Résumé
L’étrange et violente relation entre Freddie et Lancaster, ponctuée de brouilles et de réconciliations, a quelque chose de tantôt filial, tantôt amoureux. Les deux hommes, loin d’être liés par un simple rapport d’asservissement, apparaissent de plus en plus comme interdépendants – jusqu’à ce qu’au final, le fil se casse. En fait, le cœur battant de The Master pourrait bien se nicher dans la symétrie entre la fascination maladive de Freddie pour Lancaster et celle de P.T. Anderson pour ses maîtres en cinéma (Huston, Kubrick, Altman, Scorsese…). À cette aune, ce film représente une avancée bienvenue dans l’œuvre de son auteur : au contraire de There Will Be Blood, qui triomphait aux sons de Brahms dans un finale sans doute trop orgueilleux et maniériste, le personnage comme le cinéaste finissent ici par s’affranchir de leurs maîtres et partir chacun de leur côté – au point qu’on les devine désemparés, perclus dans un traumatisant deuil du père.
Dès lors, les quinze dernières minutes du film constituent une forme de catharsis. La fuite en moto dans le désert et la dilution de Freddie dans un horizon tremblant, à la manière d’un mirage, est suivie par son retour au bercail, où il découvre que la jeune femme autrefois aimée ne l’a pas attendu et en a épousé un autre, vidant la vie du jeune homme du peu de sens qui lui restait. Alors survient le rappel désespéré de Lancaster dans une salle de cinéma – scène onirique, qui semble marquer une bascule décisive du film vers le pur fantasme. Enfin, à l’émouvante et ultime confrontation entre Lancaster et Freddie, qui se seraient connus dans une vie antérieure, succède la rencontre de Freddie avec une inconnue : l’occasion pour P.T. Anderson de filmer la plus belle scène d’amour de sa carrière, séquence à la fois crue et pudique, conclusion aussi troublante qu’inattendue à cette symphonie filmique dont l’un des thèmes majeurs, l’impuissance, ne se trouve ainsi résolu et dépassé que dans son ultime mouvement. Et on se prend à songer que le meilleur de l’œuvre du réalisateur est peut-être à venir.
L’édition du Blu-ray s’avère soignée. Cela est flagrant dès les animations de l’écran du menu, qui se veulent évocatrices sans trop sombrer dans le tape-à-l’œil. Quant à la qualité visuelle et sonore du film, elle est pleinement satisfaisante – et pourtant, ce n’était pas tout à fait gagné d’avance.
En effet, The Master a presque intégralement été tourné en 65 mm, format atypique aujourd’hui car trop coûteux mais prisé dans les années 1960, où quelques films épiques avaient su tirer un parti magnifique de l’ampleur visuelle offerte par un tel format de pellicule – ainsi de Lawrence d’Arabie (David Lean, 1963) ou 2001 : l’Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968). The Master, pour sa part, se concentre un peu moins que les films précités sur les paysages à perte de vue, en dépit de quelques plans saisissants (la fuite en moto dans le désert pour ne citer qu’elle). Ce sont surtout les textures les plus prosaïques (peaux, objets, fenêtres…) qui apparaissent ici comme sublimées par ce format.
Le transfert sur support numérique rend justice à la splendeur plastique du film, même si le grain argentique n’est évidemment pas aussi marqué qu’en salles, alors qu’il concourait au charme légèrement vintage du film, à sa sensualité très particulière. L’image numérique s’avère presque trop clinquante, mais sans que cela devienne agressif, ni affecte vraiment le plaisir du visionnage.
Les suppléments.
– Scènes coupées (20’) (DVD et Blu-ray)
Il s’agit moins d’un strict enchaînement des scènes coupées pour le final cut que d’un véritable montage visuel et sonore de séquences écartées, de temps à autre anecdotiques, mais le plus souvent saisissantes et parfaitement dignes de celles finalement retenues pour le film. On regrette que la plupart aient été coupées, sans doute pour des raisons de rythme, alors que ce n’est pas le point fort de The Master, qui bégaie un peu à ses deux tiers, sans doute délibérément, exprimant ainsi l’engluement de la relation sans issue entre Freddie et Lancaster.
Ne déflorons pas le contenu de ces scènes, qui méritent à elles seules l’achat du DVD ou du Blu-ray. Notons juste que les plus belles ne sont pas seulement les plus spectaculaires – telle cette course en plan-séquence sur la jetée de San Francisco, citation flagrante de Sueurs froides (Alfred Hitchcock,1958). Certains dialogues, notamment axés sur l’affrontement entre la plume et l’épée, rendent plus manifeste encore la fascination qu’exerce Lancaster sur son entourage.
– Les coulisses du tournage (8’) (DVD et Blu-ray)
– Let There Be Light (John Huston, 1946) (59’) (Blu-ray seulement)
La pièce de choix, peut-être, de ces suppléments. John Huston signe un documentaire autour des conséquences psychologiques de la Seconde Guerre mondiale sur les soldats de retour au pays. Au-delà du style de l’époque, qui nous apparaît aujourd’hui bien formaté (commentaires solennels et stéréotypés, prédominance de la musique et des voix off), ce film propose une plongée passionnante dans une certaine Amérique de l’époque, et a manifestement inspiré P.T. Anderson, ne serait-ce qu’à travers les expériences psychiatriques via des dessins à interpréter par les patients, motif formel et dramatique essentiel de The Master.
Le début du film revendique ouvertement son refus de toute mise en scène au profit d’une transcription authentique et brute de la réalité. Or ce n’est heureusement pas tout à fait le cas : il y a un travail soigné sur les cadres, le montage, la dramatisation de certaines confrontations ou scènes de la vie quotidienne dans l’hôpital dédié aux vétérans traumatisés. Certes Let There Be Light paraît presque trop sage, rassurant, par rapport aux abymes psychiques qu’il effleure et que The Master sonde bien davantage, ce n’en reste pas moins un témoignage poignant, un film à voir.
– Bandes annonces et spots caritatifs (Blu-ray seulement)
The Master de Paul Thomas Anderson – DVD et Blu-ray édités par Metropolitan Video – Disponibles depuis le 15 mai 2013.