiques et sa rectitude du discours, sans tenir compte des débordements qui s’effectue au sein même de la fiction, dans ce que celle-ci a de locale et d’incontrôlable.
Ainsi, cette voix off apporte, par cette essence même, une lecture critique sur le genre de la biographie filmée et libère le film du carcan de ce que Bergson nommait « L’illusion rétrospective du vrai ». L’affirmation maîtrisée par cette utilisation perd alors sa fonction première, organiser le sens de lecture, réflexe premier du critique d’art. Ce qui compte ici ce n’est pas l’exactitude des faits en eux-mêmes comme vecteur de solution, mais un portrait qui soit plutôt la courbe d’une émotion, en dehors de tout discours empirique dominateur sur l’œuvre et la vie de Munch.
Sur le plan de la reconstitution historique, Peter Watkins fait ici aussi un choix délibérément distancié : être au plus près de l’environnement de Munch et de son époque, esquissant avec foi la nature de l’acte créatif ; tout en nous laissant le sentiment prégnant que les personnages qui composent l’entourage de Munch font partie intégrante de sa progression picturale. Voilà bien le tour de force du film de Watkins. Le plan et la toile entretiennent entre eux des rapports de glissements récurrents, entre référence directe et ouverture du sens par accumulation.
Cette réussite tient à plusieurs facteurs.
Tout d’abord, le choix de décors « naturels » et authentiques (incluant la probable chambre où la mère de Munch fut retrouvée morte), le maintien d’une certaine authenticité dans la reconstruction des autres décors, ainsi que l’emploi de peintres reproduisant le travail de Munch aux différents stades de la création, en appliquant avec justesse les méthodes employées par celui-ci à partir de gravures sur bois ou de lithographies : tout cela découle de cette volonté d’authenticité recherchée par Watkins. Les spectateurs du film sont ainsi constamment intégrés, par l’ambiance et la composition spatiale des plans, à des visuels rappelant les peintures de Munch ; et ce non pour satisfaire l’érudit qui aura son quota de références, mais pour mieux s’en détacher.
Par exemple, dans le plan où l’on voit Munch, dans le bar à bières, jouer du piano dans le coin gauche au premier plan de l’image, alors que Mme Heiberg et son mari sont relégués à l’arrière-plan, l’arrangement de l’espace est très similaire à celui du tableau intitulé « Jalousie ». L’émotion ressentie à ce moment précis rejoint clairement les sensations provoquées par la peinture de Munch, la seule fausse note résultant de la présence de personnages dans le film qui ne sont aucunement les modèles de ce tableau.
Watkins s’amuse ainsi à jouer sur le mode de la disjonction, tout en restant fidèle à une certaine intention de restitution d’un pan de la personnalité de Munch, procédé qui sera employé de manière récurrente tout au long du film.
Participant à la fois d’une stratégie de révélation fidèle à l’œuvre auquel le plan fait référence ou, au contraire, extraction de la référence directe pour ouvrir à de nouvelles lignes de lecture, nombreuses sont les séquences à prendre la toile comme canevas architectural et spatial du plan, sans pour autant les montrer dans le film.
Certaines de ces références visuelles ne se limitent pas qu’aux peintures de Munch ; par exemple, durant la séquence nous dépeignant l’inspection humiliante effectuée sur Line Pedersen, une jeune prostituée, le modèle est emprunté à une peinture de Christian Khrog (L’un des maitres de Munch) intitulé « Albertine ».
Le choix des comédiens, suivant la même logique que celle qui a guidé le choix des décors, reprend une méthode chère à Watkins : sa théorie du « self-involvement », qui tire du film toute son essence.
Cette méthode consiste, tout d’abord, à engager des acteurs non professionnels à qui il suggère une thématique générale pour orienter l’interprétation en fonction de la séquence, tout en les laissant libre d’exprimer leur propre ressenti en fonction de la situation et des personnages qu’ils incarnent.
Choisis essentiellement parmi la population locale, entre Oslo et Asgartsand, pour leur ressemblance physique avec les personnages qu’ils incarnent à l’écran, le choix d’acteurs non professionnels ou amateurs permet au spectateur de s’identifier plus facilement.
L’assimilation est d’ailleurs parfois stupéfiante, le jeune homme incarnant Munch ressemblant à s’y méprendre à son ancêtre national, aussi bien dans les traits physiques que de personnalité (dessinateur asthmatique, tout comme l’était Munch).
Chercher une vérité au plus proche d’une communauté, d’un pays, cerner une conscience à la fois individuelle ou collective, voici le cœur des préoccupations du film et de l’œuvre de Munch. Restituer la pleine nature du sujet représenté, redonner place et vie aux nombreuses figures qui apparaissent au sein de ces tableaux, être au plus près des interrogations humaines en se dégageant des méthodes pré construites de restitution du réel : tout cela permet à Watkins de réduire la frontière entre représentation et réalité, facilitant tout en complexifiant le rapport identitaire qu’entretient le spectateur au film.
L’autre point important de sa méthode est l’acceptation et l’usage répété du « regard caméra », pas seulement dans les interviews, mais tout au long du film. Utilisé dans bon nombre de ces films, c’est la première fois qu’elle trouve un tel retentissement.
Cette emphase est facilement compréhensible, puisque Munch utilisait déjà cette pratique dans ses peintures pour créer des liens émotionnels avec le public, insistant sur le regard frontal des sujets peints dans des œuvres telles que « La voix », « Jalousie », ou « Mort dans la chambre du malade ».
Dans les peintures de Munch et le film de Watkins, nous sommes entièrement projetés, à proprement parlé, dans le regard des personnages, les yeux servant de pont entre les réponses et les sentiments que nous éprouvons en nous-mêmes. Le regard nous rapproche de nous-mêmes comme le reflet d’une glace et, tel le « regard caméra » des acteurs amateurs, il nous fait basculer de l’autre côté du miroir fictionnel de l’écran de cinéma.
Là où le film va encore plus loin sur l’application de la méthode, c’est qu’à chaque séquence, Munch ne peut s’empêcher ostensiblement de jeter un regard craintif à la caméra, furtif ou installé sur la longueur, sorte de figure consciente de cette réalité falsifiée qui, dans nos yeux, souffre de la non reconnaissance, du doute, de l’incompréhension, de cette difficulté à vivre dans la communauté des hommes.
Loin de singer certains autoportraits de Munch comme « L’autoportrait à la cigarette », ce contact procure aux spectateurs un certain nombre d’indices sur l’état émotionnel de Munch.
Le processus d’identification est donc ici poussé à son paroxysme. A la fois figure récurrente de rappel de l’œuvre et de la méthode de Munch, mais aussi et surtout désacralisation des instances de représentation et du mythe de l’artiste, Munch apparaît comme un homme seul et introverti ; un homme avec ses craintes, ses angoisses et ses obsessions, isolé dans un monde oppressant, castrateur et hypocrite.
Encore une fois, le plan échappe ainsi à toute lecture directe ou trop référencée aux années de jeunesses de Munch et apporte un aspect humain aux galeries de personnages qui composent ses toiles, strates représentatives de la société norvégienne de cette époque : travailleurs, mineurs, prostitués, et autres petites gens des quartier pauvres, mais aussi bourgeois, intellectuels, et bien sûr ses proches, dont il ne peut pas plus se défaire de sa vénération pour les femmes.
Enfin, reste à traiter, sur un plan formel, de l’utilisation des outils cinématographiques au sein même du plan. Ils viennent repousser soit de manière symbolique, réflexive ou empirique, les limites du cadre, refusant de rendre compte frontalement ou directement de l’œuvre de Munch en suggérant un ou des hors champs, comme nous le verrons dans la deuxième partie.
Il y a bien sûr, dans le film, l’argument de l’expressionnisme naissant chez Munch et de sa possible traduction en images et en son ; mais là encore, le plan ne peut s’arrêter à cette simple dialectique.
Au niveau de l’image, le choix de la caméra épaule et de la dominante bleue à la prise de vue fait écho à cette volonté de ne pas montrer directement l’œuvre en ne singeant jamais ou rarement la composition picturale, mais plutôt en reproduisant les effets compulsifs, rythmiques, qui sont censés y précéder.
Ainsi la caméra épaule, par ses imperfections et ses légers tremblements, par ces perturbations qui s’agitent au cœur et autour de Munch, maintient une instabilité planique et nous plonge au plus profond de la vie et de la construction de l’œuvre de Munch.
De l’usage de cette technique découle implicitement une adaptation plus libre au mouvement interne au plan, et par conséquent un désir de vouloir embrasser le plus grand champ d’action possible pour en cerner les expressions et les sensations. Le choc des couleurs et leur entremêlement, les interpénétrations d’épaisses couches, cette volonté de creuser la toile toujours et sans cesse, ne rappellent-ils pas cette incapacité de la caméra par le mouvement à saisir l’essence même du réel ? Le mouvement initié par la caméra ne serait-il pas une réponse à contrario à cette recherche au plus profond de la matière et de la couleur chez Munch ?
Il est intéressant de constater que les pistes de réflexion sur le mouvement, dans les deux arts, sont nombreuses mais soumises à deux mêmes pesanteurs : le cadre et la coupe, l’espace et le temps.
Le choix de la couleur dominante, de manière plus symbolique, fait référence à une certaine période que certains critiques se sont plus à nommer sa période bleue. Munch était préoccupé en plus haut point par les questions de. Il a été obsédé pendant un certain temps par cette couleur bleue qu’il associait à la mort, qu’il côtoie depuis sa naissance (la tuberculose ayant fait des ravages au sein de sa famille mais aussi de toute la société norvégienne).
Par les choix d’une pellicule d’intérieur pour les scènes d’extérieur, l’absence d’éclairage frontal, et l’utilisation de filtre (l’un pour le bleu et l’autre pour atténuer les contours), Watkins a tenté de restituer non pas à l’identique une ressemblance picturale avec l’œuvre de Munch, mais plutôt une impression, un sentiment diffus du réel ; il a souhaité pénétré au cœur de l’esprit de Munch à travers ses propres yeux, à travers ses propres obsessions, au premier rang desquelles la mort, ces visages blafards et ces regards fermés, ces « black angels », comme ils les nomment, figures récurrentes à l’écran comme dans son œuvre.
Le son amène lui aussi cette distanciation par rapport à l’image. Penser comme mémoire du spectateur, sorte de hors temps, la prise de son multiplie les perspectives, soit en appuyant sur les ambiances et les sons, soit en les mélangeant et en les désynchronisant. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir par la suite.
Reste enfin l’éternelle question de la restitution de l’œuvre et du travail de l’artiste. Quelles « ruses » sont ici employées ? En d’autres termes, que peut-on montrer de la peinture par les moyens du cinéma ?
S’il ne répugne pas à user du banc titre quand il évoque Manet, Cézanne, ou Odilon Redon, Watkins refuse qu’apparaisse quelconque tableau de Munch en plein écran. Même « Le cri » (symbole critique, mais sans doute pas la meilleure toile de Munch) ne se laisse entrevoir que par fragments, à mesure des déplacements de la caméra et de l’impression progressive des couleurs, tout comme une lithographie quand on la décolle de la pierre.
Ainsi, seul le geste semble être retenu par la pellicule : l’acharnement du peintre à revenir sur la mince croûte d’ores et déjà fixée sur la toile, pour la gratter, la rayer, et l’inciser sans cesse, sorte de retour inter planique au processus de construction ; envisager le plan comme autonome tout en étant une étape d’un processus en mutation voué à un éternel recommencement, du fait de l’impossibilité de son aboutissement et de cette vaine incertitude de la vie…
Comme nous venons de le voir, la toile et le plan entretiennent des rapports étroits au sein du film de Watkins sans pour autant s’annuler dans un simple rapport de superposition.
Mais le plan à lui tout seul, tout comme la toile, ne peut suffire à contenir l’ensemble des préoccupations du peintre. Le plan contient en lui-même, par la suggestion du hors champs, son propre essoufflement car se révèle « emprisonné » par les bords du cadre. Le mouvement en son sein et cette volonté d’ouverture en dit long sur l’étroitesse, sur l’incapacité de la toile à cerner l’ensemble de ses motivations.
Partie 2 : La toile comme miroir de l’artiste
Sa source d’inspiration première étant sa propre expérience, Munch écrivit dans son journal qu’« il ne peignait pas ce qu’il voyait mais ce qu’il avait vu ». Son œuvre peut s’étendre à une réflexion plus large sa propre personnalité, et même à un questionnement sur les conditions psychiques de l’homme moderne ; sa fresque de la vie devait d’ailleurs s’intituler initialement « Cycles de vie de l’âme moderne ».
Ses sentiments personnels, hantés par la notion de mémoire, se retranscrivent sous la forme de symboles picturaux ou de motifs récurrents dans son œuvre, comme pour confronter ses propres interrogations et expériences avec celle de la société.
Chaque peinture est distincte mais en les additionnant, Munch croyait qu’elles pourraient créer une proposition acceptable de l’homme moderne. Chaque peinture pourrait ainsi être vue séparément et de manière autonome, tout en révélant, par sa complémentarité avec les autres peintures, une prise de position du peintre sur sa propre condition humaine.
Le film de Watkins reprend dans la forme cette même logique d’un tout cohérent composé par « parties » potentiellement autonomes. Les effets sont ici cumulés et cumulables par l’alchimie du montage. Les plans isolés sont importants, mais de leur répétition et de leur combinaison naît la substance même du film. Les leitmotivs dansent à travers le montage et se répètent dans le but de témoigner à quel point les expériences picturales hantèrent Munch, et de montrer comment, si ces expériences en elles mêmes n’étaient pas universelles, les émotions générées l’étaient.
La structure complexe et fragmentée de la narration reste aussi fortement influencée par la forme des journaux intimes de Munch. Son style vif et éclaté, ses passages dans une même phrase du passé au présent, de l’usage de la première personne à celui du nom qu’il se donnait (« Karlemann »), ainsi que les ruptures dans la forme même de ces phrases, tous ces éléments se retrouvent réunis au cœur de la construction interne du film.
Mais les techniques de montage de Watkins vont bien plus loin que la simple reproduction des méthodes employées au coeur des journaux ou des peintures, sans nul doute parce que la forme du film est tout spécifiquement appropriée au portrait de l’univers intime de Munch.
La forme reflète souvent le contenu dans le film de Watkins comme au sein du plan ; mais telles les peintures de Munch, il va au delà, aux confins de la réalité extérieur. Les liens entre imagerie et montage insistent non seulement sur la manière avec laquelle Munch mélangeait, au cœur de ses peintures, les symboles, les couleurs, et les motifs comme le reflet externe de sa réappropriation du réel ; mais elles montrent aussi et surtout comment son expérience personnelle sert de base aux formulations d’une dimension universelle.
Par exemple, si l’on observe la dichotomie qui oppose les deux thématiques récurrentes dans l’œuvre de Munch que sont l’amour et la mort, le montage permet, par la juxtaposition de deux plans, leur réunion au sein même d’une séquence, introduisant la dialectique première dans un puissant et subtil enrichissement du récit.
Ainsi, l’emploi de la figure de Mme Heiberg viendra régulièrement comme rappel de l’intensité des sentiments de Munch, mais aussi de l’importance de son amour pour les femmes (elle tout particulièrement) dans son art.
Cette dichotomie entre amour et mort n’est pas la seule perçue par Watkins comme existante en Munch, le film entier étant construit sur un mouvement de flux et reflux entre les extrêmes. Divers thèmes sont concernés : social (séquence d’ouverture du film), économique, artistique, religieux mais avant tout émotionnel. Comme si, finalement, chaque proposition présentée dans le film n’était qu’une proposition parmi d’autres, à replacer dans une dialectique d’ensemble qui, au fur et à mesure des assertions, devient éminemment complexe.
La force du film de Watkins vient de cette manière dont les équivalences entre opinons et affects ne sont pas mis au service d’un trop simple matérialisme critique. On passe des uns aux autres comme on passe, dans un raccord magnifique, du mouvement de deux bouches se joignant pour un baiser, au retrait d’un rouleau noir encrant une gravure de Munch. Sentiments et jugements se retirent comme des vagues pour laisser apparaître une image ; réciproquement, les images s’écartent pour faire place à la parole.
Ce qui logiquement nous amène à évoquer la place du hors champs sonore, qui apporte au cadre ces dimensions supplémentaires : soit dans une logique à 360°, l’oreille étant irrémédiablement envahie, soit encore et toujours dans cette fameuse logique disjonctive.
Une attention spéciale fut donnée à la captation des sons de Munch au travail. Souvent placé à quelques centimètres à l’arrière de la toile, l’ingénieur du son et ses micros devaient suivre les mouvements de pinceau et de crayons sur la toile. Le son résultant, pris à pleine capacité et mélangés avec au maximum trois autres pistes, se complète avec les extrêmes gros plans des pinceaux, du couteau sur la palette, ou de la gouge, dans un vertige incessant, reflet de la frénésie et des hésitations du peintre.
Watkins orchestre les sons pour annuler le sens ou contraster avec les dialogues, les images, ou d’autres sons non- synchronisés. Par exemple, le discours du narrateur à propos des techniques utilisées par Munch dans « Mélancolie » est accompagné de gros plans avec des sons sourds exagérés. Or cette peinture est une des premières tentatives de Munch de dépeindre la jalousie, en explorant les sources psychologiques les plus profondes, les frémissements les plus intimes, de cet affect. Le son du fusain striant la toile avec férocité s’étend hors de la toile pour supplanter les mots de son ami Jappe Nilsen ; le bruissement sourd nous fait basculer d’une manifestation orale de la jalousie à la propre expérience maladive de Munch avec Mme Heiberg et sa possible traduction en peinture.
D’autres mots, ceux d’Oda Khrog, retentissent et ne laissent encore une fois pas la possibilité à Jappe Nielsen de pouvoir exprimer sa confusion ; ses phrases ne sont pas les siennes mais celles du propre sujet de sa jalousie. Les strates sonores se mélangent et se chevauchent, les figures masculines et féminines s’interchangent et se confondent, les sentiments s’entremêlent, ouvrant la peinture à l’universalité.
Tout au long du film, Watkins utilise les sons d’une manière que l’on pourrait appeler expressionniste, dans la mesure où les choix relèvent d’une entière subjectivité par rapport au temps, et où il procède d’une tentative de redéfinir l’image par le son en fonction d’une impression picturale. Le chevauchement, l’accumulation et la coupe peuvent surgir à tout moment, maintenant une tension continue, même dans les instants de silence.
Le résultat est qu’au fur et à mesure du film, couches par couches, strates par strates, l’imbrication en perpétuelle mutation de ce complexe réseau de sons et d’images fait naître chez le spectateur une profonde émotion.
Récurrence de plans et de sons, entrelacement des scènes passées, présentes, voir futures (voix off), multiplication des axes de lecture, tout cela reprend les principes de composition de l’œuvre de Munch. Couleur, dessin et compositions joints dans un ensemble fabriqué par étapes disjointes, recyclables, c’est une semblable opération que Watkins pratique ici.
Le film ne semble ainsi jamais vouloir s’achever, opérant des retours même après le générique de fin.
Conclusion
Si le procédé de Watkins semble si proche de celui de Munch, c’est que leurs recherches respectives ont pour commune finalité leur inaboutissement.
Au croisement de l’histoire, de la société et de ses fondements, de la recherche de soi, « La danse de la vie » est la rencontre entre deux arts, deux époques, deux médiums ; mais aussi la rencontre entre deux visions du monde, deux individualités, soumises au regard inquisiteur du public et des critiques, des parcours similaires, bien que séparés d’un siècle, aux résonances multiples.
Watkins, à travers le prisme de Munch, « la feinte du direct aidant », se met lui-même en abîme et propose l’une des plus grandes expériences cinématographiques sur la vie d’un peintre qu’il nous ait été donnée à entendre et à voir sur grand écran.
Filmographie :
1. « Edvard Munch » de Peter Watkins chez Doriane films
2. Etudes sur le film de Joseph Gomez et Jean Pierre le Nestour
Bibliographie :
1. « Edvard Munch » Editions Tashen
2. « Edvard Munch » de Jean Pierre Hodin Editions Thames and Hudson
3. « Oeil indeterminable » de Jacques Aumond Editions librairie séquien 1989
4. « Décadrages » de Pascal Bonitzer Editions Cahiers du cinéma
5. « Peter Watkins » Biographie de Joseph Gomez Boston 1979 coll Twaynes
6. « l’expressionnisme et les arts » de Jean Michel Palmier Coll Bibliothèque Historique
Revue de presse :
1. Dossier Edvard Munch « cinéma retrouvé » Cahiers du cinéma n° 598 fèvrier 2005
2. Dossier de presse CoErrances
3. Dossier Cadrage.net : cinéma & peinture « dans le sens des toiles » d’Alexandre Tylski
4. Dossier cinéma et peinture Positif n°353/354 juillet aout 1990